Belluaires et porchers/L’Idole des Mouches

Stock (p. 93-102).


IX

L’IDOLE DES MOUCHES


À FRÉDÉRIC BROU
Théophile Gautier !… Une huître dans une perle.
Œuvres inédites de Caïn Marchenoir.

Béelzébub, Idole des mouches ! Pourquoi suis-je obsédé de ce Dieu, au moment même où j’ai résolu d’écrire une dernière fois sur M. Edmond de Goncourt adoré de tant de potaches littéraires ?

On en pensera tout ce qu’on voudra, mais j’ai cette coutume, avant d’aborder n’importe quel sujet pouvant être exploité par l’entendement, d’écouter attentivement ce qui sonne dans mon imagination, — persuadé que chaque heure de la vie intellectuelle évolue dans une vibration spéciale dont il n’est pas possible de s’évader sans insanité.

Les idées s’invoquent et se confédèrent mystérieusement selon la loi des similitudes. Si l’austérité proverbiale de notre littérature pouvait s’accommoder d’une métaphore, je nommerais cela le raccrochage prostitutionnel des entéléchies vagabondes.

Si, par exemple, il est impossible d’excogiter la joie sans qu’aussitôt vienne s’offrir la concomitante notion de la Mort, à combien plus forte raison le souvenir de M. de Goncourt et de sa Faustin n’induirait-il pas aux récollections diaboliques ?

Je viens de relire pour la troisième fois depuis dix ans, ce roman célèbre, et je pense qu’en voilà décidément pour l’éternité. Je n’étais pas au tiers du volume que, déjà, la plus sale engeance m’avait investi. Il me semblait entendre grincer sourdement tout autour de moi d’opaques fantômes et des polymorphes ténébreux. D’horribles gueules se baisaient inhumainement dans les coins, et le phosphore littéraire de l’alambic traînait sa lueur sur ce cauchemar…

C’est alors que je me suis souvenu de cette Idole des mouches, Dieu stérile d’Accaron, qu’on ne pouvait pas consulter sans mourir, disent les Écritures, et qui commande souverainement aux démons des possédés.

M. Edmond de Goncourt est, parmi les écrivains modernes, celui, peut-être, qui a eu le plus la puissance d’attirer à lui les cantharides et les bourdons de la phrase dont la mort, suivant Salomon, est capable de faire puer les parfums. Les parfums, hélas ! les onguents même que ce romancier olfactif a si laborieusement combinés, pour en saturer le plus insalubre autel où les maringouins idolâtres aient jamais pu s’asphyxier !

La vibration cérébrale qui correspond à La Faustin me paraît être le Diabolisme absolu. Et cette opinion n’est certes pas pour diminuer une pareille œuvre.

Le Diable est, après Dieu, la plus grande force cachée. C’est le geôlier de l’Irrévocable. C’est lui qui répond de l’âme humaine quand on la transfère dans le désespoir. C’est lui qui se charge d’essuyer les yeux en pleurs avec des tessons brûlants, de réconforter les faméliques en les saturant de chaux vive, de réchauffer les loqueteux entre les parois des glaciers, d’empiler finalement les carcasses des soleils éteints sur le lit des agonisants pour stimuler leur courage, et la dépouille de tous les morts est lessivée par ses lavandières.

Je suis celui qu’on aime et qu’on ne connaît pas,


disait un poète. J’imagine que ce vers, l’un des plus étrangement profonds qu’on ait écrits, pourrait servir de rigoureuse épigraphe à ce chef-d’œuvre de la damnation littéraire.

Ce serait une enquête sans intérêt de s’informer du précieux cœur de M. Edmond de Goncourt. Cet organe en friche n’est probablement ni chaud ni froid et j’ignore si la tiédeur même est à supposer. Il faut d’abord écarter l’hypothèse de toute palpitation généreuse, ou seulement instinctive, et se souvenir qu’on est en présence d’un personnage exceptionnel, intégralement confisqué par son cerveau. On ne trouverait pas en littérature d’autre exemple d’une aussi totale résorption des facultés de sentir par la faculté de vouloir.

Au fond, c’est tout simplement l’état d’une horrible mort. Car ce que veut et propose M. de Goncourt, c’est l’Idolâtrie littéraire, l’idolâtrie des formes et des vocables, telle que Gautier l’avait annoncée à Flaubert qui s’en alla méditer aux lieux solitaires pendant que M. de Goncourt, en hauts talons cramoisis, paissait les fidèles dans le nouveau temple dont il allait être le grand pontife.

À sa parole, on évacua l’âme humaine comme on ne l’avait jamais évacuée et les candélabres d’une esthétique de néant s’allumèrent autour du Lama puissant qui supplantait les anciens Dieux.

L’Idole même s’incarnait en lui, la ténébreuse Idole des mouches qui domine sur les Chérubins des abîmes et dont la face est obnubilée par le nuage bourdonnant des adorateurs du Vide.

Ainsi m’apparaît, sous le voile transparent d’un anthropomorphisme cocasse, le diabolisme essentiel que je dénonçais tout à l’heure.

La Faustin, je pense, doit être considérée comme la plus haute expression liturgique de ce fétichisme. Je défie qu’on nomme un livre contemporain plus épouvantable.

Tous les démons peuvent s’atteler aux brancards des lettres, ils ne pourront jamais camionner une œuvre de profanation plus œcuménique, de corruption plus précise et plus circonspecte, de vacuité plus éloquente, plus autoritaire, et de plus altissime dédain pour la folle Croix du Seigneur Jésus. Mais tout cela n’est rien en comparaison du délire glacial de l’idolâtrie esthétique.

L’auteur, — le plus auteur qui soit de tous les auteurs, — se manifeste à chaque page, ainsi qu’un peseur fabuleux qui tient la balance. D’un côté, toute la joie et toute la douleur de l’homme et cela ne pèse absolument pas, aussitôt qu’une phrase écrite est déposée dans l’autre plateau. L’appareil chavire avec force, lançant vers le ciel tous les lys coupés dont le genre humain s’enorgueillissait depuis les siècles — en même temps que le ramage syllabique est soutiré vers la terre par les désirs pieux d’une soupirante aristocratie de troubadours.

Le Messie ne s’appellera plus le Verbe, il se nomme désormais la Phrase. C’est la caricature de l’Infini, c’est l’infécondité même déclarant son antagonisme à la Parole Initiale qui fit éclater les douves de l’ancien chaos.

C’est la sénile et dindonnière suffisance d’un empirique superbe jetant à la Vie profonde l’invective de son démenti et promulguant la force divine d’un balbutiement capable d’aggraver l’immobilité des morts !

Il semble vraiment que les adorateurs de M. de Goncourt « connaissent » assez peu leur maître. Ils parlent volontiers de son effrayante pénétration d’observateur, de la péremptoire sérénité de ses analyses et de la surfine qualité de ses intuitions, — sans s’apercevoir qu’ils sont aux pieds d’un simulacre pronominal tellement inhabité qu’en tamisant la poussière, on n’y trouverait pas même un parasite vivant d’un de ces rongeurs qui pullulaient dans la colossale figure du dieu Sérapis, quand Théodose la fit éventrer à coups de haches consulaires, il y a juste quinze cent deux ans !

Une chose qui est à ravir, c’est l’émulation victorieuse, le délire grandissant des écoliers du prophète, dont quelques-uns ont dépassé leur initiateur en accomplissant de plus grands miracles, et qui, néanmoins, lui continuent leurs prostrations caudataires.

Évidemment la prose corsetée, odoriférante et vertugadine du père de Chérie et de La Faustin doit paraître déjà quelque peu caduque aux Annibals du décadentisme qui escaladent, chaque matin, les Alpes de la plus inaccessible grammaire. Mais il leur plaît de toujours vénérer en lui le premier élu de l’introuvable Divinité dont ils sont, à leur tour, les emphatiques et tâtonnants vaticinateurs.

Cela jusqu’à l’heure plus ou moins prochaine où les murs de Byzance venant à crouler enfin, de célestes et resplendissants Janissaires, dont la main ne sera pas du tout respectueuse, iront abîmer prêtres et fidèles dans les gouffres les plus inviolables de la Propontide…

J’ai dit que La Faustin était un épouvantable livre. J’ose espérer qu’on ne me soupçonnera pas d’un bégueulisme exalté. Je n’ai pas encore, il est vrai, la réputation d’un pornographe, mais on assure que je suis un scatologue des plus estimés, très-idoine, par conséquent, à la manipulation des sales matières et ne boudant pas à l’asticot. On ne pensera donc point, je me plais à le supposer, que certains pastels de lupanar ou d’alcôve aient eu le pouvoir de me beaucoup ravager.

Néanmoins, comme je n’ai qu’un faible espoir d’être vaguement compris, je prie très-affablement le gracieux lecteur de se reporter à mon titre et de ne point exiger de moi des indignations étrangères à l’objet de cet entretien.

Je suis parfaitement assuré qu’un grand artiste peut tout exprimer des réalités d’ici-bas, à la condition de ne pas leur livrer son âme, en les épousant.

Le paradis des spéculations supérieures est, d’ailleurs, impossible à concevoir sans un préalable discernement des fumiers humains dont les hypocrites ou les moralistes idiots réprouvent la divulgation.

Ne sait-on pas qu’il est des gens que Shakespeare scandalise et qui brûleraient le Jugement dernier de Michel-Ange, sous prétexte de nudité, comme si ce n’était pas terriblement moral d’être nu quand on est damné et qu’on dégringole dans les enfers !

Mais laissons cela. M. de Goncourt n’est ni Shakespeare ni Michel-Ange, et l’audace de ses peintures est fort dépassée, depuis dix ans, par la porcherie dégrafée d’un assez grand nombre d’étudiants de nos dégoûtantes mœurs, — lesquels n’ont pas même, littérairement, l’excuse du pied de cochon que la truffe absout de son infériorité.

Je n’avais en vue que l’Idolâtrie littéraire dont ce vieillard est le somnambule pontife et j’estime que ce culte est la plus évidente manifestation diabolique.

Il est impossible d’écrire ou de prononcer plusieurs fois ce dernier mot sans se rappeler le livre célèbre d’un des plus glorieux écrivains du siècle.

Barbey d’Aurevilly ne craignit pas de l’inscrire sur un pennon rouge, ce mot redoutable, au seuil même d’un édicule du plus grand art, bâti de ses catholiques mains pour que le Seigneur véritable y fût adoré.

Ah ! on a dit de cette œuvre tout ce qu’on a voulu. Les sottises de l’anathème et les âneries de la critique s’y sont épuisées. Les sacristains et les anti-sacristains l’ont également incriminée de sadisme et de sacrilège. Un anachorète sagace renommé pour sa prudence, a prétendu que l’auteur était un érotomane affronteur de Dieu qui avait dû se donner au diable.

Personne n’a su voir ou n’a voulu voir l’incroyable simplicité de ce vieil enfant qui recommençait les sublimes tailleurs d’images d’autrefois, en faisant bramer les Sept Péchés Capitaux sous les bottines d’or de l’Immaculée Conception.

Si la justice intellectuelle devenait possible, on apercevrait probablement quelques précipices entre ce chrétien sans détours qui racontait, comme au Moyen-Âge, l’abomination du monde en se souvenant de la Rédemption, — et le pédagogue de l’Oméga littéraire qui distribue, chaque dimanche, à ses disciples éperdus, l’eucharistie savoureuse de sa personnalité.

Il est vraisemblable que La Faustin surnagera seule, de tous les livres signés de Goncourt, après la mort de leur fatidique auteur.

C’est à travers ce sombre vitrail que l’apercevra la postérité, si toutefois la postérité peu lointaine que nous présagent les temps actuels, peut apercevoir quelque chose.

Alors, on lui décernera l’effrayant honneur d’avoir ensemencé le genre humain d’une prévarication nouvelle, qu’on a bien pu connaître longtemps avant lui, mais qui n’avait pas authentiquement le droit d’exister.

Ce n’est pas d’hier qu’on abuse de la parole ou de l’écriture pour l’extermination de la pensée. On avait vu même, déjà, de lamentables intelligences prostituées à l’adoration des vocables. Mais cela se passait dans les solitudes et dans les ténèbres, parce que l’Âme humaine, quoique en agonie, exigeait encore qu’on la respectât.

Maintenant, c’est une École et même une Académie. L’Académie des Goncourt ! Satan tient enfin ce qu’il a mendié dix-neuf siècles : une sortable contrefaçon du Verbe incarné que pût adorer en conscience et propager de gaîté de cœur, l’adolescente oligarchie de nos mandarins !…

Ce serait drôle, pourtant, n’est-il pas vrai ? qu’une après-midi de dominicale séance, le vrai Béelzébub fît son entrée dans le palais de ces moucherons et d’une voix qui supposerait la magistrature des abîmes, leur notifiât, approximativement, la phrase tragique et suprême de Victor Hugo, vociférée depuis cinquante ans par les cabotins du monde entier :

Messieurs, vous êtes tous des possédés !


15 janvier 1891.