Belluaires et porchers/Les Premières Plumes d’un vieux Dindon

Stock (p. 72-78).


VII

LES PREMIÈRES PLUMES D’UN VIEUX DINDON

M. Edmond de Goncourt nous avait bien promis dans la préface de Chérie de ne plus nous donner aucun roman et j’en avais exprimé la plus indécente allégresse. Naïf que j’étais ! Il nous en donnera toujours et s’il n’a plus la force d’en pondre de nouveaux, il saura parfaitement en dénicher de très-anciens qu’il retapera besoigneusement pour le réconfort des jeunes romanciers affligés de l’aridité de sa mamelle.

Le volume intitulé En 18… et désigné comme le premier livre des Goncourt n’est peut-être, en effet, que le premier d’une série de ces rossignols du naturalisme avunculaire que le « vaillant éditeur belge » Kistemaeckers va recueillir et acclimater dans sa volière. Dieu seul, à qui rien n’est caché, peut savoir les surprises que ces deux personnages nous tiennent en réserve !

Il paraît que l’éditeur de Charlot s’amuse a été poussé par le désir de joindre En 18… aux premiers livres des jeunes de ce temps qui ornent sa bibliothèque. C’est, du moins, le témoignage de M. Edmond de Goncourt, qui partage, avec M. Dumas fils et deux ou trois autres fakirs du parfait contentement, la charmante habitude d’être sempiternellement le préfacier de lui-même.

Or, on sait quels sont les jeunes de la bibliothèque Kistemaeckers. Le plus violent besoin du dernier des Goncourt est donc actuellement de se décrasser dans le même bain d’adolescence que MM. Bonnetain, Poictevin, Robert Caze, Flor O’Squarr, ou même que le petit Desprez, cet innocent greluchon de la vieille gueuse naturaliste.

Cette inestimable faveur lui ayant été accordée, sa joie ne connaît plus de bornes et il chante le renouveau de sa vieille gloire dans une préface lyrique, assez semblable aux diverses préfaces dont le dix-neuvième siècle a été déjà gratifié par lui. Car la curieuse prétention de ce photographe, c’est de parler à tout son siècle. À l’exception de Nicolardot-Narcisse et de Victor Hugo-Bouddha, il n’y eut peut-être jamais un écrivain plus sûr de sa séduction et plus persuadé du passionnant intérêt qui doit se dégager pour tout être pensant des moindres balbutiements de son début génial.

Balzac n’eut jamais de « style personnel », nous disait-il dans la préface de Chérie ; mais le style des Goncourt, ah ! ce style qui « rend l’âme des paysages », et qui « attrape le mouvement dans la couleur », voilà le Régent de la Couronne esthétique de cet ingrat dix-neuvième siècle qui n’a pas encore décidé que tout son marécage littéraire devait s’incliner comme un seul roseau devant ce rouvre sourcilleux.

Il est aimé pourtant, le vieux dindon, il est adoré même d’un grand nombre, les femmes lui envoient de confidentiels petits papiers, il a une école, il a une église, il est le Lama vénéré de force bonzes, mais enfin, l’univers n’est pas à ses pieds et il n’arrive pas à dissimuler que cela lui paraît le comble de l’injustice.

« Petite Chérie, gémissait-il, il y a six mois à peine, pauvre dernier volume du dernier des Goncourt, va où sont allés tous tes aînés, depuis les Hommes de lettres jusqu’à La Faustin, va t’exposer aux mépris, aux dédains, aux ironies, aux injures, aux insultes, dont le labeur obstiné de son auteur, sa vieillesse, les tristesses de sa vie solitaire ne le défendaient pas encore hier et qui, cependant, lui laissaient entière, malgré tout et tous, une confiance à la Stendhal dans le siècle qui va venir. »

Le siècle qui va venir aura peut-être d’autres affaires et je ne conseillerais pas à M. Edmond d’y compter beaucoup. Tout être créé doit obéir à sa nature ou crever, et si le genre humain doit continuer de vivre, il retournera nécessairement à la Pensée et ne verra même pas les acéphales abjects qui l’auront si longuement pollué.

Alors, que lui importera le gros œil charnel de cette brute avec sa « vision directe de l’humanité », laquelle « fait le romancier original » ?

Je l’ai lu avec courage, ce premier livre des Goncourt, et, franchement, je ne sais que dire. Il faudrait rabâcher. C’est le Goncourt connu, archiconnu, l’écumoire de toutes les lectures qui peuvent être faites par deux misérables dénués de synthèse, le crible de l’esprit de tout le monde, le stupide appareil photographique successivement appliqué à toute figure qui passe dans la matérielle clarté du jour astronomique, sans qu’on puisse dégager un criterium quelconque, une idée, un aperçu, un embryon de doctrine ou de concept sur quoi que ce soit.

Le romantique chapitre VII, par exemple, morceau certainement égal aux meilleurs de Charles Demailly ou de Madame Gervaisais, excellent même dans le genre Goncourt, bien entendu, ce chapitre qui veut bafouer les classiques, surtout Racine et Molière, — ce dont je ne me plaindrais pas, — je vous défie d’y rencontrer un seul de ces mots virils que j’appelle irréparables, qu’aucune lâcheté ne peut révoquer et qui fixent à jamais un écrivain dans un compartiment déterminé du train omnibus de la spéculation philosophique.

Heureusement, on peut toujours compter sur les préfaces quand il s’agit de déchiffrer un roman d’Edmond de Goncourt. Elles facilitent singulièrement le travail de la Critique. Son lourd esprit le trahit à toute ligne et, quand il parle de lui-même, raconte sans cesse l’étrange misère de son orgueil de volatile parvenu.

Écoutez plutôt cet impayable cicerone du Colisée de sa propre estime :

« Aujourd’hui que plus de trente ans se sont passés depuis l’autodafé d’En 18… (Il vient de nous apprendre que son frère et lui s’étaient décidés à brûler tous les exemplaires jugés par l’éditeur encombrants et de nulle défaite, même comme papier de chauffage), je n’estime pas beaucoup meilleur le volume, mais je le regarde, ainsi que madame Sand m’a appris à le considérer, (Quelle Égérie achalandée que cette vieille chaussette bleue, tout le monde l’a consultée !) comme un intéressant embryon de nos romans de plus tard, comme un premier livre contenant très-curieusement en germe les qualités et les défauts de notre Talent (Lisez : incomparable génie), lors de sa complète formation ; (Ceci est inexact et je soupçonne M. de Goncourt de désirer qu’on n’en croie rien. Il n’y a ici ni embryon ni germe. En 18… est le roman Goncourt dans tout son développement) — en un mot, comme une curiosité littéraire qui peut être l’amusement et l’instruction de quelques-uns. (Comme amusement, je préférerais le bilboquet, mais je veux que le diable m’enlève si je comprends en quelle sorte ce livre pourrait bien être instructif.)

« C’est mal fait, ce n’est pas fait, si vous le voulez, (Certes !) ce livre ! mais les fières révoltes, (j’offre un million à celui qui me dira contre qui ou contre quoi peuvent se révolter des gens ne croyant à rien et incapables de nier ou d’affirmer n’importe quoi) les endiablés soulèvements, les forts blasphèmes à l’endroit des religions de toutes sortes, (oui, mon petit vieux, tu es terrible) la crâne affiche d’indépendance littéraire et artistique, (cherchez donc un mendiant de publicité qui ne se recommande pas de son indépendance !) le hautain révolutionnarisme (?) prêché en ces pages ; puis quelle recherche de l’érudition, (insecte souvent fugitif, hélas ;) quelle curiosité de la science, — et dans quelle littérature légère de débutant (à vous, Poictevin !) trouverez-vous ce ferraillement des hautes conversations, cette prestidigitation des paradoxes, (Ô prestidigitateur Bonnetain, le souffriras-tu ?) cette verve qui, plus tard, tout à fait maîtresse d’elle-même, enlèvera les morceaux de bravoure de Charles Demailly et de Manette Salomon, (Charpentier, 3 fr. 50) et encore ce remuement des problèmes qu’agitent les banquiers les plus sérieux, et, tout le long du volume, cet effort et cette aspiration des auteurs vers les sommets de la pensée ? (Effort et aspiration peu récompensés !) Oui, encore une fois, c’est bien entendu, un avorton de roman, (demeuré tel comme les romanciers eux-mêmes) mais déjà FABRIQUÉ à la façon sérieuse des romans d’à présent.

Le mot le plus considérable de cette oraison funèbre me paraît être le mot fabriqué. Je défie la Critique de trouver mieux et je renonce, pour ma part, à ajouter une expression qui déshonore plus parfaitement ces infâmes manufacturiers de lettres qui ont anémié pendant trente ans l’esprit français, si robustement nourri avant eux par le grand Balzac, que le survivant de ces deux drôles a l’impudence de mépriser.


18 octobre 1884.