Beaumarchais, sa vie, ses écrits et son temps/05


V.

LE PROCÈS GOËZMAN.


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I. — LES PARLEMENS ET LA ROYAUTÉ AU DIX-HUITIÈME SIÈCLE.[1]

Le procès Goëzman ouvre la période éclatante de la vie de Beaumarchais. Tour à tour homme de cour, spéculateur, dramaturge, le fils de l’horloger Caron, sur ces chemins divers, n’avait encore rencontré que des succès douteux, contestés, et des inimitiés ardentes ; il allait enfin maîtriser la fortune, conquérir pour longtemps la popularité et associer son nom à un fait considérable dans l’histoire de notre pays.

De quoi s’agissait-il dans ce fameux procès de Beaumarchais contre le conseiller Goëzman ? Il s’agissait de savoir si la femme d’un juge avait gardé ou non quinze louis reçus d’un plaideur. Pour comprendre qu’un débat si peu important en lui-même ait pu passionner un instant la France entière, prendre les proportions d’un événement historique, contribuer à la chute d’un parlement et à l’avortement d’un coup d’état, il faut d’abord se rendre compte de la situation des affaires au moment où ce procès s’empare de l’attention publique.

L’histoire du gouvernement en France au XVIIIe siècle présente avec la vie de Beaumarchais cette similitude, qu’elle n’est aussi qu’une longue série de procès. Soixante ans d’anarchie officielle et de conflits de pouvoirs ont précédé et préparé l’état révolutionnaire dans lequel la France s’agite depuis soixante ans. Le règne si brillant, mais si absorbant de Louis XIV avait arrêté l’éducation politique de notre pays. « En établissant pour lui-même, comme l’a dit un sage historien[2], un gouvernement que lui seul était capable de maintenir, » le grand roi léguait à ses successeurs un fardeau difficile à porter. Il avait reçu des mains de Henri IV et de Richelieu une nation dégagée du chaos féodal, et dont la tête au moins était mûre pour des institutions nouvelles ; il donna à cette nation tous les genres de gloire, il sut lui faire accepter et aimer, en l’entourant du prestige le plus séducteur, le pouvoir le plus absolu qui eût figuré jusque-là dans notre histoire ; il accomplit de grandes et utiles réformes dans toutes les branches de l’administration publique ; mais, en même temps qu’il faisait faire un pas immense à la civilisation, il ne préparait rien pour la satisfaction d’un besoin que la civilisation entraîne avec elle et qui allait éclater après lui. Il ne faisait rien pour organiser sous une forme quelconque un contrôle normal du pouvoir, une intervention régulière du pays dans ses propres destinées. Après avoir détruit le peu qui restait des institutions anciennes, concentré en lui toute autorité, il disait : « L’état, c’est moi, » et vivait comme s’il eût dû être immortel, oubliant que la dictature est personnelle et disparaît avec le dictateur. Par l’irrésistible ascendant de sa gloire, par la durée et l’éclat d’un règne de soixante-douze ans, par la suppression de tout élément hostile, nul monarque ne fut, comme lui, à portée de résoudre ce problème impérieux qui épuise et dévore nos générations démoralisées : créer des institutions qui survivent aux hommes. Malheureusement la tendance des pouvoirs illimités n’est pas de se limiter eux-mêmes, et l’histoire attend encore ce miracle d’un souverain tout-puissant usant de sa puissance envers son peuple à la façon d’un père qui prépare son fils à se passer de lui.

Louis XIV est à peine descendu dans la tombe, que déjà commence la dissolution de ce gouvernement dont il était l’âme. Les trois grandes influences sociales d’alors, — noblesse, clergé, parlemens, — qui, formées à la vie politique par une main ferme et investies d’attributions déterminées, eussent pu diriger l’esprit public, présider à la transformation sociale qui se préparait, conjurer l’aveugle et violente irruption des masses, — ces trois grandes corporations, au sortir d’un régime où elles n’avaient appris qu’à obéir en silence, se retrouvent étrangères à l’esprit de gouvernement et livrées à l’antagonisme le plus mesquin, le plus tracassier, le plus turbulent. Leurs jalousies et leurs discordes implantent l’anarchie au sommet de la société en attendant qu’elle descende dans les couches inférieures. « Il y a, écrivait à cette époque Montesquieu, il y a en France trois sortes d’états, l’église, l’épée et la robe. Chacun a un mépris souverain pour les deux autres. » Tel est en effet le lien des trois classes qui à cette époque composent l’aristocratie française. Tantôt c’est la noblesse d’épée qui triomphe de voir les prétentions des parlemens momentanément réprimées par des lits de justice, et il faut lire avec quelle exaltation de haine et de dédain le duc de Saint-Simon célèbre ce triomphe[3] ; tantôt c’est la morgue parlementaire qui s’étale dans toute sa splendeur et s’efforce de courber toutes les têtes sous la suprématie qu’elle s’arroge[4]. Toutefois cette lutte sourde, invétérée, du patriciat et de la robe, cette lutte entremêlée d’alliances passagères contre l’arbitraire ministériel n’est rien auprès du conflit éclatant, acharné, permanent du parlement et du clergé : conflit sans issue, car chacun des contendans se prétend juge suprême dans la cause. Décrets de prise de corps contre les curés qui refusent la sépulture aux jansénistes, excommunication des parlemens par les évêques ; des prêtres tonnant du haut de la chaire contre des magistrats, ceux-ci contraignant par huissier des prêtres à porter les sacremens ; le parlement de Paris faisant brûler le même jour, par le bourreau, le Dictionnaire philosophique de Voltaire et une instruction pastorale de l’archevêque de Paris, et cela au milieu de controverses ridicules dont profitent les philosophes du temps pour déconsidérer la religion : tel est le spectacle qui compose la plus grande partie de l’histoire de France sous Louis XV.

Au milieu de ces querelles, que devient la royauté ? Absolue de nom, impuissante de fait, elle s’irrite, sévit, ou cède sans autre règle que l’accident de chaque jour et la fortune momentanée du combat. Si elle agit contre les évêques, ils ferment les portes des églises et suspendent l’administration des sacremens ; si elle veut réprimer les parlemens, ils suspendent l’action de la justice et infligent à la société une paralysie périodique. L’embarras de la royauté est bien rendu dans ce tableau d’intérieur que nous a laissé Mme du Hausset dans ses Mémoires. « Un jour, dit-elle, le maître (Louis XV) entra tout échauffé. Je me retirai, mais j’écoutai de mon poste. — Qu’avez-vous ? lui dit Madame (Mme de Pompadour). — Ces grandes robes et le clergé, répondit-il, sont toujours aux couteaux tirés ; ils me désolent par leurs querelles ; mais je déteste bien plus les grandes robes. Mon clergé, au fond, m’est attaché et fidèle : les autres voudraient me mettre en tutelle. — La fermeté, lui dit Madame, peut seule les réduire. — Robert de Saint-Vincent est un boute-feu que je voudrais pouvoir exiler, mais ce sera un train terrible. D’un autre côté, l’archevêque est une tête de fer qui cherche querelle. — M. de Gontaut entra… Le roi se promenait agité ; puis tout d’un coup il dit : — Le régent a eu bien tort de leur rendre le droit de faire des remontrances : ils finiront par perdre l’état. — Ah ! sire, dit M. de Gontaut, il est bien fort pour que de petits robins puissent l’ébranler. — Vous ne savez ce qu’ils font et ce qu’ils pensent, reprit le roi : c’est une assemblée de républicains. En voilà au reste assez ; les choses comme elles sont dureront autant que moi… » Les choses dureront autant que moi, tel était déjà le nec plus ultra de l’ambition d’un souverain en France. Aujourd’hui un gouvernement qui durerait la vie d’un homme est un phénomène que nous ne connaissons plus. Du reste Louis XV ne se trompait pas en considérant l’opposition des parlemens comme bien plus dangereuse que celle du clergé : par son caractère, sa forme, ses accidens, ses caprices, cette opposition fut au XVIIIe siècle le dissolvant le plus actif de la monarchie.

On sait généralement comment se passaient les choses à Paris quand le parlement entrait en lutte avec le pouvoir royal : refus d’enregistrement, lit de justice, persistance du parlement, exil ou emprisonnement des magistrats, concessions réciproques, soumission ou victoire du parlement suivant les circonstances, réconciliation d’un jour bientôt suivie de nouveaux combats, telles étaient les phases ordinaires de la lutte à Paris. En province, le conflit d’autorité entre la royauté et le parlement prenait un caractère beaucoup plus grave et plus dangereux. L’éloignement du pouvoir central, l’obligation d’employer des intermédiaires, le mépris de chaque parlement pour tout ce qui n’était pas la royauté elle-même en personne, et, d’un autre côté, la brutalité des agens militaires chargés de faire triompher la volonté du roi, tout cela provoquait journellement des scènes qui démoralisaient les populations. Un remarquable et consciencieux ouvrage publié de nos jours[5] nous met à même d’apprécier ce côté moins connu de l’anarchie officielle au XVIIe siècle. On y voit la royauté s’efforçant en vain de faire reconnaître l’autorité du conseil d’état ou grand conseil, par lequel elle fait casser les arrêts des parlemens ; ceux-ci refusant de livrer leurs registres aux huissiers du grand conseil chargés de biffer leurs arrêts. Souvent un huissier du grand conseil et un huissier du parlement de la province viennent intimer aux habitans d’une même commune deux ordres diamétralement contraires, et celui des huissiers qui a des gendarmes fait arrêter l’autre. Plus loin, on voit le roi envoyant un officier-général avec des troupes pour dompter le parlement. Les magistrats le reçoivent sur leurs sièges et refusent de livrer leurs registres. Des officiers de dragons s’emparent des registres, et, la plume à la main, bâtonnent les sentences de la justice. Les magistrats décrètent d’accusation les exécuteurs des ordres du roi et font proclamer leur jugement sur les marches mêmes du palais, devant la population émue. Le gouverneur de la province fait saisir toutes les presses pour empêcher la publication de l’arrêt des magistrats. Le procureur-général, sommé à la fois par les deux autorités en conflit de faire transmettre à tous les juges du ressort deux arrêts contradictoires et n’osant résister à personne, se met en devoir de promulguer en même temps le oui et le non. Le parlement suspend l’administration de la justice pendant quatre mois, jusqu’à ce que le roi ait fait droit à ses remontrances. Tous les autres parlemens prennent fait et cause pour celui qui résiste. Le roi irrité mande les magistrats à Versailles, les réprimande, les exile, puis finit toujours par céder et par révoquer ses propres actes avec les formes les plus impératives, tandis que les magistrats, toujours victorieux avec les formes du respect, remontent sur leurs sièges au milieu des applaudissemens de la population, des illuminations, des feux de joie, des Te Deum et des députations de toute la province qui viennent les féliciter de leur énergie.

C’est sous ce régime pernicieux des conflits de pouvoirs qu’ont été élevés nos pères, c’est ainsi que la France se préparait peu à peu à l’anarchie ; c’est ainsi qu’en voyant chaque jour sur tous les points du pays l’église en lutte avec la magistrature, la magistrature en lutte avec la royauté, le peuple contractait de plus en plus le mépris de l’autorité et l’idolâtrie de la force. Certes, les parlemens, fondés d’abord spécialement pour rendre la justice, eussent été embarrassés pour démontrer la légitimité du droit qu’ils s’arrogeaient de représenter la nation et de contrôler l’autorité royale. « Un des plus éclairés, dit Duclos, et des plus zélés parlementaires, à qui je demandais de me marquer précisément les bornes qui séparent l’usurpation d’avec le droit des parlemens, me répondit : Les principes en cette matière sont fort obscurs ; mais, dans le fait, le parlement est fort sous un roi faible et faible sous un roi fort. — Un ministre de bonne foi donnerait peut-être la même réponse, s’il était obligé de s’expliquer sur la puissance royale relativement à la nation. » On voit que le droit des parlemens était douteux, mais celui de la royauté ne l’était pas moins ; sur la terre de France, le despotisme pur et simple a pu être accepté quelquefois comme un fait, il n’a jamais été reconnu comme un droit. Fatiguée des sanglantes convulsions du XVIe siècle et des troubles de la fronde, la France s’était courbée docilement sous le sceptre glorieux de Louis XIV ; mais ce sceptre, tombé aux mains de Louis XV, ne lui inspirait plus de respect ; la prétention d’un roi gouverné par des femmes avilies et des favoris méprisés — de disposer d’elle à son gré et de ne rendre compte de ses actes qu’à Dieu — la blessait dans sa fierté. L’esprit de résistance à l’arbitraire était l’esprit général, les parlemens se présentaient comme l’unique barrière qu’on pût opposer aux caprices d’un pouvoir déréglé, et quels que fussent les vices particuliers de ces corps amphibies, à la fois judiciaires et politiques, malgré leur morgue, leur fanatisme du statu quo, leur opposition systématique à toutes les réformes, même les plus justes et les plus sages, chaque fois qu’ils entraient en lutte avec la royauté, ils avaient pour eux les sympathies de l’opinion.

Appuyés sur cette faveur de l’opinion, les parlemens voyaient leur ascendant grandir chaque jour. Étroitement unis les uns aux autres, ils se déclaraient les membres d’un seul et même corps indivisible, inhérent, disaient-ils, à la monarchie, organe de la nation, dépositaire essentiel de sa liberté, de ses intérêts et de ses droits, et chacun de leurs combats contre la royauté se terminait par une victoire, lorsqu’un homme sorti de leur sein, le chancelier Maupeou, caractère audacieux et obstiné, entreprit de les soumettre ou de les briser.

Appuyé sur la faveur de Mme Du Barry, qui gouvernait le roi et qu’animait le ressentiment du duc d’Aiguillon flétri par un arrêt du parlement de Paris, le chancelier Maupeou arrache à l’hésitation de Louis XV l’édit du 7 décembre 1770, qui changeait toute l’organisation des parlemens ; celui de Paris proteste et repousse l’édit. Le chancelier, au lieu de suivre la marche ordinaire, casse le parlement, confisque les charges des magistrats, les exile, et installe un nouveau parlement composé des membres du conseil d’état. Les onze parlemens de province adressent au roi les remontrances les plus véhémentes ; celui de Normandie va jusqu’à rendre un arrêt qui déclare intrus, parjures et traîtres les membres du nouveau parlement, et nuls tous les actes émanés de ce tribunal bâtard. Tous les princes du sang, à l’exception d’un seul, refusent de reconnaître le parlement établi par Maupeou ; treize pairs adhèrent à cette protestation. La cour des aides proteste également par la voix éloquente de Malesherbes. Le chancelier fait tête à l’orage ; il fait interdire l’entrée de la cour aux princes dissidens ; il casse la cour des aides, casse successivement tous les parlemens de province, et les remplace au milieu d’une fermentation inouïe. « Ce n’est pas un homme, écrit Mme Dudeffand, c’est un diable ; tout est ici dans un bouleversement dont on ne peut prévoir quelle sera la fin… c’est le chaos, c’est la fin du monde. » Briser ces corps antiques et redoutables dont l’existence semblait inséparable de la monarchie, c’était en effet une entreprise des plus hasardeuses. Le chancelier avait eu soin de la colorer, aux yeux des masses, en y mêlant quelques réformes importantes depuis long-temps réclamées par l’opinion : l’abolition de la vénalité des charges, l’abolition des épices payées aux juges, la distribution gratuite de la justice, l’établissement de cours souveraines plus nombreuses, la diminution des ressorts trop étendus, de manière à rapprocher les justiciables des tribunaux chargés de les juger. Ce sont sans doute ces réformes qui, combinées avec la rancune qu’il gardait aux anciens parlemens, déterminèrent Voltaire à se ranger du côté du chancelier ; mais il ne fut pas suivi dans ce mouvement, et si la masse du peuple resta assez indifférente au coup d’état, toute la partie éclairée de la nation refusa d’accepter quelques avantages de détail achetés au prix d’une servitude honteuse et se prononça avec énergie pour la magistrature détruite. Ce fut bientôt un déchaînement de fureurs, de sarcasmes et de pamphlets[6] contre le roi, sa maîtresse, Maupeou et le nouveau parlement. Celui-ci, composé à la hâte d’élémens hétérogènes et dans lequel on avait fait entrer des hommes peu estimés, n’avait trouvé au début ni avocats, ni procureurs, ni plaideurs qui voulussent paraître devant lui. Cependant Maupeou, comptant sur la mobilité française, opposait la persistance aux clameurs ; au bout d’un an, la plus grande partie des avocats s’étaient fatigués du silence, et, sous l’influence du célèbre Gerbier et de ce même Caillard que nous avons vu si violent contre Beaumarchais, ils avaient consenti à reprendre leurs fonctions[7]. Les princes dissidens demandaient à rentrer en grâce, les magistrats dépossédés consentaient à la liquidation de leurs charges, les pamphlets diminuaient, les choses reprenaient leur cours ordinaire, tout semblait calmé ; Maupeou se tenait pour assuré du triomphe et se vantait d’avoir retiré la couronne du greffe : il se trompait. Quand l’esprit public d’une nation est profondément blessé, la blessure paraît quelquefois se fermer, mais ne se guérit pas ; ce qui a été d’abord une flamme devient un feu latent qui couve sous la cendre et que la moindre étincelle suffit pour ranimer. Il était réservé à Beaumarchais de rallumer, avec un procès de quinze louis, la flamme qui devait dévorer Maupeou et son parlement.

On se souvient de la situation de Beaumarchais au moment où s’instruisait en appel son procès contre le comte de La Blache. Prisonnier au For-l’Evêque, il avait obtenu, aux approches du jugement, la permission de sortir pendant la journée pour aller solliciter ses juges. L’affaire avait été mise en délibéré, et devait être décidée sur le rapport d’un conseiller du nouveau parlement nommé Goëzman. Ce Goëzman, d’abord conseiller au conseil souverain d’Alsace, avait vendu sa charge, et en 1765 était venu s’établir à Paris. C’était un jurisconsulte assez érudit ; entre autres ouvrages, il avait publié, en 1768, un Traité du droit commun des fiefs qui n’était pas sans mérite. Seulement, à en juger par une foule de renseignemens que je trouve dans les papiers de Beaumarchais, soit que le prix de sa charge en Alsace ne lui appartînt pas, soit qu’il eût été dissipé par lui, il paraît qu’il menait à Paris une existence assez aventureuse et d’une moralité équivoque, lorsque le chancelier Maupeou le fit entrer, en 1771, dans le parlement décrié qu’il venait d’établir pour remplacer l’ancien parlement. Ce juge avait épousé en secondes noces une femme jeune, jolie, mais peu scrupuleuse, et dont les propos étaient de nature à faire peu d’honneur à la probité de son mari et à la sienne, car il fut démontré dans le cours du procès qu’elle avait dit devant plusieurs témoins : « Il serait impossible de se soutenir honnêtement avec ce qu’on nous donne ; mais nous avons l’art de plumer la poule sans la faire crier. » On voit que si le chancelier Maupeou avait supprimé les épices, quelques-uns des nouveaux magistrats trouvaient le secret de les remplacer avantageusement. Des propos de ce genre étaient fréquemment tenus par Mme Goëzman chez un libraire nommé Lejay, qui vendait les ouvrages du mari et recevait de temps en temps la visite de la femme. Ce libraire ne connaissait point Beaumarchais ; mais, apprenant par un ami commun que ce dernier se désespérait de ne pouvoir trouver accès auprès de son rapporteur, il lui fit dire que le seul moyen d’obtenir des audiences et de s’assurer de l’équité du juge était de faire un présent à sa femme, et il demanda pour elle 200 louis. Beaumarchais donna 100 louis, plus une montre enrichie de diamans d’une valeur égale. La dame fit demander encore 15 louis, qu’elle disait destinés au secrétaire de son mari. Les 15 louis furent envoyés ; la dame fit dire en même temps que, si Beaumarchais perdait son procès, tout ce qu’il donnait lui serait restitué, excepté les 15 louis, qui resteraient acquis au secrétaire ; le lendemain, Beaumarchais obtint une audience du rapporteur Goëzman ; deux jours après, ce juge conclut contre lui, et il perdit son procès. La dame renvoya fidèlement les 100 louis et la montre ; mais Beaumarchais, s’étant informé auprès du secrétaire, à qui dans le cours du procès il avait déjà donné 10 louis, s’il avait reçu en plus de Mme Goëzman 15 louis, apprit que cette dame n’avait rien donné au secrétaire, et que les 15 louis étaient restés dans sa poche. Irrité déjà de la perte d’un procès aussi important pour sa fortune et son honneur, il trouva mauvais que Mme Goëzman se permît cette spéculation détournée, et il se décida à lui écrire pour lui réclamer les 15 louis. Cette démarche était grave, car si cette dame, refusant la restitution, niait l’argent reçu, si Beaumarchais insistait, si la chose faisait du bruit, il pouvait en surgir un procès dangereux. Ses amis cherchèrent à l’en détourner ; mais la démarche, offrant des périls, offrait aussi des avantages. Persuadé à tort ou à raison qu’il n’avait perdu son procès que parce que son adversaire avait donné plus d’argent que lui au juge Goëzman, Beaumarchais, en affrontant le danger d’une lutte personnelle avec ce magistrat, pouvait espérer de le convaincre de vénalité et de faciliter d’autant la cassation du jugement rendu sur son rapport. L’éventualité qu’il avait prévue arriva. Mme Goëzman, obligée d’avouer le détournement des 15 louis en les restituant ou de nier qu’elle les eût reçus, prit ce dernier parti : elle déclara qu’on lui avait en effet offert de la part de Beaumarchais des présens dans l’intention de gagner le suffrage de son mari, mais qu’elle les avait rejetés avec indignation. Le mari intervint et dénonça Beaumarchais au parlement comme coupable d’avoir calomnié la femme d’un juge après avoir vainement tenté de la corrompre.

Le fait des présens acceptés et des 15 louis gardés par Mme Goëzman ayant été démontré jusqu’à l’évidence par l’information judiciaire, on s’explique difficilement que le mari ait eu l’imprudence d’intenter un pareil procès. En supposant qu’il ignorât d’abord le trafic auquel s’était livrée sa femme, il était trop bon criminaliste pour admettre, sur la simple dénégation de celle-ci, que Beaumarchais pût être assez téméraire ou mieux assez insensé pour lui réclamer 15 louis qu’elle n’aurait pas reçus. Il dut donc se convaincre facilement, et dès le premier jour, de la réalité d’un fait auquel avaient pris part plusieurs personnes. Je vois dans les papiers remis à Beaumarchais par M. de Sartines qu’avant de recourir au parlement, Goëzman essaya de se débarrasser de ce plaideur incommode au moyen d’une lettre de cachet, et qu’il espéra un instant qu’on lui rendrait ce petit service, car il écrit à M. de Sartines, en date du 5 juin 1773, le billet suivant :


« Je vous supplie que la punition ait pour cause d’une manière ostensible pour moi l’injure faite à ma femme et par contre-coup à moi. Vous voudrez bien m’informer demain du parti qui aura été pris et compter sur mon éternel dévouement. »


Le gouvernement n’ayant point osé risquer cette iniquité et Beaumarchais continuant à réclamer ses 15 louis, le juge Goëzman prend ses précautions pour le perdre : il fait venir le libraire Lejay, qui a été l’agent de sa femme, et, après l’avoir épouvanté par des menaces et rassuré en même temps sur les conséquences de l’acte qu’il exige de lui, il lui fait copier la minute d’un faux témoignage qu’il a rédigé lui-même, dans lequel Lejay, appuyant le mensonge de Mme Goëzman, déclare que Beaumarchais l’a poussé à tenter de corrompre cette dame en lui faisant offrir des présens, mais que celle-ci a tout rejeté avec indignation. Armé de ce faux témoignage, il se décide enfin à appeler la vengeance du parlement sur la tête d’un homme décrié qu’il espère écraser facilement.

La situation de Beaumarchais était en effet déplorable. Le procès La Blache, perdu sous l’influence de ce même Goëzman, avait détruit sa réputation et jeté le désordre dans sa fortune ; l’adversaire triomphant avait fait saisir tous ses biens et ne lui laissait pas un instant de repos. Au milieu de ce trouble, Beaumarchais se voyait maintenant poursuivi en corruption et en calomnie par un juge devant des juges intéressés à le trouver coupable. Le procès, étant criminel, devait, suivant l’usage du temps, être instruit dans le secret et décidé à huis clos. Le parlement ne pouvait que s’empresser de punir avec la dernière rigueur un homme traduit devant lui pour des faits qui compromettaient l’honneur, l’existence même de ce corps judiciaire, et la jurisprudence criminelle était d’une latitude effrayante, car elle permettait d’infliger à Beaumarchais, pour le fait dont on l’accusait, la peine la plus dure après la peine de mort : omnia citra mortem.

Beaumarchais était donc arrivé à cette période extrême où le poète a dit : Una salus victis nullam sperare salutem. Placé entre deux chances à peu près égales, d’être perdu s’il se défendait régulièrement par devant ses juges, et d’être au moins ménagé s’il se plaçait avec éclat sous la protection de l’opinion publique, il n’hésite pas. Alors que les esprits les plus clairvoyans doutaient encore de ce pouvoir naissant de l’opinion, Beaumarchais n’en doute pas et s’y confie hardiment. Aucun avocat n’ose le défendre contre un adversaire aussi redoutable que Goëzman ; il sera à lui-même son propre avocat, c’est lui qui plaidera sa cause, et il la plaidera par la fenêtre. Il foulera aux pieds tous les règlemens qui ordonnent le secret des procédures criminelles, qui empêchent la nation de juger les juges, et tandis qu’on se prépare à le sacrifier dans l’ombre, il introduira la lumière partout, et appellera l’opinion à son aide ; mais pour que l’opinion réponde à l’appel d’un homme qu’elle ne connaît pas ou qu’elle ne connaît que défavorablement, il faut que cet homme sache attirer les lecteurs, les retenir, les passionner, les indigner, les attendrir, et surtout les amuser. La situation de Beaumarchais est telle qu’il est obligé, on pourrait presque dire sous peine de mort, de déployer un merveilleux talent pour donner à une affaire peu intéressante par elle-même tout l’intérêt d’un drame, d’une comédie et d’un roman. S’il se contente de se défendre convenablement, s’il se renferme dans les faits de sa cause, s’il ne sait pas rattacher à cette cause de piquans détails de mœurs et de grandes questions d’intérêt public, s’il n’est pas à la fois très émouvant et très amusant, si en un mot il n’a pas un succès de vogue, il est perdu ; le parlement se montrera d’autant plus sévère envers lui, qu’il s’est montré plus défiant de la justice à huis clos du parlement, et il a en perspective… omnia citra mortem.

Cette situation, bien faite pour démoraliser un esprit ordinaire, est précisément ce qui aiguillonne l’esprit de Beaumarchais, et lui donne comme une sorte de fièvre, reconnaissable au mouvement rapide et continu de son style, même dans les parties d’argumentation.

Au point de vue du droit, sa cause n’est pas aussi facile que le dit La Harpe, qui a examiné un peu légèrement le fond des choses. Pour repousser l’accusation de calomnie, il est obligé de prouver qu’il a donné de l’argent à Mme Goëzman ; mais alors comment repoussera-t-il l’accusation de corruption ? En s’attachant à démontrer qu’il n’a pas voulu acheter le suffrage du mari en payant la femme, qu’il a seulement voulu obtenir des audiences indispensables, qu’il avait le droit de réclamer de la justice du conseiller et que sa femme mettait à prix d’argent. Mais le juge, au début du procès, persuadé que sa femme ne sera point compromise, croit avoir intérêt à prouver l’intention de corrompre ; aussi ne manque-t-il pas de faire observer qu’il est peu vraisemblable qu’un plaideur, à la veille d’un jugement, offre à la femme de son rapporteur 100 louis, une montre de même valeur et 15 louis, c’est-à-dire plus de 5,000 francs, uniquement pour obtenir la faveur de présenter quelques observations à un rapporteur impartial. À cela, Beaumarchais répond qu’il n’a rien offert, qu’on a tout exigé, qu’il n’a jamais été question entre lui et Mme Goëzman que d’audiences, que la justice prononce sur des faits et non sur des probabilités ; puis, retournant avec une dangereuse adresse sur l’accusateur lui-même l’arme des probabilités, il le montre complice de sa femme, très suspect d’avoir vendu, dans le procès La Blache, la justice au plus offrant, et cherchant à réduire au silence, en l’écrasant, celui des deux plaideurs qu’il a déjà sacrifié. L’intention de Beaumarchais, en payant Mme Goëzman, pouvait paraître douteuse ; ce qui toutefois résultait clairement du débat, c’est ce que, s’il y avait eu corruption, elle venait non de Beaumarchais, mais de la maison Goëzman ; que Beaumarchais, qui ne connaissait ni la femme du juge ni le libraire qui avait parlé en son nom, n’avait fait que subir les conditions qu’on lui imposait. Ce qui ressortait enfin du débat, c’est que la vénalité sordide de la femme rendait très suspecte l’intégrité du mari, et par suite l’intégrité du parlement Maupeou tout entier. Ce dernier point était la question brûlante du procès ; c’est en y touchant avec une habileté audacieuse et prudente à la fois, mêlée d’allusions transparentes et de réticences meurtrières, que Beaumarchais se trouvait tout à coup l’organe des colères et le ministre des vengeances de l’opinion contre le coup d’état qui avait détruit l’ancienne magistrature.

À cet intérêt général se joignait l’intérêt mêlé de surprise qu’excitait un homme, dont les précédens ouvrages semblaient médiocres, se montrant doué du talent le plus original, le plus varié, et donnant à des factums judiciaires tous les genres de beauté et d’agrément. Tout a été dit sur le mérite littéraire des Mémoires de Beaumarchais contre Goëzman, et nous n’avons pas l’intention d’insister beaucoup sur ce point du sujet qui nous semble épuisé. Nous voulons surtout nous attacher à mettre en lumière les faces les moins connues de cette polémique célèbre.

Quand nous lisons aujourd’hui à distance les Mémoires contre Goëzman, nous sommes parfois choqués de ce qu’ils offrent d’excessif et d’injurieux dans l’attaque et dans la riposte. Un maître éminent, appréciateur exquis en matière de goût, M. Villemain, dans la brillante analyse qu’il a faite de cet ouvrage, ne peut s’empêcher de se récrier contre certaines parties, qui révoltent, dit-il, quelquefois en nous un sentiment de décence et de vérité. Le public contemporain de Beaumarchais était beaucoup moins frappé que nous du caractère violent de cette polémique, et cela tient à deux causes : l’une générale, l’autre particulière.

À cette époque, la publicité n’était point réglée, mais en général prohibée par les lois ; elle se produisait, malgré les lois, sous l’influence d’un besoin d’esprit plus puissant qu’elles et par conséquent avec des allures nécessairement désordonnées. Quand on parcourt la masse des ouvrages licencieux et effrénés dans tous les genres qui circulent partout aux temps dont nous parlons, on ne se douterait guère qu’on vivait alors, en fait de publicité, sous le régime légal d’une certaine ordonnance de 1769, qui ne badinait pas, puisqu’elle condamnait tout simplement à mort tout auteur d’écrits tendant à émouvoir les esprits. On en concluait que les écrivains plats et ennuyeux avaient seuls quelques chances de n’être pas pendus, et chacun écrivait sans faire plus de compte de la loi que si elle n’eût jamais existé. Les lois, on l’a dit avec raison, qui sont en contradiction flagrante avec les idées et les mœurs d’un peuple, deviennent bientôt pour lui des mots, et rien de plus.

Le même régime légal du secret vainement imposé sur les affaires publiques n’était pas moins vainement établi en principe dans les débats judiciaires. Les tribunaux prétendaient s’entourer de mystère comme le gouvernement, et à aucune époque on ne vit plus de procès scandaleux engendrer plus d’écrits injurieux et envenimés. Aujourd’hui que le régime de la publicité tend de plus en plus à prévaloir, aujourd’hui qu’il est, en général, sanctionné par une législation qui le règle sans l’étouffer, il se tempère par l’habitude, et trouve dans l’opinion un contrôle salutaire et permanent. Quand les portes des tribunaux sont ouvertes à tous, quand tout plaideur, quand tout accusé peut dire ou faire dire publiquement par son avocat tout ce qui est utile à sa cause, quand les journaux existent pour reproduire les débats, les factums judiciaires échangés entre des adversaires furieux deviennent rares, inutiles, et quand ils se produisent, ils gardent presque toujours une certaine mesure. Toute polémique imprimée au XVIIIe siècle tirait au contraire de son caractère clandestin quelque chose d’indécent, d’excessif, qui n’étonnait point et semblait comme excusé par la prohibition même.

Une autre cause qui rendait le public très indulgent pour la vivacité de Beaumarchais, c’est que, s’il était parfois violent, ses adversaires l’étaient beaucoup plus que lui ; leurs mémoires, aujourd’hui oubliés, étaient lus en même temps que les siens ; on admirait d’autant plus l’énergie et l’habileté de sa défense, qu’on la voyait toujours proportionnée à la violence de l’attaque, et par bonheur pour lui tous ses adversaires étaient non-seulement très-ridicules, mais aussi très emportés et très méchans au moins d’intention « On riait, dit justement La Harpe, de les voir écorchés, parce qu’ils avaient le poignard à la main. »


II. — LES ADVERSAIRES DE BEAUMARCHAIS ET LEURS MÉMOIRES.

Les mémoires des antagonistes de Beaumarchais sont devenus fort rares ; je me les suis procurés afin de bien saisir la physionomie de ce combat. En les lisant, on voit mieux à quel point l’homme qu’ils attaquaient était doué du génie comique, et avec quelle puissance de pénétration il saisit et reproduit fidèlement la nuance de platitude et de méchanceté qui distingue chacun de ses ennemis. On reconnaît aussi qu’à tout prendre, la modération est de son côté, et qu’il ne commence à attaquer à outrance que lorsqu’il a été lui-même attaqué sans mesure et sans pudeur. Ainsi, dans son premier Mémoire, il se contente d’exposer les faits avec clarté et précision ; il discute la question de droit, repousse la dénonciation du juge Goëzman, mais se montre réservé dans son langage et très-sobre de personnalités. À peine avait-il publié ce premier Mémoire, que cinq adversaires furieux fondent presque en même temps sur lui. Alors seulement il engage le fer et prend l’offensive avec une vigueur toujours croissante jusqu’à ce qu’il ait mis sur le carreau les cinq champions qu’il nous reste à passer rapidement en revue.

Le premier qui paraît, c’est Mme Goëzman, qui écrit sous la dictée de son mari, et lance à la tête de Beaumarchais un mémoire hérissé de termes de procédure et de citations latines. Rien de plus lourd, de plus hétéroclite que ce langage d’un légiste prenant le masque d’une femme et écrivant : « Je me suis remplie de cette cause autant qu’il est au pouvoir d’une femme ; » ou bien : « Sa récrimination doit donc être repoussée conformément à cette loi qu’on m’a citée, neganda est accusatis licencia criminandi. » Beaumarchais résume spirituellement la profonde bêtise de ce mémoire, quand il s’écrie : « On m’annonce une femme ingénue, et l’on me présente un publiciste allemand. » Mais si le mémoire est ridicule dans la forme, il est, quant au fond, d’une violence extrême : « Mon âme, — c’est ainsi que débute Mme Goëzman, — a été partagée entre l’étonnement, la surprise et l’horreur en lisant le libelle que le sieur Caron vient de répandre. L’audace de l’auteur étonne, le nombre et l’atrocité de ses impostures excitent la surprise, l’idée qu’il donne de lui-même fait horreur… » Quand on songe que l’honnête dame qui parle ainsi a dans son tiroir les quinze louis dont la réclamation excite en elle l’étonnement, la surprise et l’horreur, on est porté à excuser Beaumarchais d’avoir pris à son égard quelques libertés de langage. On sait du reste avec quel mélange de politesse ironique et d’argumentation pressante il réfute, irrite, embarrasse, complimente et confond Mme Goëzman. Tout le monde a lu l’excellente scène de comédie où il se peint dialoguant avec elle par-devant le greffier. La scène est si plaisante, qu’on serait tenté de la prendre pour un tableau de fantaisie. Il n’en est rien cependant. Le second mémoire par lequel Mme Goëzman répond à l’exposé de Beaumarchais confirme pleinement l’idée qu’il nous a donnée d’elle. Ici ce n’est plus le mari qui parle, c’est la dame elle-même ; on reconnaît facilement le ton d’une femme en colère : « J’ai reproché, dit-elle, le sieur Caron lors de ma confrontation comme un homme atroce, reconnu pour tel. L’épithète a paru l’offenser, il faut donc la justifier. » Elle divise son mémoire en première, seconde, troisième atrocité, et après cette belle division elle conclut ainsi : « Cela ne vous a pas suffi, homme atroce ! vous avez osé, en présence du commissaire, du greffier et d’une autre personne, me proposer de me ranger de votre parti, chercher à rendre mon mari odieux à mes propres yeux. Vous avez poussé l’impudence plus loin encore, vous avez osé ajouter (pourquoi suis-je obligée de rapporter des propos aussi insolens qu’ils sont humilians pour moi ?) vous avez osé ajouter, dis-je, que vous finiriez par vous faire écouter, que vos soins ne me déplairaient pas un jour, que… Je n’ose achever, je n’ose vous qualifier. »

Cette préoccupation de coquetterie féminine dans une affaire aussi grave donne une idée de la force de tête de Mme Goëzman. C’est par une réponse amusante et légère que Beaumarchais la rassure, se défend de lui avoir tenu, par devant un austère greffier, la plume à la main, des propos de nature à ne pouvoir être indiqués que par des points, et lui rappelle que, si elle l’a d’abord en effet qualifié d’homme atroce, elle a fini par le trouver seulement un peu malin, à la suite d’une interpellation ainsi conçue : « Je vous interpelle, madame, de nous dire à l’instant, sans réfléchir et sans y être préparée, pourquoi vous accusez dans tous vos interrogatoires être âgée de trente ans, quand votre visage, qui vous contredit, n’en montre que dix-huit ? »

Le juge Goëzman, le dénonciateur de Beaumarchais, qui conduit toute l’affaire, n’entre personnellement en scène qu’au milieu du procès. Il avait cru à un triomphe rapide et facile, et voilà que la question se complique d’incidens fâcheux pour lui. Beaumarchais, poussé à bout par les insinuations atroces d’empoisonnement et de faux que ce magistrat se permet dans les mémoires de sa femme, use de représailles, et scrute à son tour la vie de Goëzman. Après avoir prouvé que dans le procès actuel il a induit le libraire Lejay en faux témoignage, il découvre que quelque temps auparavant, pour cacher une conduite déréglée, il a signé sous un faux nom dans un acte de baptême, et il le dénonce de son côté comme faussaire devant le parlement. Un cri public s’élève contre lui, le parlement est obligé de décréter d’ajournement personnel un de ses membres, et voilà le juge Goëzman qui cumule l’état d’accusateur et celui d’accusé. Le début de son mémoire donne une idée très nette de la situation : « Une voix s’est élevée, dit-il ; le malheur des circonstances, le plaisir méchant d’inculper un magistrat dans les conjonctures actuelles, ont fait aussitôt une infinité d’échos. La persuasion s’est communiquée comme par une contagion secrète ; il s’est formé un orage qui s’est fixé sur ma tête, etc. » Si Goëzman continuait à se défendre de ce ton, il pourrait inspirer quelque intérêt ; mais on le voit bientôt s’emporter avec autant de rage que de mauvaise foi contre un homme qui n’a fait que se défendre de sa propre attaque. Dans un moment où il est évident pour Goëzman que sa femme a gardé les quinze louis, et que Beaumarchais n’a employé pour les lui transmettre d’autre artifice que d’accepter l’intervention d’un homme à elle, d’un agent inconnu jusqu’alors à Beaumarchais lui-même, — dans un tel moment, le juge persiste plus que jamais à noircir son adversaire, et cependant, comme il voit que sa dénonciation (une fois que la vénalité de sa femme est avérée) lui fait jouer un rôle odieux, il termine par des protestations d’hypocrite douceur que dément toute sa conduite, et qui prouvent seulement qu’il se sent compromis.

L’influence des Mémoires de Beaumarchais se reconnaît même dans les réponses du juge Goëzman. À l’exemple de son adversaire, auquel il a tant reproché de dévoiler au public les mystères du greffe, le juge viole à son tour les règles établies. On sait combien Beaumarchais excelle à faire ainsi dialoguer devant un greffier deux accusés alternativement confrontés l’un à l’autre et interpellés l’un par l’autre. Goëzman se pose interpellant Beaumarchais : « Je l’ai interpellé, dit-il, de déclarer pourquoi le lendemain il a fait offrir à ma femme un bijou précieux ; — il a battu la campagne. — Interpellé pourquoi il s’est servi du mot traiter dans sa lettre écrite à ma femme ; — a battu la campagne. » Et c’est par ce mot a battu la campagne que Goëzman remplace habilement les réponses de Beaumarchais. Le procédé était commode et le dispensait de se mettre en frais ; mais le public se permettait de douter que Beaumarchais battît si facilement la campagne, et il se moquait du juge Goëzman en attendant que Beaumarchais publiât sa confrontation avec lui. Cette confrontation devait composer un sixième mémoire[8] qui ne fut point rédigé, le jugement intervenu bientôt après l’ayant rendu inutile ; mais on peut deviner qu’il eût été fort comique, d’après le mémoire même de Goëzman, car lorsqu’il s’agit de peindre Beaumarchais l’interpellant à son tour, Goëzman se dispense d’aller plus loin, pour n’avoir pas à retracer, dit-il, une scène révoltante de hardiesse et d’insolence ; il nous en donne cependant une idée par le petit trait suivant : « Il (Beaumarchais) me montra, en portant ses deux mains l’une contre l’autre, un espace vide assez considérable qu’il pourrait, dit-il, remplir avec les journaux qu’il s’est clandestinement procurés sur ma conduite depuis que mon existence est devenue intéressante pour lui. Je me suis contenté de lui dire en riant que je voyais bien que, dans un pays d’inquisition, il aurait de l’aptitude à devenir un excellent familier, et qu’il est étonnant que le saint-office ne l’eût pas retenu en Espagne, où il a fait un si glorieux voyage, mais qu’en France, où l’espionnage des citoyens est un crime public, ce petit métier-là pourrait le conduire quelque jour à quelques cents lieues de Paris, vers les côtes. » C’est assez spirituel pour le juge Goëzman, mais ce n’est peut-être pas très magistral, et on dirait d’un homme qui a quelque motif de redouter l’inquisition.

Les trois autres adversaires de Beaumarchais ne lui sont pas moins utiles que les deux premiers. L’un est une espèce de banquier agioteur nommé Bertrand, qui a été l’intermédiaire entre Beaumarchais et le libraire ami de Mme Goëzman. Effrayé de se voir compromis par la dénonciation du juge et persuadé d’avance que Beaumarchais était un homme perdu, après avoir d’abord déclaré la vérité, il s’était rangé du côté qui lui paraissait le plus fort, et inclinait à charger Beaumarchais au profit de Mme Goëzman. Le premier mémoire de celui-ci le redressait assez doucement et assez poliment. Bertrand lui décocha en réponse un mémoire avec cette épigraphe tirée des psaumes : Judica me, Deus, et discerne causam meam de gente non sancta, et ab homine iniquo et doloso erue me. Beaumarchais ne se vengea du grand Bertrand qu’en lui infligeant l’immortalité du ridicule. Ici comme toujours la nuance des physionomies est parfaitement saisie. C’est en vain que Bertrand s’efforce d’être excessivement méchant, c’est en vain qu’il écrit des phrases comme celle-ci : « Orateur cynique, bouffon, sophiste effronté, peintre infidèle qui puise dans son âme la fange dont il ternit la robe de l’innocence, méchant par besoin et par goût, son cœur dur, vindicatif, implacable, s’étourdit de son triomphe passager et étouffe sans remords la sensible humanité. » Son spirituel adversaire ne s’irrite pas trop contre lui : il nous le peint vulgaire, âpre au gain, indécis, timide à la fois et emporté, mais plus sot que méchant, tel en un mot qu’il se montre lui-même dans les quatre mémoires grotesques qu’il a écrits contre Beaumarchais.

Le quatrième adversaire qui se précipite sur Beaumarchais tête baissée et se fait transpercer du premier coup est un romancier du temps assez célèbre dans le genre sombre, qui se piquait, disait-il, d’avoir l’embonpoint du sentiment. C’est d’Arnaud-Baculard, qui, pour être agréable au juge Goëzman, lui écrit une lettre contenant un renseignement faux, et qui, redressé très poliment aussi dans le premier mémoire de Beaumarchais, lui répond dans le style que voici : « Oui, j’étais à pied et je rencontrai dans la rue de Condé le sieur Caron en carrosse, dans son carrosse ! » Et comme Beaumarchais avait dit que d’Arnaud avait l’air sombre, d’Arnaud s’indigne et s’écrie : « J’avais l’air non pas sombre, mais pénétré. L’air sombre ne va qu’à ces gens qui ruminent le crime, qui se travaillent pour étouffer le remords et pour faire le mal… On vous suit pas à pas dans votre mine, vous marchez à l’éruption… Il y a des cœurs dans lesquels je frémis de lire ; j’y mesure toutes les sombres profondeurs de l’enfer. C’est alors que je m’écrie : Tu dors, Jupiter ! À quoi te sert donc ta foudre ? »

On voit que si d’Arnaud, de son côté, n’est pas méchant, ce n’est pas faute de bonne volonté. Il est peut-être intéressant de reproduire ici la réponse de Beaumarchais ; on y verra avec quelle justesse d’esprit il fait la part de tout le monde et quelle sérénité gaie il apporte dans ce combat. Il commence par reproduire la phrase de d’Arnaud sur le carrosse :


« Dans son carrosse ! répétez-vous avec un gros point d’admiration. Qui ne croirait, après ce triste oui, j’étais à pied, et ce gros point d’admiration qui court après mon carrosse, que vous êtes l’envie même personnifiée ? Mais moi, qui vous connais pour un bon humain, je sais bien que cette phrase dans son carrosse ne signifie pas que vous fussiez fâché de me voir dans mon carrosse, mais seulement de ce que je ne vous voyais pas dans le vôtre.

« Mais consolez-vous, monsieur, le carrosse dans lequel je courais n’était déjà plus à moi quand vous me vîtes dedans. Le comte de La Blache l’avait fait saisir ainsi que tous mes biens : des hommes appelés à hautes armes, habits bleus, bandoulières et fusils menaçans, le gardaient à vue chez moi ainsi que tous mes meubles, et pour vous causer malgré moi le chagrin de me montrer à vous dans mon carrosse, il avait fallu ce jour-là même que j’eusse celui de demander, le chapeau dans une main, le gros écu dans l’autre, permission de m’en servir à ces compagnons huissiers, ce que je faisais, ne vous déplaise, tous les matins ; et pendant que je vous parle avec tant de tranquillité, la même détresse subsiste encore dans ma maison.

« Qu’on est injuste ! On jalouse et l’on hait tel homme qu’on croit heureux, qui donnerait souvent du retour pour être à la place du piéton qui le déteste à cause de son carrosse. Moi, par exemple, y a-t-il rien de si propice que ma situation actuelle pour me désoler ? mais je suis un peu comme la cousine d’Héloïse, j’ai beau pleurer, il faut toujours que le rire s’échappe par quelque coin[9]. Voilà ce qui me rend doux à votre égard. Ma philosophie est d’être, si je puis, content de moi, et de laisser aller le reste comme il plaît à Dieu. »


C’est par de tels passages, qui abondent dans les Mémoires contre Goëzman, que Beaumarchais savait détruire dans le public les préventions répandues contre lui, désarmer les envieux, ramener les malveillans, se faire aimer des indifférens, et intéresser tout le monde à sa cause. Cette page que je viens de citer me semble une de ses meilleures sous le rapport du naturel, de la facilité et de la variété des nuances, surtout si l’on y ajoute ces quelques lignes qui complètent sa réponse à d’Arnaud, et offrent après le miel l’aiguillon : « Pardon, monsieur, si je n’ai pas répondu, dans un écrit exprès pour vous seul, à toutes les injures de votre mémoire ; pardon si, vous voyant mesurer dans mon cœur les sombres profondeurs de l’enfer, et vous écrier : Tu dors, Jupiter, à quoi te sert donc ta foudre ? j’ai répondu légèrement à tant de bouffissure ; pardon, vous fûtes écolier sans doute, et vous savez qu’au ballon le mieux soufflé il ne faut qu’un coup d’épingle. »

De tous les adversaires de Beaumarchais, celui qu’il a le plus maltraité dans ses Mémoires, celui contre lequel sa plume s’emporte souvent jusqu’à l’excès, c’est le gazetier Marin ; mais il faut dire aussi que, de tous ses adversaires, celui-là est sinon le plus violent en paroles, au moins le plus sournois, le plus perfidement venimeux dans l’insinuation, et par conséquent le plus dangereux. Quand on a lu ses factums, on comprend et on excuse l’acharnement de Beaumarchais. Marin était un de ces littérateurs sans talent[10], qui, ne pouvant devenir quelqu’un, s’attachent opiniâtrement à devenir quelque chose, et arrivent parfois, en se remuant beaucoup, à conquérir une sorte de situation. Toutefois, comme leur crédit n’a aucune base, ni littéraire ni morale, il s’ébranle et s’écroule à la première secousse. Sorti, comme dit Beaumarchais, du préceptorat, il avait obtenu le privilége lucratif de la Gazette de France, où il avait perfectionné ce genre de nouvelles auxquelles on donne aujourd’hui le nom d’un oiseau de basse cour, et qu’on nommait alors des marinades[11]. Il était de plus censeur, chef du bureau de la librairie, agent du chancelier Maupeou pour la confection et la distribution des brochures destinées à soutenir les nouveaux parlemens. On assurait de plus que, comme il aimait à manger à plusieurs râteliers, il faisait également circuler sous le manteau les brochures très recherchées et très prohibées des adversaires du chancelier. Il passait aussi, à tort ou à raison, pour prêter de l’argent à gros intérêts et pour diriger des bureaux de nouvelles à la main où l’on vendait la diffamation au plus juste prix. En un mot, c’était un de ces publicistes dont l’espèce n’est peut-être pas absolument perdue. Il n’en était pas moins une manière de personnage assez influent pour que Voltaire, dans un jour de bonne humeur, ait eu l’idée de le patronner comme candidat à l’Académie. « Les Gaillard, écrit-il à Duclos le 22 décembre 1770, les Delille, les La Harpe sont sur les rangs, et ils ont des droits véritables ; mais s’il est vrai qu’il y ait des difficultés pour l’un d’eux, je vous recommande très instamment M. Marin, qui joint à ses talens le mérite de rendre continuellement service aux gens de lettres. »

Les petits services que Marin rendait à Voltaire consistaient à faire arriver, sous son couvert de chef du bureau de la librairie, les ouvrages prohibés du philosophe, qu’il colportait lui-même dans les grandes maisons, ce qui ne l’empêchait pas de faire, pour l’exemple, envoyer de temps en temps aux galères de pauvres diables de colporteurs coupables du même délit que lui. Du reste, il est instructif d’étudier Voltaire dans ses rapports avec Marin : on y voit combien il épousait peu les causes perdues, car il le renie et le bafoue à outrance aussitôt que les mémoires de Beaumarchais ont fait de lui une sorte de brebis galeuse.

Marin vivait d’abord en assez bons termes avec l’auteur d’Eugénie ; en apprenant le procès criminel que lui intentait le juge Goëzman, il s’était entremis sous prétexte d’arranger l’affaire ; mais, dans l’espérance sans doute de plaire au chancelier Maupeou, il ne visait à rien moins qu’à dégager Goëzman aux dépens de Beaumarchais, et voici comment. — On se souvient que toute la force de Goëzman était dans la fausse déclaration imposée par lui au libraire Lejay. Pour obliger le libraire à avouer la vérité, Beaumarchais s’appuyait sur le témoignage du banquier Bertrand, qui avait traité en son nom avec Lejay ; or Bertrand, qui avait d’abord contredit Lejay, était l’ami intime de Marin, et c’était sous son influence que, redoutant les suites d’une lutte contre un membre du parlement, il commençait à tergiverser sur la question capitale des 15 louis reçus et gardés par Mme Goëzman. En même temps que Marin poussait Bertrand à se rétracter, il disait à Beaumarchais : « Ne parlons pas de ces 15 louis, j’assoupirai l’affaire. Il n’y aura que Lejay de sacrifié. » Mais le sacrifice de Lejay et la rétractation de Bertrand laissaient Beaumarchais à la discrétion du juge, et tel était, suivant lui, le but de Marin. « Cette manœuvre, dit-il en empruntant le langage de Rabelais, était le joli petit coutelet avec lequel l’ami Marin entendait tout doucettement m’égorgiller. »

Dans son premier mémoire, Beaumarchais s’était contenté de parer le coup porté par Marin ; il ne mêlait à son exposé du fait aucune personnalité, aucune injure. Marin, persuadé comme Bertrand, comme d’Arnaud, que l’homme était perdu, et que le meilleur moyen de lui imposer silence, c’était de l’effrayer, répond par un mémoire des plus outrageans. Tandis que l’agioteur Bertrand emprunte des épigraphes aux psaumes, le gazetier Marin, qui a écrit une Histoire de Saladin et qui se pique d’être orientaliste, arbore en tête de son mémoire une maxime persane du poète Saadi : « Ne donne pas ton riz au serpent, parce que le serpent te piquera. » C’est Beaumarchais qui est le serpent ; mais Beaumarchais prouvera bientôt à sa manière que c’est Marin « qui, dit-il, au lieu de donner son riz à manger au serpent, en prend la peau, s’en enveloppe, et rampe avec autant d’aisance que s’il n’eût fait autre métier de sa vie. »

Pour signer en même temps que lui, comme le voulait la règle, son premier mémoire, Beaumarchais n’avait trouvé qu’un pauvre avocat obscur nommé Malbête. Marin, qui vise à l’esprit, profite de cette circonstance, et débute ainsi : « On a distribué à toutes les portes de Paris et l’on vend publiquement un libelle signé Beaumarchais-Malbête. » C’était assez joli, mais c’était imprudent, car le gazetier provoquait Beaumarchais à un genre de combat dans lequel tout l’avantage était du côté de l’auteur des mémoires. Aussi la réponse ne se fait pas attendre : « Le gazetier de France, dit Beaumarchais, se plaint de la fausseté des calomnies répandues dans un libelle signé, dit-il, Beaumarchais-Malbête, et il entreprend de se justifier par un petit manifeste signé Marin, qui n’est pas Malbête. »

Si les mémoires de Marin n’étaient que plats, on pourrait trouver cruelles les réponses de Beaumarchais ; mais ils sont d’une méchanceté vile et sournoise qui irrite et indigne. Marin prend l’air d’un homme sensible déplorant l’ingratitude de Beaumarchais. Faisant allusion au procès La Blache, il s’écrie : « Il le perdit, ce procès qui compromettait si singulièrement son honneur et sa fortune ; il me fit part de ce malheur, j’en fus touché, et je courus lui porter dans sa prison le seul secours qui fût en mon pouvoir : celui de le plaindre et de le consoler. Il obtint enfin sa liberté, vint me remercier de mes soins, et, quoi qu’il y eût chez moi plusieurs personnes, il se livra à son indiscrétion ordinaire, et se permit des propos plus qu’imprudens et contre son rapporteur, et contre sa partie, et contre… » (L’honnête Marin met ici plusieurs points : cela veut dire contre le parlement et contre le gouvernement ; puis il continue) : « J’en fus affligé par l’amitié dont je le croyais digne, et je lui en fis des reproches. » C’est la délation politique, on le voit, pratiquée bassement, par insinuation et avec réticence. Les passages de ce genre abondent dans ses mémoires : « Ah ! si j’étais capable, s’écrie-t-il ailleurs, d’abuser de ces effusions que l’amitié motive, pardonne et oublie… (Ici encore des points.) Il ne se souvient donc pas des propos qu’il a tenus et chez moi et ailleurs en présence de plusieurs témoins, et qui lui attireraient une peine un peu plus grave que celle qu’il pourra encourir par le jugement à intervenir. » Honnête et sensible Marin ! la peine qui menace Beaumarchais, c’est omnia citrà mortem, et cela ne suffit pas au gazetier ! — En effet, dans un autre mémoire, il écrit fort naïvement : « Quand la calomnie répandue dans un libelle déchire la réputation d’un citoyen honnête, ceux qui en sont les auteurs doivent être soumis à des peines afflictives, souvent même à la peine capitale. » Aussi a-t-il soin de répéter sans cesse que Beaumarchais parle des ministres et des personnes en place avec une hardiesse punissable ; qu’il attaque la religion et le gouvernement, que si lui, Marin, n’était pas trop doux pour abuser de ses avantages, il pourrait prouver jusqu’à l’évidence que son adversaire a commis des crimes atroces et qu’il est le dernier des scélérats ; « mais il n’est pas, dit-il, dans mon caractère de faire du mal à mes propres ennemis. » Ce ton hypocrite d’un homme qui cherche à poignarder les gens par derrière en ayant l’air de les ménager révoltait à bon droit les consciences, et lorsqu’on voyait Beaumarchais poussé à bout s’avancer gaiement et résolument contre ce sycophante, l’aborder de face, l’accabler de coups pressés et vigoureux, on applaudissait avec fureur ; on lui pardonnait même, après l’avoir terrassé, de le fouler aux pieds sans miséricorde.

Tout le monde a lu ce beau début du quatrième mémoire, le plus remarquable de tous, où l’auteur, trouvant le secret de rajeunir un sujet qui semblait épuisé, se suppose engagé dans un colloque avec Dieu même, qui lui dit : « Je suis celui par qui tout est ; sans moi tu n’existerais point ; je te douai d’un corps sain et robuste, j’y plaçai l’âme la plus active : tu sais avec quelle profusion je versai la sensibilité dans ton cœur et la gaieté sur ton caractère ; mais, pénétré que je te vois du bonheur de penser, de sentir, tu serais aussi trop heureux si quelques chagrins ne balançaient pas cet état fortuné : ainsi tu vas être accablé sous des calamités sans nombre, déchiré par mille ennemis, privé de ta liberté, de tes biens, accusé de rapines, de faux, de corruption, de calomnie, gémissant sous l’opprobre d’un procès criminel, garrotté dans les liens d’un décret, attaqué sur tous les points de ton existence par les plus absurdes on dit, et ballotté longtemps au scrutin de l’opinion pour décider si tu n’es que le plus vil des hommes ou seulement un honnête citoyen. » Beaumarchais se prosterne, accepte sa destinée, et demande à Dieu de lui accorder au moins des ennemis tels qu’ils puissent seulement exercer son courage sans l’abattre, et il part de là pour les passer tous encore une fois en revue et les peindre au complet. Nous ne citerons que le paragraphe où il demande à Dieu de lui donner Marin : « Je désirerais, dit-il, que cet homme fût un esprit gauche et lourd, que sa méchanceté maladroite l’eût depuis longtemps chargé de deux choses incompatibles jusqu’à lui : la haine et le mépris public ; je demanderais surtout qu’infidèle à ses amis, ingrat envers ses protecteurs, odieux aux auteurs dans ses censures, nauséabond aux lecteurs dans ses écritures, terrible aux emprunteurs dans ses usures, colportant les livres défendus, espionnant les gens qui l’admettent, écorchant les étrangers dont il fait les affaires, désolant pour s’enrichir les malheureux libraires, il fût tel enfin, dans l’opinion des hommes, qu’il suffît d’être accusé par lui pour être présumé honnête, son protégé pour être à bon droit suspect : donne-moi Marin. »

On ne sera peut-être pas fâché de savoir comment Marin apprécie ce morceau. Il demande au parlement la tête de Beaumarchais, non pas précisément pour l’avoir insulté, lui, Marin, — il est trop désintéressé pour s’occuper de sa propre injure, — mais pour avoir insulté la Divinité par une imprécation scandaleuse et un badinage impie. À la fin de sa requête, il insiste encore sur cette prière sacrilège que le sieur Caron fait à la Divinité en lui demandant de coopérer avec lui à des crimes. « C’est une licence, dit Marin, dont il n’y a pas d’exemple depuis le commencement de la monarchie. » C’est ainsi que Marin justifie l’application que lui fait Beaumarchais des deux vers de Boileau sur Cotin :

Qui méprise Marin n’estime point son roi,
Et n’a, selon Marin, ni Dieu, ni foi, ni loi.

Le second portrait de Marin, qui se trouve dans le même mémoire, est encore plus coloré ; mais il est aussi beaucoup plus chargé, et en quelques points il touche au mauvais goût. Beaumarchais se laisse entraîner par les applaudissemens, et il abuse[12]. Le fait est que l’infortuné gazetier de France sortit de ce combat blessé à mort ; il ne s’en releva plus. Il ne pouvait se montrer nulle part sans se voir assailli de quolibets. Tous les petits théâtres exploitaient la vogue du ridicule attaché à son nom[13]. Bientôt le ministère, éclairé apparemment sur quelques méfaits, lui ôta toutes ses places, et sa chute fut aussi rapide que l’avait été son élévation. Cependant, comme il avait su gagner de l’argent, il prit le parti philosophique de se retirer dans son pays natal, à La Ciotat, où il acheta une charge de lieutenant-général de l’amirauté. Après la révolution, quand le souvenir de ses disgrâces eut été effacé par d’autres événemens beaucoup plus importans, il revint à Paris, où il mourut en 1809, à quatre-vingt-neuf ans, doyen des gens de lettres. Il eut encore le temps de voir paraître la première édition générale des œuvres de son rude adversaire. Il ne méritait sans doute pas toute la mauvaise réputation que lui valut son démêlé avec Beaumarchais ; il faut toujours faire la part de l’excès dans ces sortes de polémiques personnelles, qui heureusement ne sont plus guère dans nos mœurs ; mais il est très certain que c’est lui qui avait pris l’initiative, non pas de l’attaque, mais de l’outrage, — et si la polémique de Beaumarchais est parfois choquante pour le goût, la sienne a des allures obliques de délateur et de tartufe qui le rendent très peu intéressant.

Parmi tous les témoignages défavorables pour Marin qui se rencontrent dans les papiers de Beaumarchais, je n’en citerai qu’un, qui emprunte quelque prix au nom de l’auteur. Dans son troisième mémoire, Beaumarchais, opposant aux éloges que Marin se donne à lui-même le témoignage de diverses personnes qui ont à se plaindre de lui, s’exprime ainsi : « Oseriez-vous compter sur le témoignage de M. de Saint-P., qui depuis cinq ans gémit du malheur de vous avoir confié ses pouvoirs pour un arbitrage, et qui ne cesse de demander vengeance au ministère contre vous ? » Ce Saint-P. n’est autre que Bernardin de Saint-Pierre, qui végétait alors à Paris, pauvre, inconnu, et qui, ayant eu à se plaindre de Marin, répond à Beaumarchais, qui l’interroge, par une lettre dont j’extrais le passage suivant, peu flatteur pour le gazetier :


« Je vous plains, monsieur, d’avoir trouvé dans votre chemin un homme aussi dangereux, aussi profondément pervers, et qui peut emprunter des forces particulières d’un inspecteur de police, son ami, nommé d’Hémery… Je souhaite pour le bien public, pour mon repos et pour l’avantage de la littérature, que votre affaire puisse donner lieu à éclairer la marche de ces gens-là. Il me semble que l’on voudrait que je concourusse à servir de vengeur ; mais je le répète, monsieur, je me suis livré à la justice et aux effets de l’exact honneur de M. de Sartines. Le jour où il m’ouvrira la bouche, je parlerai dans les termes les moins obscurs, et l’on ne pourra méconnaître les caractères du galant homme et du bon citoyen. Vous pouvez juger, monsieur, par mes détails, que je n’ai nulle intention de vous désobliger. Je vous prie même d’être bien persuadé que je vous rends tout ce que je dois à un homme de lettres fait pour atteindre à la réputation de Molière, et que c’est avec ces sentimens que j’ai l’honneur d’être, etc.

« De Saint-Pierre,
« Quai des Miramiones, le 12 décembre 1773. »


Indépendamment de l’intérêt qu’offre ici ce témoignage sur Marin, la fin de cette lettre prouve la sagacité de Bernardin de Saint-Pierre, qui, à une époque où Beaumarchais n’a encore publié que des drames, devine, à la seule lecture de ses mémoires qu’il est avant tout né pour réussir dans la comédie.

Marin n’avait épargné à Beaumarchais aucun genre de mauvais procédés ; car, non content de lui imputer vaguement les crimes les plus noirs, c’est lui qui le premier a cherché à insinuer qu’il n’était pas même l’auteur des mémoires publiés en son nom, qu’il fournissait seulement les malices, et que d’autres fournissaient les idées et le style. À cette absurde hypothèse, Beaumarchais répondait gaiement à sa manière : « Puisque c’est un autre, disait-il, qui écrit mes mémoires ce maladroit de Marin devrait bien lui faire rédiger les siens. » Gudin affirme que Jean-Jacques Rousseau disait à ce sujet : « Je ne sais pas qui écrit les mémoires de Beaumarchais ; mais ce que je sais bien, c’est qu’on n’écrit pas de tels mémoires pour un autre. » En effet, la personnalité de l’auteur perce à chaque ligne de ce singulier ouvrage, dont la lecture suffit pour réduire à néant la ridicule hypothèse de Marin ; mais, puisque cette hypothèse a été reproduite quelquefois, et puisque j’ai sous les yeux les brouillons mêmes des mémoires, on aimera peut-être à trouver ici quelques détails nouveaux sur la manière dont ils ont été composés. On lit avec plaisir, dans le Port-Royal de M. Sainte-Beuve, les détails qu’il a recueillis sur la composition des Provinciales. Les mémoires contre Goëzman sont peut-être d’un ordre moins élevé, mais ils ne sont pas sans quelque analogie avec le célèbre ouvrage de Pascal sous le rapport de la rédaction, de la publication et de l’effet produit. Ils embrassent, comme les Provinciales, peut-être même plus que les Provinciales, une grande variété de sujets. Indépendamment des tableaux de mœurs, des portraits et de la polémique personnelle, on y trouve des discussions de droit, des détails de procédure, des critiques voilées de l’organisation judiciaire d’alors, des aperçus historiques ; on y lit même une dissertation sur le baptême, où Beaumarchais cite Marc-Aurèle et Tertullien, et prend le ton austère du sujet en s’excusant d’être obligé de consacrer, dit-il, sa plume inégale et profane à une question si imposante ; il y a de tout enfin dans les mémoires contre Goëzman, il y a même un peu de chirurgie, ne serait-ce que l’énoncé du plaisant problème sur le cerveau de Bertrand, dont les deux lobes ne sont pas également sains. La souplesse du talent de l’auteur lui permettait de prendre facilement tous les tons ; mais, pour le fond des idées, il était nécessairement obligé de recourir parfois à autrui, et de même que Pascal mettait à profit l’érudition d’Arnauld, de Nicole, et luttait contre les jésuites entouré d’un groupe de jansénistes très-vivement mêlés à tous les incidens du combat, de même Beaumarchais livrait bataille à Goëzman, Marin, Bertrand, et par suite au parlement tout entier, assisté d’une petite phalange d’amis moins austères que les jansénistes, mais non moins ardens, qui se montraient empressés à lui fournir tous les renseignemens, tous les conseils dont il pouvait avoir besoin. Chacun lui apportait des idées, des notes, quelquefois même des morceaux ; il changeait, transformait, fondait tout cela, imprimant à tout le cachet de son esprit facile, animé, flexible et mordant.


III. — LES AMIS DE BEAUMARCHAIS. — LA SENTENCE.

Ce ne sont point, à l’exception de Gudin, des littérateurs de profession qui viennent en aide à Beaumarchais dans sa lutte contre Goëzman ; ces collaborateurs sont ses parens et ses amis les plus intimes. C’est d’abord le père Caron, qui, avec ses soixante-seize ans, donne encore son avis sur les mémoires de son fils ; c’est sa sœur Julie, dont on connaît maintenant la vocation littéraire, et dont nous allons montrer l’intervention dans les mémoires contre Goëzman ; c’est M. de Miron, le beau-frère de Beaumarchais, homme d’esprit dont nous avons parlé ailleurs, et qui fournit des notes pour la partie satirique ; c’est Gudin, qui, très-fort sur l’histoire ancienne, aide à composer quelques morceaux d’érudition, et dont la prose lourde et pâle s’assouplit et se colore sous la plume de son ami ; c’est un jeune avocat très-distingué, nommé Falconnet, qui surveille la rédaction de l’auteur quand il s’agit de questions de droit ; c’est enfin un médecin provençal, nommé Gardanne, qui dirige spécialement la dissection des deux Provençaux, ses compatriotes, Marin et Bertrand.

Telle est la petite phalange que Mme Goëzman, dans ses mémoires, appelle une clique infâme, et que le grand Bertrand, moins féroce et plus sensé, nomme tout simplement la bande joyeuse. Ils sont en effet assez joyeux, tous ces bourgeois spirituels, groupés autour de Beaumarchais, combattant avec lui contre une foule d’ennemis, et non sans courir quelques dangers personnels, car Julie notamment fut dénoncée en forme par le conseiller Goëzman : il y a une requête imprimée de ce juge dirigée spécialement contre elle, mais qui n’eut pas de suite. Tous, du reste, ont subi interrogatoires, confrontations et récolemens ; ils ne s’en portent pas plus mal, et leur gaieté entretient le courage et l’ardeur de l’homme auquel ils sont dévoués corps et âme. Le quartier-général n’est pas chez Beaumarchais. Depuis la perte du procès La Blache, il a rompu sa maison : il a placé sa sœur Julie comme pensionnaire libre à l’abbaye Saint-Antoine ; son père est en pension chez une vieille amie ; deux autres sœurs sont dans un couvent de Picardie. Quoique ses affaires soient très-dérangées, il n’en continue pas moins, comme toujours, à pensionner toute sa famille. Quant à lui, il vit en camp volant, aux prises avec les huissiers du comte de La Blache et les décrets d’ajournement personnel du juge Goëzman. Toujours courant, toujours luttant, il vient préparer et concerter, avec ses amis, ses moyens de défense et d’attaque dans la maison de celle de ses sœurs qui a épousé le célèbre horloger Lépine, et qui demeure précisément dans le voisinage du Palais-de-Justice. C’est dans cette maison qu’on se réunit, c’est là qu’on apporte les renseignemens, les notes, et qu’on discute les élémens de chaque mémoire. Tous les brouillons sont écrits de la main de Beaumarchais ; tous les morceaux brillans sont refaits par lui trois ou quatre fois. S’il n’exécute pas à la lettre le précepte de Boileau : vingt fois sur le métier, etc., c’est qu’il n’a pas le temps ; il n’en est pas moins vrai que, comme tous ceux qui veulent bien écrire, il corrige beaucoup et recommence souvent. Son premier jet, tracé d’une écriture rapide, est presque toujours trop abondant, trop prolixe, il offre souvent des constructions incorrectes, des expressions trop fortes et de mauvais goût. À la seconde rédaction, Beaumarchais coupe, amende, resserre, épure le tout. S’il lui arrive parfois de se contenter trop facilement, il a des amis prompts à le censurer et qui ne lui ménagent pas les critiques, à en juger par cette note que je trouve écrite de la main de son beau-frère, M. de Miron, au sujet du manuscrit du troisième mémoire qu’on avait sans doute examiné en l’absence de Beaumarchais avant l’impression.


« Bovine, dit M. de Miron, déplaît à tout le monde.

« Ce qui est rayé au bas de la quatrième page paraît absolument de trop et dégoûtant[14].

« Ce qui l’est dans la cinquième semble être de Baculard. On trouve l’exorde trop long. Les avis se réunissent pour raccourcir au moins ce paragraphe.

« Le premier paragraphe de la septième page ne paraît pas clair, à moins qu’on ne retranche pour bien prouver ce que je n’ai fait qu’avancer, et qu’on ne mette, en ce cas, ne plus revenir au lieu de me taire. Voici comme sera la phrase : Que me reste-t-il à faire ? ne plus revenir sur ce que j’ai prouvé, prouver ce que je n’ai fait qu’avancer, et répliquer en bref à une foule de mémoires, etc. »


Beaumarchais fait très-docilement son profit de toutes ces critiques ; aussi les Mémoires contre Goëzman, s’ils ne présentent pas, à cause même de la nature du sujet, tout l’intérêt du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro, n’en sont pas moins le plus remarquable de tous les ouvrages de Beaumarchais sous le rapport du style, celui où les belles qualités de l’écrivain sont le moins mêlées de défauts. Il y a des morceaux d’une perfection achevée. Plus tard, après le grand succès des mémoires, l’auteur devint plus rétif aux observations ; nous en verrons la preuve et la conséquence aux temps du procès Kornman. À l’époque où nous sommes, Beaumarchais tire parti de tout, même de la prose de sa sœur Julie ; c’est ainsi qu’ils ont rédigé à deux un des passages des mémoires contre Goëzman que l’on cite quelquefois avec raison comme un des plus gracieux : c’est celui où Beaumarchais répond à Mme Goëzman, qui lui reprochait d’être le fils d’un horloger ; le texte primitif était bref et un peu sec. « J’avoue, répondait Beaumarchais, que rien ne peut me laver du très-grave reproche que vous me faites d’être le fils de mon père ; en vérité, je n’en vois aucun autre contre qui je voulusse le troquer, mais je connais trop bien le prix du temps qu’il m’apprit à mesurer pour le perdre à relever de pareilles fadaises. »

Julie, trouvant sans doute ce passage trop dépourvu de couleur, propose une autre rédaction, qu’elle écrit de sa main à deux reprises sur une feuille détachée ; la voici :


« Vous entamez, dit Julie, ce chef-d’œuvre par me reprocher l’état de mon père, qu’il était horloger : oh ! la bonne gaieté ! et vous vous êtes battus, dit-on, avec Marin pour lui voler ce trait dont il s’était paré[15]. Eh bien ! monsieur et madame, il est trop vrai qu’à plusieurs branches de commerce, il avait réuni une assez grande célébrité dans l’art de l’horlogerie : forcé de passer condamnation sur cet article, j’avoue avec douleur que rien ne peut me laver du très grave reproche que vous me faites d’être le fils de mon père ; mais je m’arrête, car, tenez, je le sens derrière moi qui lit ce que j’écris, et rit en m’embrassant, comme s’il était charmé que je lui appartienne. »


Il est visible que l’esquisse primitive s’est colorée et animée sous le pinceau de Julie ; son frère n’a plus qu’à retoucher, et c’est ce qu’il fait avec une parfaite justesse d’esprit et de goût, car voici le texte définitif et tel qu’il a été publié :


« Vous entamez ce chef-d’œuvre par me reprocher l’état de mes ancêtres ; hélas ! madame, il est trop vrai que le dernier de tous réunissait à plusieurs branches de commerce une assez grande célébrité dans l’art de l’horlogerie. Forcé de passer condamnation sur cet article, j’avoue avec douleur que rien ne peut me laver du juste reproche que vous me faites d’être le fils de mon père… Mais je m’arrête, car je le sens derrière moi qui regarde ce que j’écris et rit en m’embrassant. Ô vous, qui me reprochez mon père, vous n’avez pas l’idée de son généreux cœur. En vérité, horlogerie à part, je n’en vois aucun contre qui je voulusse le troquer ; mais je connais trop bien le prix du temps, qu’il m’apprit à mesurer, pour le perdre à relever de pareilles fadaises. »


Le tableau ainsi complété et retouché est parfait de ton et de nuances, mais il est incontestable que l’idée la plus heureuse vient de Julie. Peut-être aussi cette idée lui avait-elle été inspirée par le père Caron lui-même, qu’on se figure tout naturellement assistant à cette rédaction et passant sa tête blanche par dessus l’épaule du frère et de la sœur. Ce passage est d’ailleurs le seul où la rédaction d’autrui entre pour une aussi forte part dans celle de Beaumarchais. Les mémoires sont donc bien de lui, entièrement de lui. L’emprunt fait à Julie ne compte même pas, car, en utilisant l’esprit de sa sœur, Beaumarchais pouvait dire : Cela ne sort pas de la famille.

Il ne me reste plus maintenant qu’à essayer de peindre exactement l’effet produit par cette lutte entre un simple particulier et un parlement détesté, que le public identifiait avec la personne de Goëzman. Cet effet fut immense et entretenu par la durée du combat, dont l’issue, retardée de jour en jour par divers incidens, se fit attendre sept mois, depuis août 1773 jusqu’au 26 février 1774. Durant ces sept mois, en l’absence d’événemens plus importans, Paris tout entier, la France, et on peut même dire l’Europe, eurent les yeux fixés sur Beaumarchais et son procès.

On sait avec quelle ardeur de curiosité et d’intérêt Voltaire suivait ce combat des hauteurs de Ferney. Bien qu’il eût d’abord écrit en faveur du chancelier Maupeou, il désertait maintenant sa cause et subissait l’influence des mémoires de Beaumarchais. « Quel homme ! écrivait-il. Il réunit tout, la plaisanterie, le sérieux, la raison, la gaieté, la force, le touchant, tous les genres d’éloquence, et il n’en recherche aucun, et il confond tous ses adversaires, et il donne des leçons à ses juges. Sa naïveté m’enchante, je lui pardonne ses imprudences et ses pétulances. » — « J’ai peur, dit-il ailleurs, que ce brillant écervelé n’ait au fond raison contre tout le monde. Que de friponneries, ô ciel ! que d’horreurs ! que d’avilissement dans la nation ! quel désagrément pour le parlement ! »

Le flegmatique Horace Walpole, quoique moins ému que Voltaire, cède également à l’attrait des mémoires. « J’ai reçu, écrit-il à Mme du Deffand, les mémoires de Beaumarchais ; j’en suis au troisième, et cela m’amuse beaucoup. Cet homme est fort adroit, raisonne juste, a beaucoup d’esprit ; ses plaisanteries sont quelquefois très-bonnes, mais il s’y complaît trop. Enfin je comprends que, moyennant l’esprit de parti actuel chez vous, cette affaire doit faire grande sensation. J’oubliais de vous dire l’horreur qui m’a pris des procédés en justice chez vous. Y a-t-il un pays au monde où l’on n’eût puni sévèrement cette Mme Goëzman ? Sa déposition est d’une impudence affreuse. Permet-on donc chez vous qu’on mente, qu’on se coupe, qu’on se contredise, qu’on injurie sa partie d’une manière si effrénée ? Qu’est devenue cette créature et son vilain mari ? Répondez, je vous prie. »

En Allemagne, l’effet n’était pas moindre qu’en Angleterre. Goethe nous a raconté lui-même comment, à Francfort, dans une société où on lisait tout haut les mémoires de Beaumarchais, une jeune fille lui donna l’idée de transformer en drame l’épisode de Clavijo. À Paris, l’impression était naturellement plus vive encore ; l’adversaire de Goëzman avait pour lui non-seulement les jeunes gens et les femmes, mais tous les magistrats de l’ancien parlement et tout ce qui tenait à eux. Bien plus, telle était l’inconsistance des esprits, que Louis XV lui-même s’amusait de cet ouvrage ; Mme Du Barry en riait, elle faisait jouer chez elle des proverbes où l’on mettait en scène la confrontation de Mme Goëzman et de Beaumarchais. Maupeou seul ne riait pas. L’enthousiasme excité par les mémoires de Beaumarchais me paraît vivement rendu dans les deux lettres suivantes, qui sont de la femme d’un président de l’ancien parlement, Mme de Meinières[16] ; elles contiennent de plus une spirituelle analyse du quatrième mémoire, et c’est ce qui me détermine à les citer presque tout entière.


« Je l’ai fini, monsieur, cet étonnant mémoire. Je maudissais hier les visites qui interrompaient cette délicieuse lecture, et, quand elles étaient sorties, je les remerciais d’avoir prolongé mes plaisirs en les interrompant. Bénis soient au contraire et à jamais le grand cousin, le sacristain, le publiciste et tous les respectables qui nous ont valu la relation de votre voyage en Espagne ! Vous devez des récompenses à ces gens-là. Vos meilleurs amis ne pouvaient vous faire aussi bien valoir par leurs éloges et leur attachement que vos ennemis ont fait en vous forçant de parler vous-même de vous-même. Grandisson, le héros de roman le plus parfait, ne vous vient pas à la cheville du pied. Quand on vous suit chez ce M. Clavijo, chez M. Whall, dans le parc d’Aranjuès, chez l’ambassadeur, chez le roi, on palpite, on frémit, on s’indigne avec vous. Quel pinceau magique que le vôtre, monsieur ! quelle énergie d’âme et d’expressions ! quelle prestesse d’esprit ! quel mélange incroyable de chaleur et de prudence, de courage et de sensibilité, de génie et de grâce ! J’eus l’honneur de voir hier Mlle d’Ossun[17], et nous parlâmes de vous, de votre mémoire ; peut-on parler d’autre chose ? Elle me dit que vous aviez passé à sa porte. Si vous aviez besoin de la rencontrer, elle vient assez exactement les dimanches aux Pavillons[18], et je vous offre de vous y rassembler. C’est une fille du premier mérite dont le cœur et la tête sont excellens ; mais, à propos de cœur et de tête, qu’en faisiez-vous chez Mme de Saint-Jean ? Vous m’y paraissiez aimable comme un joli homme, et ce n’est pas la façon de l’être la plus attrayante pour une vieille femme telle que moi. J’ai bien vu que vous aviez de l’esprit, des talens, de la confiance, des agrémens dans le commerce ; mais je n’aurais jamais deviné en vous, monsieur, un vrai père de famille et l’auteur sublime de vos quatre mémoires[19] ; il faut que je sois bien bête, et que les points qui forment un cercle brillant, comme était celui de cette femme charmante, éblouissent, fatiguent une sauvage de mon espèce jusqu’à l’empêcher de les distinguer.

« Recevez mes remerciemens de l’enthousiasme où vous entraînez vos lecteurs et les assurances de la véritable estime avec laquelle j’ai l’honneur d’être, monsieur, etc.

« Guichard de Meinières. »
« Ce 18 février 1774. »


« Quel que soit l’événement de votre querelle avec tant d’adversaires, je vous félicite, monsieur, de l’avoir eue ; il en résultera toujours que vous êtes le plus honnête homme du monde, puisqu’on n’a pu, en feuilletant votre vie, démontrer que vous étiez un scélérat, et assurément vous vous êtes fait connaître pour l’homme le plus éloquent dans tous les genres d’éloquence qu’il y ait dans notre siècle. Votre prière à l’Être suprême est un chef-d’œuvre de sublime et de comique, dont le mélange étonnant, ingénieux, neuf, produit le plus grand effet. J’avoue avec Mme Goëzman que vous êtes un peu malin, et, à son exemple, je vous le pardonne ; car vos malices sont délicieuses. J’espère, monsieur, que vous n’avez pas assez mauvaise opinion de moi pour me plaindre d’une lecture de cent huit pages quand vous les avez écrites. Je commence par les dévorer, et puis je reviens sur mes pas ; je m’arrête tantôt sur un endroit digne de Démosthène, tantôt sur un autre supérieur à Cicéron, et enfin sur mille aussi plaisans que Molière ; j’ai tellement peur d’achever et de ne pouvoir plus rien lire ensuite, que je recommence chaque alinéa pour vous donner le temps de produire votre cinquième mémoire, où l’on trouvera sans doute votre confrontation avec M. Goëzman ; je vous demanderai volontiers en grâce de m’avertir seulement par la petite poste la veille que le libraire en enverra des exemplaires à la veuve Lamarche ; c’est elle qui me les a toujours fournis. J’en prends plusieurs à la fois pour nous et pour nos amis[20], et je suis furieuse lorsque, faute de savoir qu’ils paraissent, j’y envoie trop tard, et qu’on me rapporte qu’il faut attendre au lendemain. »


C’était à qui enverrait à Beaumarchais des renseignemens, des conseils, des félicitations et des encouragemens. Plusieurs même poussent la bienveillance jusqu’à lui adresser modestement des mémoires tout faits, comme si son esprit ne pouvait se passer de leur concours. Voici un de ces correspondans qui ne signe pas, mais qui me fait tout l’effet d’être un membre de l’ancien parlement ; il envoie un mémoire, recommande instamment le secret, et termine ainsi : « La machine se détraque, on vous en a l’obligation, ne serait-ce pas le moment le frapper les grands coups ? Je m’en rapporte à votre prudence pour le tout. D’après vos écrits, je vous crois aussi honnête homme que moi, ce que je ne dirais pas de tout le monde ; je ne crains rien. » La lettre est sans signature. Quel Bayard que ce correspondant ! Le monde est ainsi plein de gens héroïques qui exhortent les autres à l’audace sous le voile de l’anonyme.

Beaumarchais ne manquait pas d’audace, mais il ne voulait point pousser le parlement à bout, il savait que la faveur publique est fragile et inconstante. Le prince de Conti, son plus chaud protecteur, lui avait dit : « Si vous avez le malheur d’être touché par le bourreau, je serai forcé de vous abandonner. » Il s’agissait donc de conserver et d’entretenir la puissance qu’il empruntait à l’opposition sans exaspérer des juges déjà irrités, de proportionner toujours son ton à la qualité des personnes, et de savoir au besoin, comme on l’a dit très-spirituellement, donner des soufflets, mais à genoux. C’est ce qu’il fit surtout avec une merveilleuse souplesse à la suite d’un incident qui augmenta encore l’intérêt qu’il inspirait. Un colonel de cavalerie dont Maupeou a fait ex abrupto un magistrat, le président de Nicolaï, très-lié avec Goëzman et furieux contre Beaumarchais, le rencontre dans la salle des Pas-Perdus et l’insulte en ordonnant aux huissiers de le faire sortir. Beaumarchais porte plainte contre ce magistrat. Le premier président le fait venir, l’invite à retirer sa plainte. Beaumarchais obéit, et dans son dernier mémoire il consigne avec respect le dédaigneux pardon qu’il accorde à M. de Nicolaï. Bientôt son influence est telle que cet homme si méprisé par ses juges au début du combat et qui sollicitait vainement des récusations par la voie judiciaire, n’a plus qu’à désigner dans ses mémoires ceux des magistrats qu’il considère comme ses plus violens ennemis, pour leur arracher cette récusation. C’est un de ceux-là, un conseiller de grand’chambre, nommé Gin, qui lui adresse une sorte de mémoire de six grandes pages, dont j’extrais quelques passages où l’on voit la fierté du juge s’effacer devant la popularité toujours croissante de l’accusé.


« J’ai lu votre dernier mémoire, monsieur, écrit ce conseiller ; je cède à vos instances en cessant d’être votre juge ; mais, pour éviter toute équivoque sur les motifs qui m’ont empêché jusqu’ici de prendre ce parti et sur ceux qui m’y déterminent aujourd’hui, je crois devoir vous faire part et au public de ces motifs… »


Et après une longue apologie de sa conduite, ce juge, jusque-là ennemi déclaré de Beaumarchais, termine ainsi :


« Je crois vous avoir prouvé, monsieur, que j’ai encore dans cet instant toute l’impartialité nécessaire pour juger M. et Mme de Goëzman et vous-même ; mais vos attaques se multiplient au point que j’aurais lieu de craindre, en vous jugeant, que le public ne soupçonnât mon âme de quelque émotion qui vous fût peu favorable. C’est à cette délicatesse que je sacrifie mes sentimens particuliers, et, pour vous donner une nouvelle preuve de mon impartialité, je vous déclare, monsieur, que je n’exige d’autre réparation des imputations contenues dans vos mémoires que de rendre publique cette lettre que je remets en même temps à M. le premier président.

« Je suis, monsieur, avec les sentimens qui vous sont dus, votre très-humble, etc. »

« Gin.[21] »
« Ce 15 juin 1774. »


À travers la morgue parlementaire, on sent dans cette lettre la pression exercée par l’ascendant de Beaumarchais ; c’est lui qui maintenant va donner une leçon de dignité à ce juge, son ennemi, en écrivant à son tour au premier président une lettre dont j’extrais ces quelques lignes :


« Monseigneur,

« J’ai l’honneur de vous adresser une copie de la lettre apologétique que j’ai reçue de M. Gin. Mon profond respect pour la cour m’empêche de donner à cette lettre la publicité que ce magistrat semblait d’abord désirer qu’elle reçût, persuadé qu’en y réfléchissant mieux il me saura gré de renoncer au projet de l’imprimer avec mon commentaire. »


Quoi de plus étrange, en effet, pour le temps que de voir un juge demander lui-même à un accusé dont les mémoires sont en contravention avec la loi et seront tout à l’heure condamnés à être brûlés, de lui accorder dans ces mémoires une place pour sa justification auprès du public ? Je ne connais rien qui donne une idée plus nette que cette lettre du conseiller Gin de la situation de Beaumarchais à la fin de ce fameux procès.

Cependant, si la peur agissait sur quelques magistrats du parlement Maupeou, la colère subsistait chez le plus grand nombre à l’état latent, et ils voyaient avec joie approcher l’heure de la vengeance. Le jour du jugement arriva enfin, le 26 février 1774, au milieu de l’attente universelle. « Nous attendons aujourd’hui, écrit Mme du Deffand à Walpole, un grand événement : le jugement de Beaumarchais… M. de Monaco l’a invité ce soir pour nous faire la lecture d’une comédie de sa façon qui a pour titre le Barbier de Séville… Le public s’est affolé de l’auteur, on le juge tandis que je vous écris. On prévoit que le jugement sera rigoureux, et il pourrait arriver qu’au lieu de souper avec nous il fût condamné au bannissement ou même au pilori ; c’est ce que je vous dirai demain. »

Voilà bien la dose d’intérêt que Mme du Deffand prenait aux gens. Quel dommage pour elle si Beaumarchais eût été condamné au pilori ! Elle eût perdu sa lecture du Barbier. Elle la perdit néanmoins ; la délibération des juges se prolongeant (elle dura douze heures), Beaumarchais adresse au prince de Monaco le billet inédit suivant qui répond à la lettre de Mme du Deffand :


« Beaumarchais, infiniment sensible à l’honneur que veut bien lui faire M. le prince de Monaco, répond du palais, où il est cloué depuis six heures du matin, où il a été interrogé à la barre de la cour, et où il attend le jugement qui se fait bien attendre ; mais, de quelque façon que tournent les choses, Beaumarchais, qui est entouré de ses proches en ce moment, ne peut se flatter de leur échapper, qu’il ait à recevoir des complimens de félicitation ou de condoléance. Il supplie donc M. le prince de Monaco de vouloir bien lui réserver ses bontés pour un autre jour. Il a l’honneur de l’assurer de sa très-respectueuse reconnaissance.

« Ce samedi 26 février 1774. »


Au moment où il écrivait ce billet, Beaumarchais, après s’être rendu au palais, où il avait vu passer devant lui tous ses juges, venait de subir, selon l’usage, son dernier interrogatoire. La nuit précédente avait été consacrée par lui à régler ses affaires : il paraît qu’il était décidé à se tuer, s’il eût été condamné au pilori. Voyant que la délibération se prolongeait et vaincu par la fatigue, il se rendit chez Mme Lépine, sa sœur, se coucha, et s’endormit d’un profond sommeil.


« Il dormait, dit Gudin dans son manuscrit, et ses juges veillaient, tourmentés par les furies, divisés entr’eux. Ils délibéraient dans le tumulte, opinaient avec rage, voulaient punir l’auteur des Mémoires, prévoyaient les clameurs du public prêt à les désavouer, et remplissaient la salle de leurs cris contentieux. »


Ils s’arrêtèrent enfin à une sentence par laquelle ils espéraient donner satisfaction au public en se vengeant eux-mêmes. Ils condamnèrent Mme Goëzman au blâme, son mari fut mis hors de cause, sentence équivalente au blâme pour un magistrat et qui le force à quitter sa charge ; enfin ils condamnèrent Beaumarchais également au blâme.

La peine du blâme était une peine infamante qui répondait à peu près à ce qu’on appelle aujourd’hui la dégradation civique ; elle rendait le condamné incapable d’occuper aucune fonction publique, et il devait recevoir cette sentence à genoux, devant la cour, tandis que le président lui disait : « La cour te blâme et te déclare infâme. » On éveilla Beaumarchais pour lui annoncer ce résultat ; il se leva tranquillement, maître, dit Gudin, de tous ses mouvemens comme de son esprit.


« Voyons, dit-il, ce qui me reste à faire. Nous sortîmes ensemble de chez sa sœur. J’ignorais si on ne veillait pas autour de la maison pour l’arrêter ; j’ignorais ses desseins, je ne voulais point le quitter. Après avoir fait assez de chemin pour nous être assurés qu’on ne le cherchait pas où il était, il me congédia et me donna rendez-vous pour le lendemain dans l’asile qu’il s’était choisi, car il était à craindre qu’en exécution de l’arrêt on n’allât le chercher dans sa propre maison ; mais cet arrêt avait été si mal reçu de la multitude assemblée aux portes de la chambre, les juges avaient été si conspués en levant l’audience, quoique plusieurs se fussent évadés par de longs corridors inconnus du public, qu’on appelle les détours du palais ; ils voyaient tant de marques de mécontentement, qu’ils ne furent pas tentés de mettre à exécution une sentence qui ne leur attirait que le blâme universel. »


On connaît le triomphe éclatant qui suivit ce jugement, dont l’exécution s’arrêtait devant la popularité de Beaumarchais : tout Paris se faisant inscrire chez lui, le prince de Conti et le duc d’Orléans lui donnant une fête brillante le lendemain même du jour où un tribunal avait tenté de le flétrir ; M. de Sartines lui disant : « Ce n’est pas assez que d’être blâmé, il faut encore être modeste. » Quand de telles discordances se produisent dans une société, elle est bien malade. Ajoutons à ces détails connus un détail intime et délicat que j’emprunte au manuscrit inédit de Gudin.


« Il eut, dit Gudin, des consolations plus touchantes encore que celles de l’amitié. Sa célébrité attira sur lui les regards d’une femme douée d’un cœur sensible et d’un caractère ferme, propre à le soutenir dans les combats cruels qu’il avait encore à livrer. Elle ne le connaissait point ; mais son âme, émue par la lecture de ses mémoires, appelait celle de cet homme célèbre. Elle brûlait du désir de le voir. J’étais avec lui lorsque, sous le prétexte de s’occuper de musique, elle envoya un homme de sa connaissance et de celle de Beaumarchais le prier de lui prêter sa harpe pour quelques minutes. Une telle demande dans de telles circonstances décelait son intention. Beaumarchais la comprit ; il y fut sensible, et il répondit : — Je ne prête point ma harpe ; mais si elle veut venir avec vous, je l’entendrai, et elle pourra m’entendre. Elle vint ; je fus témoin de leur première entrevue. J’ai déjà dit qu’il était difficile de voir Beaumarchais sans l’aimer. Quelle impression ne devait-il pas produire quand il était couvert des applaudissemens de tout Paris, quand on le regardait comme le défenseur de la liberté opprimée, le vengeur du public ! Il était encore plus difficile de résister aux regards, à la voix, au maintien, aux discours de cette jeune femme, et cet attrait que l’un et l’autre inspiraient à la première vue augmentait d’heure en heure par la variété de leurs agrémens et la foule des excellentes qualités qu’on découvrait en eux à mesure qu’on les connaissait davantage. Leurs cœurs furent unis dès ce moment d’un lien que nulle circonstance ne put rompre, et que l’amour, l’estime, la confiance, le temps et les lois rendirent indissoluble[22]. »

Ces ovations populaires et princières, ces félicités de cœur plus douces encore, dédommageaient sans doute Beaumarchais du coup que le parlement venait de lui porter ; cependant le coup était cruel. À la vérité, le parlement Maupeou ne devait pas survivre longtemps à cet acte de colère et de vengeance. En frappant de mort civile un homme que l’opinion portait en triomphe, il s’était lui-même frappé à mort. L’opposition se déchaîna contre lui avec un redoublement de fureur, les pamphlets en prose et en vers prirent une vivacité nouvelle[23]. Il se traîna encore quelques mois au milieu du mépris public ; la fin du règne de Louis XV hâta sa chute, et un des premiers actes de Louis XVI fut de rétablir l’ancien parlement ; mais en attendant cet événement, qui pouvait être encore éloigné, la terrible sentence rendue contre Beaumarchais subsistait avec toutes ses conséquences. Il voyait sa carrière brisée : deux procès perdus à la fois, dont l’un l’avait ruiné dans sa fortune et son honneur, et dont l’autre, en le relevant dans l’estime publique, l’avait tué légalement, pesaient sur lui de tout leur poids. Il avait à poursuivre la révision de ces deux procès ; il fallait d’abord faire casser le dernier jugement. Demander sans bruit cette cassation au conseil d’état, c’était s’exposer à un échec presque certain ; publier de nouveaux écrits était impossible. Louis XV, bien qu’il se fût amusé parfois des mémoires contre Goëzman, était cependant irrité de tout le bruit qui s’était fait autour de Beaumarchais ; il lui avait ordonné par M. de Sartines de garder un silence absolu ; mais les délais prescrits pour le recours en cassation s’écoulaient, et le jugement allait devenir irrévocable. Heureusement pour Beaumarchais que sa destinée, toujours un peu singulière, voulut que Louis XV, le jugeant sur l’habileté même qu’il venait de déployer dans l’affaire Goëzman, crut avoir besoin de lui. Comme les rois pouvaient alors, au moyen de lettres de relief, relever du laps de temps écoulé pour la révision d’un procès, il promit à Beaumarchais de le mettre à même de reconquérir son état civil, s’il remplissait avec zèle et avec succès une mission difficile à laquelle il attachait une grande importance, — et le triomphateur du parlement Maupeou partit pour Londres en qualité d’agent secret !

  1. Voyez les livraisons des 1er et 15 octobre, 1er et 15 novembre 1852.
  2. Droz, Histoire du règne de Louis XVI, introduction.
  3. « Ce fut là, dit-il, où je savourai, avec toutes les délices qu’on ne peut exprimer, le spectacle de ces fiers légistes qui osent nous refuser le salut, prosternés à genoux et rendant à nos pieds un hommage au trône, tandis que nous étions assis et couverts sur les hauts sièges aux côtés du même trône. Ces situations et ces postures si grandement disproportionnées plaident seules avec tout le perçant de l’évidence la cause de ceux qui véritablement et d’effet sont laterales regis contre ce vas electum du tiers-état. Mes yeux, fichés, collés sur ces bourgeois superbes, parcouraient tout ce grand banc à genoux ou debout, et les amples replis de ces fourrures ondoyantes à chaque génuflexion longue et redoublée… vil petit-gris qui voudrait contrefaire l’hermine en peinture, et ces têtes découvertes et humiliées à la hauteur de nos pieds… Pendant l’enregistrement, je promenais mes yeux doucement de toutes parts, et si je les contraignis avec constance, je ne pus résister à la tentation de m’en dédommager sur le premier président : je l’accablai donc à cent reprises dans la séance de mes regards assénés et forlongés avec persévérance. L’insulte, le mépris, le dédain, le triomphe, lui furent lancés de mes yeux jusqu’en ses moelles ; souvent il baissait la vue quand il attrapait mes regards. Une fois ou deux il fixa le sien sur moi, et je me plus à l’outrager par des sourires dérobés, mais noirs, qui achevèrent de le confondre. Je me baignais dans sa rage, et je me délectais à le lui faire sentir. » Mémoires du duc de Saint-Simon, édit. in-8o, t. XVII, p. 140 et suiv.
  4. Voici comment le parlement de Toulouse traite un duc et pair, gouverneur du Languedoc, et exécutant les ordres du roi : « La cour, toutes les chambres assemblées, considérant que le duc de Fitz-James, parvenu aux derniers excès de l’audace et du délire, oubliant sa qualité de sujet, aurait osé parler en souverain aux membres de la cour, mettre à leur liberté des conditions insensées, etc., ordonne que ledit duc de Fitz-James sera pris et saisi au corps en la part où il sera trouvé dans le royaume, conduit et amené sous bonne et sûre garde dans les prisons de la conciergerie de la cour, et, ne pouvant être appréhendé, ses biens seront saisis, etc. » Il va sans dire que l’arrêt ne fut point exécuté, mais le duc de Fitz-James fut rappelé, quoique le roi déclarât expressément qu’il n’avait fait qu’obéir à ses ordres.
  5. L’Histoire du Parlement de Normandie, par M. Floquet. Il serait bien à désirer que chacun des douze parlemens de l’ancienne France fût l’objet d’un travail aussi distingué.
  6. On trouve dans Bachaumont la mention ou la reproduction de la plupart de ces innombrables pamphlets en prose et en vers.
  7. C’est à ce sujet qu’on fit circuler le vaudeville suivant :

    L’honneur des avocats,
    Jadis si délicats,
    N’est plus qu’une fumée ;
    Leur troupe diffamée
    Subit le joug enfin,
    Et de Caillard avide
    La prudence décide
    Qu’il vaut bien mieux mourir de honte que de faim.

  8. On ne compte en général que quatre mémoires de Beaumarchais dans l’affaire Goëzman ; mais il y en a cinq en y comprenant le supplément au premier, qui est, après le quatrième, le plus intéressant de tous.
  9. Beaumarchais affectionne cette comparaison ; on se souvient qu’il l’a déjà employée dans une lettre à son père.
  10. Il existe de lui une Histoire du sultan Saladin, que nous n’avons pas lue, mais pour affirmer sans scrupule qu’il n’avait aucun talent, il suffit de lire les mémoires contre Beaumarchais, qui sont détestables, et quelques-uns de ses articles de la Gazette de France, que les recueils du temps citent souvent avec raison comme des modèles de platitude.
  11. Marin portait le goût de l’invention jusque dans les documens semi-officiels. C’est ainsi que dans un prétendu recensement de la population il avait presque doublé les chiffres. On fit sur lui, à ce sujet, l’épigramme suivante :

    D’une gazette ridicule
    Rédacteur faux, sot et crédule,
    Qui, bravant le sens et le goût,
    Nous racontes sans nul scrupule
    Des contes à dormir debout,
    À ton dénombrement immense,
    Pour que l’on pût ajouter foi,
    Il faudrait qu’à ta ressemblance
    Chaque individu fût en France
    Soudain aussi double que toi.

  12. On sait que l’interrogation provençale, quesaco ? (qu’est-ce que cela ?) qui termine le second portrait du provençal Marin, parut si plaisante à la dauphine, depuis Marie-Antoinette, que, comme elle la répétait souvent, sa marchande de modes eut l’idée de donner ce nom à une coiffure nouvelle composée d’un panache en plumes, que les femmes portaient sur le sommet de la tête. « Cette coiffure, dit Bachaumont, perpétue l’opprobre du Marin bafoué jusqu’aux toilettes. »
  13. Citons, à ce sujet, un document inédit, émané d’une célébrité du XVIIIe siècle dans le genre burlesque, c’est ce qui m’engage à lui donner place dans une note. C’est une lettre du fameux Taconnet, auteur et acteur du théâtre de Nicolet, qui, envoyant à Beaumarchais une de ses pièces, lui écrit la lettre suivante, où se peint bien, en même temps que la licence des petits théâtres d’alors, la sensation très vive que produisait le procès Goëzman dans toutes les classes de la société. « Voici, monsieur, le motif qui m’engage à prendre la liberté de vous offrir ma petite pièce. L’acteur qui jouait le cocher dans ma pièce, étant arrivé à l’interrogat : En veau ? page 8, ajouta à son rôle : En veau marin, ce qui fut très applaudi, et il le fut de même, quand il continua par dire au mot vache : En vache Goëzman, affectant de parler allemand pour faire allusion aux vaches suisses, dont le lait est devenu en grande réputation, surtout depuis que les gazetiers en parlent. La pièce continua jusqu’à la scène IV, où Lisette dit : Mon cher Guillot, laissons ces mauvais caractères ; l’actrice ajouta : Les marins ne sont pas faits pour être sur terre. La pensée n’est pas mauvaise ; quant à la rime, elle n’est pas exacte, à une lettre près. Au surplus, on ne trouve pas d’s dans Marin ; par conséquent, comme a dit un homme célèbre, tout est bien. J’espère, monsieur, que vous pardonnerez mon importunité, je n’ai pas d’autre intention que celle de me dire très respectueusement, etc.
    « Taconnet. »
  14. On voit que ses amis poussaient la liberté jusqu’à rayer provisoirement sur son manuscrit ce qui leur déplaisait.
  15. On reconnaît tout de suite le tour leste de la phrase de Julie ; mais le ton ici était trop familier, et l’on va voir Beaumarchais supprimer très justement cette phrase.
  16. Mme de Meinières avait une certaine réputation littéraire ; elle avait traduit l’Histoire d’Angleterre de Hume.
  17. La sœur du marquis d’Ossun, ambassadeur de France en Espagne.
  18. Aux Pavillons de Chaillot.
  19. Cette phrase donne une idée très nette de l’impression de surprise que produisaient les mémoires sur ceux qui ne connaissaient Beaumarchais que comme un homme du monde très gai et un peu fat, ayant (pour employer l’expression fine et polie de Mme de Meinières) de la confiance.
  20. Nos amis, c’étaient les membres de l’ancien parlement.
  21. C’est ce magistrat qui avoue à Beaumarchais l’influence qu’ont exercée les bruits publics sur son jugement dans le procès La Blache. L’aveu est précieux à recueillir. — « Soit raison, écrit-il, ou suite des impressions que les bruits publics, même calomnieux, laissent dans les esprits, je ne vous dissimule pas, etc. »
  22. La charmante personne dont parle ici Gudin, et qui devint la troisième femme de Beaumarchais, se nommait Marie-Thérèse-Émilie Willermawlaz. Elle était d’origine suisse et appartenait à une famille distinguée du pays de Charmey. J’ai vu un grand portrait d’elle où elle est représentée avec la toilette qu’elle avait sans doute le jour de l’entrevue, car elle porte le fameux panache en plumes à la quesaco, et sous cette coiffure elle est ravissante. Quelques lettres d’elle que nous citerons en leur lieu prouveront qu’elle était de plus une femme très remarquable par l’intelligence, l’esprit et le caractère.
  23. Par un de ces jeux de mots dans le goût des Parisiens, on disait, en faisant allusion au procès Goëzman : « Louis XV a détruit le parlement ancien, 15 louis détruiront le nouveau. » Bachaumont parle sans le citer d’un noël satirique très couru où figuraient tous les personnages et tous les incidens du procès de Beaumarchais. Je trouve ce noël dans les papiers de Julie, et comme il y en a deux exemplaires écrits de sa main avec des variantes, comme elle aimait beaucoup à se livrer à ce genre de poésie un peu burlesque, je serais porté à croire qu’elle est l’auteur du noël en question, dont voici quelques couplets ; il est sur l’air des Bourgeois de Chartres.

    D’une vierge féconde
    L’enfantement, dit-on,
    Attira bien du monde
    À Jésus et l’ânon.
    Nous étouffons ici, dit l’enfant à sa mère,
    Renvoyez-moi ce parlement.
    Non, dit Maupeou tout doucement,
    À l’âne il pourra plaire.

    C’est devant l’âne, en effet, que comparaissent successivement tous les personnages immortalisés par les mémoires de Beaumarchais, depuis le conseiller et sa femme jusqu’à Marin et Baculard. Le premier président lui-même, M. Berthier de Sauvigny, n’est pas oublié, comme on en jugera par ces couplets, qui terminent le noël :

    Le président suprême,
    Avec ses yeux de bœuf
    Et son esprit de même,
    Porte un édit tout neuf.
    Donnez-le, dit l’ânon, j’en veux un exemplaire.
    Il suffit qu’il n’ait pas de sens,
    Je le lirai de temps en temps
    Pour m’exciter à braire…

    Certain ex-militaire (*)
    Dont on sait la valeur,
    De Goëzman le faussaire
    Digne solliciteur,
    Voyant près du Sauveur Beaumarchais à sa place,
    Dit en jurant comme un païen :
    « Gens du guet, prenez le coquin,
    Il me fait la grimace. »

    Jésus s’écrie : « Arrête,
    Modère ton ardeur :
    Capitaine tempête,
    Surtout de la douceur ;

    Pour tes concitoyens sois aussi débonnaire,
    Aussi doux sur les fleurs de lys
    Qu’on te vit pour les ennemis
    Quand tu fus militaire.

    Joseph, avec colère,
    Dit à tous de sortir,
    Et qu’après cette affaire
    L’enfant voulait dormir.
    Ah ! c’est donc sur ce ton qu’on nous met à la porte ?
    Quoi ! Beaumarchais seul restera ;
    Mais son mémoire on brûlera. —
    L’auteur dit : Peu m’importe.

    Ô troupe incorruptible,
    Retournez à Paris :
    Ce coup sera sensible
    À tous les bons esprits.
    La bêtise chez vous a passé la mesure,
    Peut-être que cet accident
    Nous rendra l’ancien parlement ;
    On dit la chose sûre.

    (*) Le président de Nicolaï.