Beaumarchais, sa vie, ses écrits et son temps/06


VI.

LES MISSIONS SECRÈTES DE BEAUMARCHAIS.[1]


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I. — PREMIÈRES MISSIONS. — LE GAZETIER CUIRASSÉ ET LE JUIF ANGELUCCI.

L’histoire des missions secrètes de Beaumarchais est instructive pour l’appréciation des gouvernemens absolus. Les inconvéniens des gouvernemens libres ont été assez mis en lumière depuis quelques années par l’abus qu’on a fait de la liberté pour qu’il soit intéressant peut-être de considérer ici le revers de la médaille et d’étudier de près ce qui se passait dans les coulisses du pouvoir à une époque où la lumière, la discussion et le contrôle n’y pénétraient point. Il n’est peut-être pas inutile de montrer quelle importance prenaient alors de très-petites et souvent de très-misérables choses, quel gaspillage des deniers publics s’opérait à l’abri de l’irresponsabilité ministérielle, par quels détours compliqués un homme atteint d’une condamnation injuste était obligé de passer pour obtenir sa réhabilitation, et comment en revanche ce même homme, frappé de mort civile par un tribunal, pouvait devenir l’agent intime et le correspondant de deux rois et de leurs ministres, arriver peu à peu, en se rendant utile dans de petites manœuvres de diplomatie occulte, non-seulement à reconquérir son état civil, mais à s’emparer d’une grande affaire, d’une affaire digne de lui et de son intelligence, et à exercer dans l’ombre une influence considérable et jusqu’ici très-peu connue sur un grand événement.

Nous avons laissé l’adversaire de Goëzman vaincu devant le parlement, frappé d’une flétrissure légale, mais triomphant devant l’opinion, entouré d’hommages, accablé de félicitations, et cependant triste au milieu de son triomphe :


« Ils l’ont donc enfin rendu, écrivait-il à un ami quelques jours après la sentence, ils l’ont donc enfin rendu, cet abominable arrêt, chef-d’œuvre de haine et d’iniquité ! Me voilà retranché de la société et déshonoré au milieu de ma carrière. Je sais, mon ami, que les peines d’opinion ne doivent affliger que ceux qui les méritent ; je sais que des juges iniques peuvent tout contre la personne d’un innocent et rien contre sa réputation ; toute la France s’est fait inscrire chez moi depuis samedi !… La chose qui m’a le plus percé le cœur en ce funeste événement est l’impression fâcheuse qu’on a donnée au roi contre moi. On lui a dit que je prétendais à une célébrité séditieuse, mais on ne lui a pas dit que je n’ai fait que me défendre, que je n’ai cessé de faire sentir à tous les magistrats les conséquences qui pouvaient résulter de ce ridicule procès. Vous le savez, mon ami, j’avais mené jusqu’à ce jour une vie tranquille et douce, et je n’aurais jamais écrit sur la chose publique, si une foule d’ennemis puissans ne s’étaient réunis pour me perdre. Devais-je me laisser écraser sans me justifier ? Si je l’ai fait avec trop de vivacité, est-ce une raison pour déshonorer ma famille et moi, et retrancher de la société un sujet honnête dont peut-être on eût pu employer les talens avec utilité pour le service du roi et de l’état ? J’ai de la force pour supporter un malheur que je n’ai pas mérité ; mais mon père, qui a soixante-dix-sept ans d’honneur et de travaux sur la tête, et qui meurt de douleur, mes sœurs, qui sont femmes et faibles, dont l’une vomit le sang et dont l’autre est suffoquée, voilà ce qui me tue et ce dont on ne me consolera point.

« Recevez, mon généreux ami, les témoignages sincères de l’ardente reconnaissance avec laquelle je suis, etc.

« Beaumarchais. »


Cette lettre, qui jure avec l’état d’exaltation et d’ivresse dans lequel on se représente naturellement Beaumarchais au moment où des princes du sang le qualifiaient de grand citoyen, cette lettre avait un but ; elle était adressée au fermier-général La Borde, qui était en même temps premier valet de chambre du roi Louis XV. M. de La Borde aimait les arts ; il composait d’assez mauvaise musique d’opéra[2] ; il était lié avec Beaumarchais, et, jouissant d’un certain crédit par ses fonctions intimes auprès de Louis XV, il défendait de son mieux, contre les préventions du roi, l’audacieux plaideur qu’on appelait alors à la cour le Wilkes français, par allusion au tribun qui, à la même époque, agitait l’Angleterre.

On se souvient que Louis XV avait fait imposer d’autorité à Beaumarchais un silence absolu, et l’empêchait ainsi de se pourvoir utilement en cassation. Un jour, en parlant de ce dernier avec La Borde, il lui dit : « On prétend que ton ami a un talent supérieur pour la négociation ; si on pouvait l’employer avec succès et secrètement dans une affaire qui m’intéresse, ses affaires à lui s’en trouveraient bien. » Or voici le grave sujet d’inquiétude qui tourmentait les derniers jours du vieux roi.

Il y avait alors à Londres un aventurier bourguignon nommé Morande, qui, à la suite de quelques démêlés avec la justice, avait été forcé de se réfugier en Angleterre ; là, spéculant sur l’attrait du scandale, il publiait sous ce titre impudent, le Gazetier cuirassé, un libelle périodique parfaitement digne de l’impudence de son titre. Étendant et perfectionnant cette honnête industrie, il adressait de temps en temps à divers personnages importans de France une sommation de payer telle ou telle somme, s’ils ne voulaient voir paraître sur leur compte quelque libelle effronté ; il pratiquait en un mot, avec moins de célébrité, l’ignoble métier qui au XVIe siècle avait fait surnommer l’Arétin le fléau des princes. Pour un industriel de cette sorte, Mme Du Barry était naturellement une mine d’or ; aussi avait-il écrit à cette dame en lui annonçant la publication prochaine (sauf le cas d’une belle rançon) d’un ouvrage intéressant dont sa vie était le sujet, et dont il lui envoyait le prospectus avec ce titre alléchant pour les amateurs de scandale : Mémoires secrets d’une femme publique. Une autre personne que Mme Du Barry eût pu mépriser l’outrage de ce pamphlétaire, ou le traduire devant la justice anglaise ; on conçoit que Mme Du Barry ne pouvait prendre ni l’un ni l’autre de ces deux partis. Alarmée et furieuse, elle avait communiqué sa crainte et sa colère à Louis XV, qui avait commencé par faire demander au roi d’Angleterre l’extradition de ce Morande. Le gouvernement anglais avait répondu que, si on ne voulait pas poursuivre judiciairement ce libelliste, il ne s’opposait point à ce qu’on enlevât un homme aussi indigne de la protection des lois anglaises, mais qu’il ne pouvait concourir à cet enlèvement, qu’il ne pouvait même le permettre qu’à une condition : c’est qu’il serait accompli dans le plus grand secret, et de manière à ne pas blesser les susceptibilités de l’opinion sur l’indépendance du sol anglais. Le gouvernement français avait donc envoyé à Londres une brigade d’agens de police pour s’emparer secrètement de Morande ; mais l’aventurier était rusé et alerte : il avait à Paris des correspondans, haut placés peut-être, qui l’avaient prévenu de l’expédition, et, non content de prendre ses mesures pour la rendre infructueuse, il l’avait dénoncée dans les journaux de Londres, en se donnant comme un proscrit politique qu’on osait poursuivre jusque sur le sol de la liberté, usurpant ainsi, au profit d’une industrie infâme, la noble hospitalité que l’Angleterre accorde aux vaincus de tous les partis. Le public anglais s’était ému, et quand les agens français arrivèrent, ils furent désignés au peuple, qui se mit en devoir de les jeter dans la Tamise. Ils n’eurent que le temps de se cacher, et repartirent au plus vite, très effrayés et jurant qu’on ne les y prendrait plus.

Fier de ce succès, Morande pressa la publication de l’ouvrage scandaleux qu’il avait rédigé. Trois mille exemplaires étaient déjà imprimés et prêts à partir pour la Hollande et l’Allemagne, pour être ensuite répandus en France. Louis XV, Mme Du Barry, les ministres d’Aiguillon et Maupeou, tous également compromis dans ce livre, cherchaient en vain les moyens de le détruire. Ne pouvant plus faire pendre l’auteur, le gouvernement français lui avait envoyé divers agens pour l’acheter. Morande se tenait en défiance, ne se laissait point approcher, et, bien qu’il ne fût qu’un spéculateur éhonté, il se posait devant le peuple anglais en vengeur de la morale publique. Tel était l’état des choses, lorsque Louis XV, à bout de moyens, fit proposer par M. de La Borde à Beaumarchais de partir pour Londres, de s’aboucher avec le gazetier cuirasse, d’acheter à tout prix son silence et la destruction de ses mémoires sur Mme Du Barry.

La mission de protéger l’honneur d’une personne aussi peu honorable que Mme Du Barry n’était pas, il faut en convenir, une mission d’un ordre très relevé ; mais, outre qu’ici l’intérêt d’un roi de France se trouvait malheureusement associé à celui de sa trop célèbre maîtresse, il faut, avant de jeter la pierre à Beaumarchais, apprécier équitablement sa situation. Il faut se souvenir qu’injustement flétri par des magistrats décriés qui avaient été juges dans leur propre cause, il voyait ses moyens de réhabilitation paralysés par l’expresse défense d’un roi qui pouvait tout, qui pouvait lui ouvrir ou lui fermer à volonté les voies du recours en cassation, qui pouvait lui rendre son crédit, sa fortune, son état civil, et ce roi tout puissant lui demandait un service personnel en l’assurant de sa reconnaissance. L’époque où nous vivons est à coup sûr infiniment recommandable par l’austérité de ses principes et surtout de ses pratiques : cependant il ne nous est pas bien démontré que dans des circonstances semblables on ne trouverait personne pour courir au-devant de la mission que Beaumarchais se contentait d’accepter.

L’adversaire de Goëzman partit donc pour Londres en mars 1774, et comme la célébrité de son véritable nom aurait pu nuire au succès de ses opérations, il prit le faux nom de Ronac. En quelques jours, il avait gagné la confiance du libelliste, s’était rendu maître d’une négociation qui traînait depuis dix-huit mois, et, reparaissant à Versailles avec un exemplaire des mémoires tant redoutés et le manuscrit d’un autre libelle du même auteur, il venait prendre les ordres du roi pour un arrangement définitif. Louis XV, surpris de la promptitude de ce succès, lui en témoigna sa satisfaction et le renvoya au duc d’Aiguillon pour s’entendre sur les prétentions de Morande. Le ministre, fortement attaqué dans le libelle en question, tenait beaucoup moins à le détruire qu’à connaître au juste les liaisons de l’auteur en France. De là une scène avec Beaumarchais qui fait honneur à ce dernier et que nous devons reproduire pour montrer comment il comprenait et limitait lui-même le rôle un peu équivoque que sa situation l’avait forcé d’accepter :


« Trop heureux, écrit Beaumarchais dans un mémoire inédit adressé à Louis XVI après la mort de son aïeul, trop heureux de parvenir à supprimer ces libelles sans en faire un vil moyen de tourmenter sur des soupçons tous les gens qui pourraient déplaire, je refusai de jouer le rôle infâme de délateur, de devenir l’artisan d’une persécution peut-être générale et le flambeau d’une guerre de bastille et de cachots. M. le duc d’Aiguillon, en colère, fit part au roi de mes refus. Sa majesté, avant de me condamner, voulut savoir mes raisons. J’eus le courage de répondre que je trouverais des moyens de mettre le roi hors d’inquiétude sur toute espèce de libelles pour le présent et l’avenir, mais que, sur les notions infidèles ou les aveux perfides d’un homme aussi mal famé que l’auteur, je croirais me déshonorer entièrement, si je venais accuser en France des gens qui peut-être n’auraient pas eu plus de part que moi à ces indignes productions. Enfin je suppliai le roi de ne me pas charger de cette odieuse commission, à laquelle j’étais moins propre que personne. Le roi voulut bien se rendre à mes raisons ; mais M. le duc d’Aiguillon garda de mes refus un ressentiment dont il me donna les preuves les plus outrageantes à mon second voyage. J’en fus découragé au point que, sans un ordre très particulier du roi, j’aurais tout abandonné. Non-seulement le roi voulut que je retournasse à Londres, mais il m’y renvoya avec la qualité de son commissaire de confiance pour lui répondre en mon nom de la destruction totale de ces libelles par le feu. »


Le manuscrit et les trois mille exemplaires des mémoires sur Mme Du Barry furent en effet brûlés, aux environs de Londres, dans un four à plâtre. Seulement on ne se douterait guère de ce que coûta cette intéressante opération. Pour acheter le silence d’un Morande et préserver des atteintes de sa plume la réputation de Mme Du Barry, le gouvernement français donna à cet aventurier 20,000 francs comptant, plus 4,000 francs de rente viagère, afin de lui fournir apparemment la facilité d’être honnête homme, si l’envie lui en prenait. On a prétendu à tort[3] que cette pension de 4,000 francs fut supprimée sous le règne suivant ; ce n’était point une pension, c’était un contrat de rente : le libelliste avait pris ses précautions, sa rente ne fut donc point supprimée. Seulement, sur sa demande, le ministère de Louis XVI lui racheta, moyennant une nouvelle somme de 20,000 francs, la moitié de cette rente viagère. C’était payer bien cher l’honneur de Mme Du Barry. Du reste, ce Morande avait su se rendre utile : comme cela arrive assez fréquemment, il était passé de l’état de libelliste à celui d’espion. « C’était, écrit Beaumarchais à M. de Sartines, un audacieux braconnier, j’en ai fait un excellent garde-chasse. » Durant les deux ans que Beaumarchais consacra à surveiller cette fabrique de libelles établie à Londres, qu’il appelle dans une de ses lettres un nid de vipères, Morande, qui vivait au milieu de tous les aventuriers dont se composait alors l’émigration française, lui fut d’un assez grand secours. Plus tard, dans l’affaire d’Amérique, Morande lui fournissait encore des renseignemens utiles. Ces relations avec un homme très mal famé ayant été publiquement, dans une polémique célèbre, reprochées à Beaumarchais par Mirabeau, qui, de son côté, n’avait pas toujours fréquenté des saints, j’ai voulu m’en faire une idée exacte en parcourant une liasse de lettres de cet aventurier. Ces lettres, dans leur ensemble, font honneur à Beaumarchais. Le ton de Morande n’est point un ton de familiarité, mais de respect. C’est un drôle assez spirituel, qui a épousé une femme estimable et qu’il rend fort malheureuse. Beaumarchais, dont le ton est presque toujours austère, lui prodigue les réprimandes et les bons conseils, tandis que Morande, de son côté, prodigue, en même temps que les demandes d’argent, les assurances de repentir, les promesses de bonne conduite. Il paraît qu’en vieillissant, ce Morande, rentré dans son pays après la révolution, s’était amélioré, et vivait assez honnêtement. C’est à lui que sont adressées deux des lettres publiées dans l’édition générale des œuvres de Beaumarchais, qui font le plus d’honneur à la vieillesse de ce dernier[4]. La lettre inédite par laquelle s’ouvre cette correspondance, et qui suit immédiatement la destruction des mémoires sur Mme Du Barry, donnera une idée du ton de Beaumarchais avec Morande :


« Vous avez fait de votre mieux, monsieur, écrit Beaumarchais, pour me prouver que vous rentriez de bonne foi dans les sentimens et la conduite d’un Français honnête, dont votre cœur vous a reproché longtemps avant moi de vous être écarté ; c’est en me persuadant que vous avez dessein de persister dans ces louables résolutions que je me fais un plaisir de correspondre avec vous. Quelle différence de destinée entre nous ! Le hasard me suscite pour arrêter la publication d’un ouvrage scandaleux ; je travaille jour et nuit pendant six semaines ; je fais près de sept cents lieues[5], je dépense près de 500 louis pour empêcher des maux sans nombre. Vous gagnez à ce travail 100,000 francs et votre tranquillité, et moi je ne sais plus même si je serai jamais remboursé de mes frais de voyages. »


L’opération, en effet, avait été plus fructueuse pour le libelliste que pour l’agent de Louis XV. Tandis que le premier touchait 20,000 fr. et son contrat de 4,000 francs de rente, Beaumarchais, revenant à Versailles pour recevoir les remercîmens du vieux roi et se disposant à lui rappeler ses promesses, le trouvait mourant. Quelques jours après, Louis XV était mort. « J’admire, écrit-il à cette même date, j’admire la bizarrerie du sort qui me poursuit. Si le roi eût vécu en santé huit jours de plus, j’étais rendu à mon état, que l’iniquité m’a ravi. J’en avais sa parole royale, et l’animadversion injuste qu’on lui avait inspirée contre moi était changée en une bienveillance même de prédilection. » Le nouveau roi, s’inquiétant beaucoup moins que Louis XV de la réputation de Mme Du Barry, devait attacher beaucoup moins de prix aux services rendus par Beaumarchais dans cette circonstance. Cependant la fabrique de libelles établie à Londres ne chômait pas. Louis XVI et sa jeune épouse étaient à peine montés sur le trône au milieu des applaudissemens de la France, heureuse de voir enfin mettre un terme aux scandales du règne précédent, que déjà s’ourdissait contre eux et surtout contre la reine un travail ténébreux de mensonge et de calomnie. Ces outrages anonymes, que la lutte des opinions sous les gouvernemens libres rend à la fois plus rares et moins dangereux, deviennent des affaires d’état sous le régime du silence. La polémique absente est naturellement remplacée par la diffamation, et la vie des pouvoirs s’use à combiner de petits moyens pour détruire de petits obstacles qui se reproduisent et se multiplient sans cesse. La mission remplie par Beaumarchais sous Louis XV fit qu’on songea à l’employer de nouveau dans des affaires de même nature. En passant de la direction de la police au ministère de la marine, M. de Sartines avait conservé avec lui des relations amicales ; lui-même, dans la triste situation qu’il devait au parlement Maupeou, sentait le besoin de ne pas se laisser oublier par le nouveau gouvernement. Il y avait de plus ici pour lui un attrait qui n’existait pas dans la mission précédente. Travailler pour Louis XV et Mme Du Barry avait été une affaire de nécessité ; servir les intérêts d’un roi jeune, loyal, honnête, empêcher la calomnie de ternir de son souffle impur le respect dû à une jeune, belle et vertueuse reine, pouvait certainement inspirer à Beaumarchais un zèle louable et sincère. Aussi, dans cette circonstance, il n’attend pas qu’on le recherche ; c’est lui qui se met en avant. « Tout ce que le roi voudra savoir seul et promptement, écrit-il à M. de Sartines, tout ce qu’il voudra faire faire vite et secrètement, — me voilà : j’ai à son service une tête, un cœur, des bras et point de langue. — Avant ceci, je n’avais jamais voulu de patron ; celui-là me plaît : il est jeune, il veut le bien, l’Europe l’honore, et les Français l’adorent. Que chacun dans sa sphère aide ce jeune prince à mériter l’admiration du monde entier, dont il a déjà l’estime. »

Le zèle de Beaumarchais ne pouvant point, à cause de son blâme, être utilisé officiellement, c’est toujours en qualité d’agent secret que le gouvernement de Louis XVI l’envoie de nouveau à Londres en juin 1774. Il s’agissait encore d’arrêter la publication d’un libelle qu’on jugeait dangereux. Celui-ci était intitulé : Avis à la branche espagnole sur ses droits à la couronne de France, à défaut d’héritiers. Sous cette apparence de dissertation politique, le pamphlet en question était spécialement dirigé contre la reine Marie-Antoinette ; on n’en connaissait pas l’auteur ; on savait seulement que la publication en était confiée à un Juif italien nommé Guillaume Angelucci, qui portait en Angleterre le nom de William Hatkinson, qui usait d’une foule de précautions pour garantir son incognito, et qui avait à sa disposition assez d’argent pour faire imprimer en même temps deux éditions considérables de son libelle, l’une à Londres, l’autre à Amsterdam.

En acceptant cette seconde mission, qui devait être pour lui féconde en aventures, Beaumarchais, soit qu’il éprouvât le besoin de rehausser un peu son rôle, soit qu’il jugeât que ce témoignage de confiance était nécessaire à son succès, avait demandé un ordre écrit de la main du roi. Le roi de son côté, craignant sans doute que le négociateur n’abusât de son nom, s’y était refusé. Beaumarchais était parti néanmoins ; mais il était habile, tenace, peu accoutumé à renoncer à ce qu’il voulait, et c’est un spectacle assez curieux que de l’observer, dans une série de lettres à M. de Sartines, revenant sans cesse à la charge et sous mille formes différentes, jusqu’à ce qu’il ait enfin obtenu ce qu’on lui a d’abord refusé. « Il ne peut rien faire sans cet ordre écrit de la main du roi. Lord Rochford, l’ancien ambassadeur d’Angleterre à Madrid, avec lequel il est lié, et qui pourrait le servir utilement comme ministre à Londres, ne se mettra point en avant, s’il n’est pas certain qu’il s’agit de rendre au roi un service personnel ; comment peut-on craindre qu’il compromette le nom du roi ? — Ce nom sacré, dit-il, sera regardé par moi comme les Israélites envisageaient le nom suprême de Jéhova, dont ils n’osaient proférer les syllabes que dans la suprême nécessité… La présence du roi, dit-on, vaut cinquante mille hommes à l’armée ; qui sait combien son nom m’épargnera de guinées ? » Après avoir développé ce thème de la manière la plus variée, Beaumarchais, voyant qu’il ne réussit pas, entreprend de prouver à M. de Sartines que, s’il n’obtient pas ce qu’il désire, sa mission échoue, et que si elle échoue, M. de Sartines lui-même est perdu.


« Si l’ouvrage voit le jour, écrit-il, la reine, outrée avec justice, saura bientôt qu’il a pu être supprimé, et que vous et moi nous nous en sommes mêlés. Je ne suis rien encore, moi, et ne puis pas tomber de bien haut ; mais vous ! Connaissez-vous quelque femme irritée qui pardonne ? On a bien arrêté, dira-t-elle, l’ouvrage qui outrageait le feu roi et sa maîtresse : par quelle odieuse prédilection a-t-on laissé répandre celui-ci ? Examinera-t-elle si l’intrigue qui la touche n’est pas mieux tissue que l’autre, et si les précautions n’ont pas été mieux prises par ceux qui l’ont ourdie ? Elle ne verra que vous et moi. Faute de savoir à qui s’en prendre, elle fera retomber sur nous toute sa colère, dont le moindre effet sera d’insinuer au roi que vous n’êtes qu’un ministre maladroit, de peu de ressources, et peu propre aux grandes choses. Pour moi, je serai regardé peut-être comme un homme gagné par l’adversaire, quel qu’il soit ; on ne me fera pas même la grâce de croire que je ne suis qu’un sot, on pensera que je suis un méchant. Alors attendons-nous, vous à voir votre crédit s’affaiblir, tomber et se détruire en peu de temps, et moi à devenir ce qu’il plaira au sort qui me poursuit. »


Dans la même lettre, Beaumarchais indique un procédé assez ingénieux à l’usage des diplomates qui auraient encore le malheur de rougir :


« J’ai vu le lord Rochford, écrit-il, je l’ai trouvé aussi affectueux qu’à l’ordinaire ; mais, à l’explication de mon affaire, il est resté froid comme glace. Je l’ai retourné de toutes façons : j’ai invoqué l’amitié, réclamé la confiance, échauffé l’amour-propre par l’espoir d’être agréable à notre roi ; mais j’ai pu juger à la nature de ses réponses qu’il regarde ma commission comme une affaire de police, d’espionnage, en un mot de sous-ordre, et, cette idée qu’il a prise ayant subitement porté l’humiliation et le dépit dans mon cœur, j’ai rougi comme un homme qui se serait dégradé par une vile commission. Il est vrai que, me sentant rougir, je me suis baissé, comme si ma boucle m’eût blessé le pied, en disant : Pardon, mylord ! de sorte, qu’en me relevant ma rougeur a pu passer pour l’effet naturel de la chute du sang dans la tête, relativement à la posture que j’avais prise. Il n’est pas très rusé, notre lord ; quoi qu’il en soit, il ne me servira point, et je cours le plus grand risque de ne pas réussir. J’en ai plus haut établi les funestes conséquences ; ceci peut être le grain d’un orage dont tout le mal se résoudra sur votre tête et sur la mienne.

« Vous devez faire l’impossible pour amener le roi à m’envoyer un ordre ou mission signé de lui, dans les termes à peu près que j’ai indiqués dans mon second extrait, et que je copierai à la fin de cette lettre. Cette besogne est aussi délicate qu’essentielle aujourd’hui pour vous. Il est venu à Londres tant de gueux, de roués ou d’espèces relativement au dernier libelle, que tout ce qui paraît tenir au même objet ne peut être vu dans ce pays qu’avec beaucoup de mépris. C’est là le fond de votre argument auprès du roi ; faites-lui seulement le détail de ma visite au lord. Il est certain qu’on ne peut pas exiger décemment que ce ministre, tout mon ami qu’il est, se livre à moi pour le service de mon maître, si ce maître ne met aucune différence entre la mission délicate et secrète dont il honore un homme honnête et l’ordre dont il fait charger un exempt de police qui marche à une expédition de son ressort. »


Dans cette longue dépêche à M. de Sartines, dont nous ne citons qu’une petite partie, on peut reconnaître, sans parler de la liberté extrême des rapports de Beaumarchais avec le ministre, avec quelle insistance habile il ramène tout à son idée fixe, obtenir un ordre écrit de la main du roi. Il y a sans doute de l’exagération dans son thème. C’est un homme qui veut se faire valoir et gagner du terrain, qui grossit de son mieux et l’importance d’un libelle, et le danger de déplaire à une reine irritée, et la fragilité d’un ministre ; mais il y a du vrai aussi dans ce thème, applicable aux gouvernemens où les questions de personnes absorbent toutes les autres, et M. de Sartines finit sans doute par croire que sa destinée ministérielle est liée en effet à l’accomplissement des désirs de Beaumarchais, car il fait copier au jeune roi le modèle d’un ordre que son correspondant, avec un aplomb merveilleux, a rédigé lui-même, et qui est ainsi conçu :


« Le sieur de Beaumarchais, chargé de mes ordres secrets, partira pour sa destination le plus tôt qu’il lui sera possible ; la discrétion et la vivacité qu’il mettra dans leur exécution sont la preuve la plus agréable qu’il puisse me donner de son zèle pour mon service.

« Louis. »
« Marly, le 10 juillet 1774. »


Je n’ai pas retrouvé dans les papiers le texte de cet ordre, écrit de la main du roi ; mais je vois, dans la lettre qui suit celle qu’on vient de lire, que Beaumarchais l’a enfin reçu :


« L’ordre de mon maître, écrit-il à M. de Sartines, est encore vierge, c’est-à-dire qu’il n’a été vu de personne ; mais s’il ne m’a pas encore servi relativement aux autres, il ne m’en a pas moins été d’un merveilleux secours pour moi-même, en multipliant mes forces et en doublant mon courage. »


Dans une autre dépêche, Beaumarchais écrit au roi lui-même en ces termes :


« Un amant porte à son col le portrait de sa maîtresse ; un avare y attache ses clefs, un dévot son reliquaire ; moi, j’ai fait faire une boîte d’or ovale, grande et plate, en forme de lentille, dans laquelle j’ai enfermé l’ordre de Votre Majesté, que j’ai suspendu avec une chaînette d’or à mon col, comme la chose la plus nécessaire à mon travail et la plus précieuse pour moi. »


Voilà donc Beaumarchais, décoré de sa boîte d’or pendue à son col, qui se met à l’œuvre pour s’emparer de l’esprit du Juif Angelucci, et le déterminer à la destruction d’un libelle pour la publication duquel les ennemis secrets de la reine lui ont promis monts et merveilles. Il y parvient à grand renfort d’éloquence, mais aussi, comme toujours, à grand renfort d’argent. Moyennant 1,400 livres sterling, environ 35,600 francs, le Juif renonce à sa spéculation. Le manuscrit et 4,000 exemplaires sont brûlés à Londres. Les deux contractans se rendent ensuite à Amsterdam pour y détruire également l’édition hollandaise. Beaumarchais fait prendre par écrit à Angelucci les plus beaux engagemens du monde, et, tranquille sur son opération, il se livre au plaisir de visiter Amsterdam en touriste. Tout à coup il apprend que le rusé Juif, dont il se croyait sûr, est parti brusquement et secrètement pour Nuremberg, emportant, avec l’argent qu’il a reçu de lui, un exemplaire échappé à sa vigilance, qu’il va faire réimprimer en français et en italien. Beaumarchais devient furieux, et se prépare à le poursuivre. Ses lettres, à cette période de sa négociation, sont d’une vivacité fiévreuse :


« Je suis comme un lion, écrit-il à M. de Sartines. Je n’ai plus d’argent, mais j’ai des diamans, des bijoux, je vais tout vendre, et, la rage dans le cœur, je vais recommencer à postillonner… Je ne sais pas l’allemand, les chemins que je vais prendre me sont inconnus, mais je viens de me procurer une bonne carte, et je vois déjà que je vais à Nimègue, à Clèves, à Dusseldorf, à Cologne, à Francfort, à Mayence, et enfin à Nuremberg. J’irai jour et nuit, si je ne tombe pas de fatigue en chemin. Malheur à l’abominable homme qui me force à faire trois ou quatre cents lieues de plus, quand je croyais m’aller reposer ! Si je le trouve en chemin, je le dépouille de ses papiers et je le tue, pour prix des chagrins et des peines qu’il me cause. »


Telles sont les dispositions d’esprit dans lesquelles Beaumarchais court après le Juif Angelucci à travers l’Allemagne. Il le rencontre enfin près de Nuremberg à l’entrée de la forêt de Neuchstadt, trottant sur un petit cheval et ne se doutant guère du désagrément qui galope derrière lui. Au bruit de la chaise de poste, il se retourne, et, reconnaissant Beaumarchais, il se précipite dans le bois ; Beaumarchais saute de sa chaise et court, le pistolet au poing, sur le Juif, dont le cheval, gêné par les arbres, qui deviennent de plus en plus serrés, est bientôt forcé de s’arrêter. Beaumarchais le prend par la botte, le jette à bas de son cheval, lui fait retourner ses poches et vider sa valise, au fond de laquelle il retrouve l’exemplaire soustrait à sa vigilance. Cependant les supplications de l’Israélite adoucissent un peu l’humeur féroce que nous avons vu Beaumarchais manifester tout à l’heure, car non-seulement il ne le tue point, mais encore il lui laisse une partie des billets de banque qu’il lui avait donnés précédemment. Après cette opération, il traversait de nouveau la forêt pour regagner sa voiture, lorsque survient un nouvel incident, déjà connu par une lettre publiée dans les œuvres de Beaumarchais. Au moment où il venait de quitter le Juif Angelucci, il se voit à son tour attaqué par deux brigands, dont l’un, armé d’un long couteau, lui demande la bourse ou la vie. Il fait feu sur lui de son pistolet, l’amorce ne prend pas ; terrassé par derrière, il reçoit en pleine poitrine un coup de couteau qui, heureusement, rencontre la fameuse boîte d’or contenant le billet de Louis XVI : la pointe glisse sur le métal, sillonne la poitrine, et va percer le menton de Beaumarchais. Il se relève par un effort désespéré, arrache au brigand ce couteau, dont la lame lui déchire la main, le terrasse à son tour et se prépare à le garrotter ; mais le second brigand, qui s’est d’abord enfui, revient avec des compagnons, et la scène allait devenir funeste pour l’agent secret de Louis XVI, lorsque l’arrivée de son laquais et le son du cor du postillon mettent les brigands en fuite[6].

Tout ce récit est tellement romanesque, que l’on hésiterait à y croire, si dans le dossier de toute l’affaire ne se trouvait un procès-verbal dressé par le bourguemestre de Nuremberg, sur l’ordre de l’impératrice Marie-Thérèse, et à la suite d’un autre incident non moins étrange qu’on va raconter aussi. Dans ce procès-verbal, en date du 17 septembre 1774, le bourgeois Conrad Gruber, tenant l’auberge du Coq-Rouge à Nuremberg, expose comment M. de Ronac (c’est-à-dire Beaumarchais) est arrivé chez lui blessé au visage et à la main le 14 août au soir après la scène du bois, et il ajoute un détail qui confirme bien l’état de fièvre que nous avons cru reconnaître dans les lettres de Beaumarchais lui-même. « Il déclare qu’on avait remarqué en M. de Ronac beaucoup d’inquiétude, qu’il s’était levé de très grand matin et qu’il avait couru dans toute la maison, de manière qu’à juger de toute sa conduite, il paraissait avoir l’esprit un peu aliéné. » Une telle complication d’incidens pouvait bien en effet avoir produit sur le cerveau de Beaumarchais une excitation que ce digne Conrad Grutier prend pour de l’aliénation d’esprit ; mais le voyageur n’était pas au bout de ses aventures, et la dernière devait encore dépasser en bizarrerie toutes les autres.

Craignant qu’après son départ de Nuremberg le Juif Angelucci ne s’y rendît avec quelque autre exemplaire du libelle et jugeant qu’il serait utile de le faire arrêter et conduire en France, Beaumarchais prend le parti de pousser jusqu’à Vienne, de demander une audience à Marie-Thérèse, et de solliciter de l’impératrice un ordre pour l’extradition de cet homme. Les souffrances occasionnées par ses blessures lui rendant trop pénible le voyage par terre, il gagne le Danube, loue un bateau, s’embarque et arrive à Vienne. Ici nous le laisserons parler lui-même ; le détail qui suit, complètement inconnu jusqu’à présent, est assez curieux et assez vivement raconté pour que la citation ne paraisse peut-être pas trop longue. Nous l’empruntons à un volumineux mémoire inédit adressé à Louis XVI par Beaumarchais après son retour en France, et daté du 15 octobre 1774.


« Mon premier soin à Vienne, écrit Beaumarchais, fut de faire une lettre pour l’impératrice. La crainte que la lettre ne fût vue de tout autre m’empêcha d’y expliquer le motif de l’audience que je sollicitais. Je tâchais simplement d’exciter sa curiosité. N’ayant nul accès auprès d’elle, je fus trouver M. le baron de Neny, son secrétaire, lequel, sur mon refus de lui dire ce que je désirais, et sur mon visage balafré, me prit apparemment pour quelque officier irlandais ou quelque aventurier blessé qui voulait arracher quelques ducats à la compassion de sa majesté. Il me reçut au plus mal, refusa de se charger de ma lettre, à moins que je ne lui disse mon secret, et m’aurait enfin tout à fait éconduit, si, prenant à mon tour un ton aussi fier que le sien, je ne l’avais assuré que je le rendais garant envers l’impératrice de tout le mal que son refus pouvait faire à la plus importante opération, s’il ne se chargeait à l’instant de rendre ma lettre à sa souveraine.

« Plus étonné de mon ton qu’il ne l’avait été de ma figure, il prend ma lettre en rechignant, et me dit que je ne devais pas espérer pour cela que l’impératrice consentît à me voir. — Ce n’est pas, monsieur, ce qui doit vous inquiéter. Si l’impératrice me refuse audience, vous et moi nous aurons fait notre devoir, le reste est à la fortune.

« Le lendemain, l’impératrice voulut bien m’aboucher avec M. le comte de Seilern, président de la régence à Vienne, qui, sur le simple exposé d’une mission émanée du roi de France, que je me réservais d’expliquer à l’impératrice, me proposa de me conduire sur-le-champ à Schœnbrunn, où était sa majesté. Je m’y rendis, quoique les courses de la veille eussent beaucoup aggravé mes souffrances.

« Je présentai d’abord à l’impératrice l’ordre de votre majesté, sire, dont elle me dit reconnaître parfaitement l’écriture, ajoutant que je pouvais parler librement devant le comte de Seilern, pour lequel sa majesté m’assura qu’elle n’avait rien de caché, et des avis duquel elle s’était toujours bien trouvée.

« — Madame, lui dis-je, il s’agit bien moins ici d’un intérêt d’état proprement dit que des efforts que de noirs intrigans font en France pour détruire le bonheur de la reine en troublant le repos du roi. — Je lui fis alors le détail qu’on vient de lire[7]. À chaque circonstance, joignant les mains de surprise, l’impératrice répétait : Mais, monsieur, où avez-vous pris un zèle aussi ardent pour les intérêts de mon gendre et surtout de ma fille ?

« — Madame, j’ai été l’un des hommes les plus malheureux de France sur la fin du dernier règne. La reine en ces temps affreux n’a pas dédaigné de montrer quelque sensibilité pour toutes les horreurs qu’on accumulait sur moi. En la servant aujourd’hui, sans espoir même qu’elle en soit jamais instruite, je ne fais qu’acquitter une dette immense ; plus mon entreprise est difficile, plus je suis enflammé pour sa réussite. La reine a daigné dire un jour hautement que je montrais dans mes défenses trop de courage et d’esprit pour avoir les torts qu’on m’imputait ; que dirait-elle aujourd’hui, madame, si, dans une affaire qui intéresse également elle et le roi, elle me voyait manquer de ce courage qui l’a frappée, de cette conduite qu’elle appelle esprit ? Elle en conclurait que j’ai manqué de zèle. Cet homme, dirait-elle, a bien réussi en huit jours de temps à détruire un libelle qui outrageait le feu roi et sa maîtresse, lorsque les ministres anglais et français faisaient depuis dix-huit mois de vains efforts pour l’empêcher de paraître. Aujourd’hui, chargé d’une pareille mission qui nous intéresse, il manque d’y réussir : ou c’est un traître, ou c’est un sot, et dans les deux cas il est également indigne de la confiance qu’on a en lui. Voilà, madame, les motifs supérieurs qui m’ont fait braver tous les dangers, mépriser les douleurs et surmonter tous les obstacles.

« — Mais, monsieur, quelle nécessité à vous de changer de nom ?

« — Madame, je suis trop connu malheureusement sous le mien dans toute l’Europe lettrée, et mes défenses imprimées dans ma dernière affaire ont tellement échauffé tous les esprits en ma faveur, que, partout où je parais sous le nom de Beaumarchais, soit que j’excite l’intérêt d’amitié ou celui de compassion, ou seulement de curiosité, l’on me visite, l’on m’invite, l’on m’entoure, et je ne suis plus libre de travailler aussi secrètement que l’exige une commission aussi délicate que la mienne. Voilà pourquoi j’ai supplié le roi de me permettre de voyager avec le nom de Ronac, sous lequel est mon passe-port.

« L’impératrice me parut avoir la plus grande curiosité de lire l’ouvrage dont la destruction m’avait coûté tant de peines. Sa lecture suivit immédiatement notre explication. Sa majesté eut la bonté d’entrer avec moi dans les détails les plus intimes à ce sujet ; elle eut aussi celle de m’écouter beaucoup. Je restai plus de trois heures et demie avec elle, et je la suppliai bien des fois avec les plus vives instances de ne pas perdre un moment pour envoyer à Nuremberg. — Mais cet homme aura-t-il osé s’y montrer, sachant que vous y alliez vous-même ? me dit l’impératrice. — Madame, pour l’engager encore plus à s’y rendre, je l’ai trompé en lui disant que je rebroussais chemin et reprenais sur-le-champ la route de France. D’ailleurs il y est ou n’y est pas. Dans le premier cas, en le faisant conduire en France, votre majesté rendra un service essentiel au roi et à la reine ; dans le second, ce n’est tout au plus qu’une démarche perdue, ainsi que celle que je supplie votre majesté de faire faire secrètement en fouillant pendant quelque temps toutes les imprimeries de Nuremberg, afin de s’assurer qu’on n’y réimprime pas cette infamie ; car, par les précautions que j’ai prises ailleurs, je réponds aujourd’hui de l’Angleterre et de la Hollande.

« L’impératrice poussa la bonté jusqu’à me remercier du zèle ardent et raisonné que je montrais ; elle me pria de lui laisser la brochure jusqu’au lendemain, en me donnant sa parole sacrée de me la faire remettre par M. de Seilern. — Allez vous mettre au lit, me dit-elle avec une grâce infinie ; faites-vous saigner promptement[8]. On ne doit jamais oublier ici ni en France combien vous avez montré de zèle en cette occasion pour le service de vos maîtres.

« Je n’entre, sire, dans ces détails que pour mieux en faire sentir le contraste avec la conduite qu’on devait bientôt tenir à mon égard. Je retourne à Vienne, la tête encore échauffée de cette conférence ; je jette sur le papier une foule de réflexions qui me paraissent très fortes relativement à l’objet que j’y avais traité ; je les adresse à l’impératrice ; M. le comte de Seilern se charge de les lui montrer. Cependant on ne me rend pas mon livre, et ce jour même, à neuf heures du soir, je vois entrer dans ma chambre huit grenadiers baïonnette au fusil, deux officiers l’épée nue, et un secrétaire de la régence porteur d’un mot du comte de Seilern, qui m’invite à me laisser arrêter, se réservant, dit-il, de m’expliquer de bouche les raisons de cette conduite que j’approuverai sûrement. — Point de résistance, me dit le chargé d’ordres.

« — Monsieur, répondis-je froidement, j’en fais quelquefois contre les voleurs, mais jamais contre les empereurs.

« On me fait mettre le scellé sur tous mes papiers. Je demande à écrire à l’impératrice, on me refuse. On m’ôte tous mes effets, couteau, ciseaux, jusqu’à mes boucles, et on me laisse cette nombreuse garde dans ma chambre, où elle est restée trente et un jours ou quarante-quatre mille six cent quarante minutes ; car pendant que les heures courent si rapidement pour les gens heureux qu’à peine s’aperçoivent-ils qu’elles se succèdent, les infortunés hachent le temps de la douleur par minutes et par secondes, et les trouvent bien longues prises chacune séparément[9]. Toujours un de ces grenadiers, la baïonnette au fusil, a eu pendant ce temps les yeux sur moi, soit que je fusse éveillé ou endormi.

« Qu’on juge de ma surprise, de ma fureur ! Songer à ma santé dans ces momens affreux, cela n’était pas possible. La personne qui m’avait arrêté vint me voir le lendemain pour me tranquilliser. — Monsieur, lui dis-je, il n’y a nul repos pour moi jusqu’à ce que j’aie écrit à l’impératrice. Ce qui m’arrive est inconcevable. Faites-moi donner des plumes et du papier, ou préparez-vous à me faire enchaîner bientôt, car il y a de quoi devenir fou.

« Enfin l’on me permet d’écrire ; M. de Sartines a toutes mes lettres, qui lui ont été envoyées : qu’on les lise, on y verra de quelle nature était le chagrin qui me tuait. Rien qui eût rapport à moi ne me touchait ; tout mon désespoir portait sur la faute horrible qu’on commettait à Vienne contre les intérêts de votre majesté, en m’y retenant prisonnier. Qu’on me garrotte dans ma voiture, disais-je, et qu’on me conduise en France. Je n’écoute aucun amour-propre, quand le devoir devient si pressant. Ou je suis M. de Beaumarchais, ou je suis un scélérat qui en usurpe le nom et la mission. Dans les deux cas, il est contre toute bonne politique de me faire perdre un mois à Vienne. Si je suis un fourbe, en me renvoyant en France, on ne fait que hâter ma punition ; mais si je suis Beaumarchais, comme il est inouï qu’on en doute après ce qui s’est passé, quand on serait payé pour nuire aux intérêts du roi mon maître, on ne pourrait pas faire pis que de m’arrêter à Vienne dans un temps où je puis être si utile ailleurs. — Nulle réponse. On me laisse huit jours entiers livré à cette angoisse meurtrière. Enfin on m’envoie un conseiller de la régence pour m’interroger. — Je proteste, monsieur, lui dis-je, contre la violence qui m’est ici faite au mépris de tout droit des gens : je viens invoquer la sollicitude maternelle, et je me trouve accablé sous le poids de l’autorité impériale ! — Il me propose d’écrire tout ce que je voudrai, dont il se rendra porteur. Je démontre dans mon écrit le tort qu’on fait aux intérêts du roi en me retenant les bras croisés à Vienne. J’écris à M. de Sartines ; je supplie au moins qu’on fasse partir un courrier en diligence. Je renouvelle mes instances au sujet de Nuremberg. Point de réponse. On m’a laissé un mois entier prisonnier sans daigner me tranquilliser sur rien. Alors, ramassant toute ma philosophie et cédant à la fatalité d’une aussi fâcheuse étoile, je me livre enfin au soin de ma santé. Je me fais saigner, droguer, purger. On m’avait traité comme un homme suspect en m’arrêtant, comme un frénétique en m’ôtant rasoirs, couteaux, ciseaux, etc., comme un sot en me refusant des plumes et de l’encre, et c’est au milieu de tant de maux, d’inquiétudes et de contradictions, que j’ai attendu la lettre de M. de Sartines.

« En me la rendant le trente et unième jour de ma détention, on m’a dit : Vous êtes libre, monsieur, de rester ou de partir, selon votre désir ou votre santé. — Quand je devrais mourir en route, ai-je répondu, je ne resterai pas un quart d’heure à Vienne. On m’a présenté mille ducats de la part de l’impératrice. Je les ai refusés sans orgueil, mais avec fermeté. — Vous n’avez point d’autre argent pour partir, m’a-t-on dit, tous vos effets sont en France. — Je ferai donc mon billet de ce que je ne puis me dispenser d’emprunter pour mon voyage. — Monsieur, une impératrice ne prête point. — Et moi je n’accepte de bienfaits que de mon maître : il est assez grand seigneur pour me récompenser, si je l’ai bien servi ; mais je ne recevrai rien, je ne recevrai surtout point de l’argent d’une puissance étrangère chez qui j’ai été si odieusement traité. — Monsieur, l’impératrice trouvera que vous prenez de grandes libertés avec elle d’oser la refuser. — Monsieur, la seule liberté qu’on ne puisse empêcher de prendre à un homme très respectueux, mais aussi cruellement outragé, est celle de refuser des bienfaits. Au reste le roi mon maître décidera si j’ai tort ou non de tenir cette conduite, mais jusqu’à sa décision je ne puis ni ne veux en avoir d’autre.

« Le même soir, je pars de Vienne, et, venant jour et nuit sans me reposer, j’arrive à Paris le neuvième jour de mon voyage, espérant y trouver des éclaircissemens sur une aventure aussi incroyable que mon emprisonnement à Vienne. La seule chose que M. de Sartines m’ait dite à ce sujet est que l’impératrice m’a pris pour un aventurier ; mais je lui ai montré un ordre de la main de votre majesté, je suis entré dans des détails qui, selon moi, ne devaient laisser aucun doute sur mon compte. C’est d’après ces considérations que j’ose espérer, sire, que votre majesté voudra bien ne pas désapprouver le refus que je persiste à faire de l’argent de l’impératrice, et me permettre de le renvoyer à Vienne. J’aurais pu regarder comme une espèce de dédommagement flatteur de l’erreur où l’on était tombé à mon égard, ou un mot obligeant de l’impératrice, ou son portrait, ou telle autre chose honorable que j’aurais pu opposer au reproche qu’on me fait partout d’avoir été arrêté à Vienne comme un homme suspect ; mais de l’argent, sire ! c’est le comble de l’humiliation pour moi, et je ne crois pas avoir mérité qu’on m’en fasse éprouver, pour prix de l’activité, du zèle et du courage avec lesquels j’ai rempli de mon mieux la plus épineuse commission.

« J’attends les ordres de votre majesté.

« Caron de Beaumarchais. »


C’est ainsi que se vérifiait, aux dépens de Beaumarchais, la justesse de la maxime de Talleyrand : « Surtout, messieurs, pas de zèle. » En se remuant à outrance pour une bagatelle, il gagnait un mois de prison, et quand il se plaignait à M. de Sartines, ce dernier lui répondait : « Que voulez-vous ? l’impératrice vous a pris pour un aventurier. » Il y a, ce me semble, de la candeur dans l’étonnement de Beaumarchais, qui ne peut parvenir à comprendre que sa boîte d’or pendue au col, son billet royal, son ardeur fiévreuse, son abus des chevaux de poste, son changement de nom, son assassinat et ses brigands, le tout à propos d’une méchante brochure, aient formé un composé assez bizarre pour inspirer à Marie-Thérèse quelque défiance, et que ce qui devait, suivant lui, le rendre intéressant n’ait servi qu’à le rendre suspect de folie ou de fourberie. Il paraît cependant que, pour le consoler des mille ducats qu’il avait sur le cœur, on lui remit en échange un diamant avec autorisation de le porter comme un présent de l’impératrice.

Un mot enfin sur la carte à payer de cette importante affaire. Beaumarchais, dont le but principal, en ce moment, est d’obtenir que le roi facilite sa réhabilitation devant le nouveau parlement, travaille gratis, et ne demande rien pour lui-même ; mais les chevaux de poste coûtent fort cher, et depuis le mois de mars, en y comprenant les voyages relatifs à Morande, dont les frais ne sont pas encore payés, il a fait en allées et venues, pour le service du roi, dix-huit cents lieues. Le total, y compris l’achat du libelle Angelucci et les frais de séjour en diverses villes, se monte à 2,783 guinées, c’est-à-dire plus de 72,000 fr. Ainsi, en faisant rentrer dans ce compte les 100,000 fr. donnés à Morande, on dépensait 172,000 francs, on employait pendant six mois toute l’activité d’un homme intelligent, et cela pour arriver à la destruction de deux méchantes rapsodies qui ne valaient pas 72 deniers. Singulier moyen d’arrêter la confection des libelles, et singulier emploi de la fortune publique !

Cependant, en déployant beaucoup d’activité pour des objets de peu d’importance, Beaumarchais gagnait du terrain. Il était en correspondance suivie avec M. de Sartines ; il lui transmettait avec un mélange de bon sens et de joviale familiarité ses observations et ses vues sur tous les incidens de la politique de chaque jour ; il allait et venait sans cesse de Paris à Londres pour la surveillance des libelles, et suivait déjà avec attention la querelle des colonies anglaises de l’Amérique avec la métropole. Bientôt on eut encore recours à lui pour une troisième affaire d’un ordre plus relevé que les deux premières. Jusqu’ici, nous l’avons vu uniquement occupé de dépister, de poursuivre ou d’acheter d’obscurs libellistes ; le gouvernement français va le mettre aux prises avec un personnage célèbre comme lui, aussi fin, presque aussi spirituel et beaucoup plus bizarre que lui.


II. — BEAUMARCHAIS ET LE CHEVALIER D’ÉON.

L’histoire humaine est riche en mystifications ; mais de toutes les mystifications historiques, une des plus étranges et des plus ridicules est sans contredit celle qui se rattache à la vie du chevalier d’Éon. Voici un personnage qui jusqu’à l’âge de quarante-trois ans est considéré partout comme un homme, qui, en cette qualité d’homme, devient successivement docteur en droit, avocat au parlement de Paris, censeur pour les belles-lettres, agent diplomatique, chevalier de Saint-Louis, capitaine de dragons, secrétaire d’ambassade, et qui enfin remplit pendant quelques mois les fonctions de ministre plénipotentiaire de la cour de France à Londres. À la suite d’une querelle violente et scandaleuse avec l’ambassadeur, comte de Guerchy, dont il a occupé le poste par intérim, il est destitué et rappelé officiellement par Louis XV, mais maintenu secrètement par lui à Londres avec une pension de 12,000 livres. Bientôt, vers 1771, des doutes venus on ne sait d’où, engendrés on ne sait comment, s’élèvent sur le sexe de ce capitaine de dragons, et des paris énormes s’engagent à la manière anglaise sur cette question. Le chevalier d’Éon, qui pourrait facilement dissiper toutes les incertitudes, les laisse se propager et s’accroître ; la fièvre des paris redouble, et l’opinion que le chevalier est une femme ne tarde pas à devenir l’opinion la plus générale. Peu de temps après, en 1775, Beaumarchais, auquel il a déclaré qu’il était une femme, vient lui enjoindre, au nom du roi Louis XVI, de rendre cette déclaration publique et de prendre les habits de son sexe. Il signe la déclaration demandée, et après avoir hésité un peu plus longtemps sur le changement de costume, il se résigne enfin, quitte à cinquante ans son uniforme de dragon pour prendre une jupe et une coiffe, et en 1778 apparaît à Versailles dans cet accoutrement, qu’il garde jusqu’à sa mort, c’est-à-dire pendant trente-deux ans. On écrit avec sa coopération, sous le titre de Vie militaire, politique et privée de la demoiselle d’Éon, un beau roman dans lequel on raconte que ses parens l’ont fait baptiser comme garçon, quoiqu’il fût une fille, afin de conserver un bien que sa famille devait perdre faute d’héritiers mâles. Le chevalier écrit de son côté et publie de nombreux factums dans lesquels il pose en chevalière, se félicite d’avoir pu, au milieu du désordre des camps, des sièges et des batailles, « conserver, dit-il, intacte cette fleur de pureté, gage si précieux et si fragile, hélas ! de nos mœurs et de notre foi. » On le compare à Minerve et à Jeanne d’Arc ! Dorat adresse des épîtres galantes à cette vieille héroïne qui a illustré son sexe. Les écrivains les plus sérieux et qu’on devrait croire les mieux informés sont dupés comme tous les autres, et le grave auteur de l’Histoire de la Diplomatie française, M. de Flassan, écrit sur le chevalier d’Éon les lignes suivantes :


« On ne peut nier, dit M. de Flassan, qu’elle (la chevalière d’Éon) n’ait offert une espèce de phénomène. La nature se trompa en lui donnant un sexe si opposé à son caractère fier et décidé. Sa manie de vouloir jouer l’homme et de tromper les observateurs la rendit quelquefois mauvaise tête, et elle traita M. de Guerchy avec une impertinence inexcusable vis-à-vis d’un ministre du roi. Du reste, elle mérite de l’estime et du respect pour la constance qu’elle mit à dérober son sexe à tant de regards perçans… Le rôle brillant que cette femme a joué dans des missions délicates et au milieu de tant de circonstances contraires prouve en particulier qu’elle était plus propre à la politique par son esprit et ses connaissances que beaucoup d’hommes qui ont couru la même carrière[10]. »


C’est en 1809, un an avant la mort de la chevalière d’Éon, que M. de Flassan écrivait les lignes que nous venons de citer. Un an après, le 21 mai 1810, la chevalière d’Éon mourait à Londres, et à l’inspection de son corps, il était démontré et constaté de la manière la plus authentique que cette prétendue chevalière, à qui l’historien de la diplomatie française reproche la manie de vouloir jouer l’homme et de tromper les observateurs, que cette prétendue chevalière était un chevalier parfaitement constitué[11].

Que signifie cette grotesque mystification, et comment s’en expliquer le succès ? Quel motif a pu porter un homme distingué par son rang, un officier intrépide, un secrétaire d’ambassade, un chevalier de Saint-Louis, à se faire passer pour femme pendant plus de trente ans ? Ce rôle lui fut-il imposé ? S’il fut imposé, comment et pourquoi un gouvernement a-t-il pu exiger d’un capitaine de dragons âgé de quarante-sept ans un travestissement aussi ridicule, et comment ce dragon de quarante-sept ans, qui se faisait la barbe, à l’instar de tous les dragons, qui, d’après les propres paroles de Beaumarchais, buvait, fumait et jurait comme un estafier allemand, a-t-il pu mystifier tant de personnes, à commencer par Beaumarchais lui-même ? car ce dernier, on va le voir, a toujours cru très sincèrement que le dragon était une femme, et une femme amoureuse de lui, Beaumarchais ! Comment enfin et pourquoi ce problème de carnaval a-t-il pu devenir une sorte de question d’état, donner lieu à une foule de négociations, faire agir, parler, écrire, des rois et des ministres, faire voyager des courriers, et dépenser, comme toujours, beaucoup d’argent ? Ces diverses questions, qui prouvent à quel point Montaigne avait raison quand il disait en son langage : La plupart de nos vacations sont farcesques, — ces diverses questions sont loin d’être éclaircies.

La version la plus accréditée sur le chevalier d’Éon est celle-ci. Ayant, dans sa jeunesse, les apparences d’une femme, il aurait été envoyé une fois par Louis XV, sous un déguisement féminin, à la cour de Saint-Pétersbourg. Il se serait introduit auprès de l’impératrice Élisabeth en qualité de lectrice, et aurait contribué au rapprochement des deux cours. Il en serait résulté quelques doutes sur son sexe. Ces doutes, disparus au milieu d’une carrière toute virile, auraient été réveillés et propagés longtemps après par Louis XV lui-même, à la suite de l’éclat scandaleux occasionné par la querelle de d’Éon et du comte de Guerchy. Ne voulant point sévir contre un agent qu’il avait employé avec utilité dans sa diplomatie secrète, voulant, d’un autre côté, donner satisfaction à la famille de Guerchy, empêcher un duel entre le jeune fils de l’ambassadeur, qui avait juré de venger son père, et d’Éon, duelliste redouté, — voulant enfin arrêter toutes les conséquences de cette querelle, le roi aurait été conduit, par le souvenir des travestissemens de la jeunesse de d’Éon, à lui enjoindre de laisser s’accréditer le bruit qu’il était une femme. Louis XVI, adoptant la politique de son aïeul, l’aurait forcé de se déclarer femme et de prendre le costume féminin. « Depuis longtemps, dit Mme Campan, ce bizarre personnage sollicitait sa rentrée en France ; mais il fallait trouver un moyen d’épargner à la famille qu’il avait offensée l’espèce d’insulte qu’elle verrait dans son retour : on lui fit prendre le costume d’un sexe auquel on pardonne tout en France. »

Tel est le thème le plus généralement admis sur le chevalier d’Éon ; mais il paraît bien inconcevable. Comment s’expliquer en effet qu’un roi, pour arrêter les suites d’une querelle, ne trouve pas de moyen plus simple que de changer un des adversaires en femme, et qu’un officier de quarante-sept ans préfère renoncer à toute carrière virile et porter des jupes pendant tout le reste de sa vie plutôt que de s’engager tout simplement à refuser, par ordre du roi, une provocation, ou plutôt que de rester dans la disgrâce et l’exil en gardant sa liberté et son sexe ? Comment s’expliquer enfin, si le chevalier d’Éon n’est que la victime résignée des volontés de Louis XV, adoptées par Louis XVI, que lorsque ces deux rois sont morts, lorsque la monarchie française elle-même n’existe plus, lorsque d’Éon, retiré à Londres, n’a plus aucun intérêt d’argent et de situation à subir le travestissement imposé, comment s’expliquer qu’il persiste à le conserver jusqu’à sa mort ?

Tout cela est fort singulier et peu compréhensible. Un nouveau thème s’est produit, il y a une vingtaine d’années, sur le chevalier d’Éon. Cette donnée est très hardie, nous éprouvons même quelque embarras à la reproduire ; cependant, comme elle est développée dans un ouvrage en deux volumes, qu’on nous déclare emprunté à des documens authentiques[12], il faut bien en dire un mot. L’auteur de cet ouvrage affirme que, si le fameux chevalier d’Éon a consenti à passer pour une femme, ce n’est pas dans l’intérêt de la maison de Guerchy, mais pour sauver l’honneur de la reine d’Angleterre, Sophie-Charlotte, femme de George III. Il raconte que, d’Éon ayant été surpris avec la reine par le roi, un médecin ami de la reine et de d’Éon aurait déclaré au roi que d’Éon était une femme. George III s’en serait informé auprès de Louis XV, qui, dans l’intérêt de la tranquillité de son royal confrère, se serait empressé d’assurer qu’en effet d’Éon était une femme. À partir de ce jour, d’Éon aurait été condamné à changer de sexe, avec cette consolation d’avoir donné un roi à l’Angleterre, car l’auteur du livre en question n’hésite pas à nous dire qu’il est persuadé que cette prétendue femme était le père de George IV.

Cette révélation au sujet d’une reine, qui, si nous ne nous trompons, a toujours passé jusqu’ici pour une très honnête femme, cette révélation aurait besoin, pour être admise, d’être appuyée sur des preuves concluantes que nous cherchons en vain dans l’ouvrage intitulé : Mémoires du chevalier d’Éon. Sauf une lettre du duc d’Aiguillon au chevalier qui, si elle est authentique, pourrait, quoiqu’elle ne désigne pas positivement la reine Sophie-Charlotte, prêter quelque force à l’hypothèse de l’auteur, tout se réduit dans ce livre, au moins quant à la question principale, à des assertions très hasardées, à des inductions arbitraires accompagnées de récits peu vraisemblables et de dialogues de fantaisie qui donnent à cet ouvrage les apparences d’un roman, et lui enlèvent presque toute autorité[13].

Nous ne nous proposons point ici d’exposer à notre tour un système sur le chevalier d’Éon : ce singulier personnage ne figure qu’accessoirement dans la vie de Beaumarchais, et il nous suffira de prendre la situation au moment où ce dernier entre en scène.

C’est en mai 1775. Le chevalier d’Éon est à Londres, disgracié et banni depuis sa querelle avec le comte de Guerchy, mais n’en continuant pas moins à toucher, même après la mort de Louis XV, la pension secrète de 12,000 francs que ce roi lui a accordée en 1766. Les doutes élevés sur son sexe paraissent dater de 1771. Les paris anglais sur cette question sont ouverts depuis cette époque, et d’Éon entretient par son silence l’incertitude des parieurs. Toutefois ce n’est pas la question de son sexe qui paraît à cette époque intéresser le gouvernement français : c’est une autre question. En sa qualité d’agent secret de Louis XV, d’Éon a eu pendant quelques années une correspondance mystérieuse avec le roi et les quelques personnes chargées de diriger la diplomatie occulte qu’il avait, on le sait, organisée à l’insu de ses ministres. D’Éon exagère de son mieux l’importance de ces papiers relatifs à la paix conclue entre la France et l’Angleterre en 1763. Il débite autour de lui que, s’ils étaient publiés, ils rallumeraient la guerre entre les deux nations, et que l’opposition anglaise lui a offert des sommes énormes pour les publier ; il est, dit-il, trop bon Français pour y consentir, mais cependant il a besoin d’argent, de beaucoup d’argent, parce qu’il a beaucoup de dettes, et si le gouvernement veut rentrer en possession de ses papiers, il faut qu’il paie les dettes du possesseur. Ce n’est pas d’ailleurs un cadeau que d’Éon réclame : le gouvernement français est son débiteur, il lui doit beaucoup plus d’argent que d’Éon n’en doit lui-même. En effet, le chevalier envoie en 1774, à M. de Vergennes, ministre des affaires étrangères, un compte d’apothicaire des plus amusans, duquel j’extrais seulement les articles suivans, qui donneront une idée de l’intrépidité romanesque avec laquelle ce dragon chargeait à fond sur le trésor public.


« En novembre 1757, écrit d’Éon, le roi actuel de Pologne, étant envoyé extraordinaire de la république en Russie, fit remettre à M. d’Éon, secrétaire de l’ambassade de France, un billet renfermant un diamant estimé 6,000 liv., dans l’intention que M. d’Éon l’instruirait d’une affaire fort intéressante qui se tramait alors à Saint-Pétersbourg. Celui-ci se fit un devoir de confier le billet et le diamant à M. le marquis de l’Hospital, ambassadeur, et de reporter ledit diamant au comte de Poniatowski, qui, de colère, le jeta dans le feu. M. de l’Hospital, touché de l’acte honnête de M. d’Éon, en écrivit au cardinal de Bernis, qui promit de lui faire accorder par le roi une gratification de pareille somme pour récompense de sa fidélité ; mais M. le cardinal de Bernis ayant été déplacé et exilé, le sieur d’Éon n’a jamais reçu cette gratification qu’il se croit en droit de réclamer, ci : 6,000 liv.


N’est-ce pas une bonne plaisanterie que cette histoire d’un diamant de 1757 reparaissant dans un mémoire de 1774 ? — Passons à un autre article.


« M. le comte de Guerchy, dit d’Éon, a détourné le roi d’Angleterre de faire à M. d’Éon le présent de mille pièces qu’il accorde aux ministres plénipotentiaires qui résident à sa cour, ci : 24,000 liv.

« Autre article. — Plus, n’ayant pas été en état, depuis 1763 jusqu’en 1773, d’entretenir ses vignes en Bourgogne, M. d’Éon a non-seulement perdu mille écus de revenu par an, mais encore toutes les vignes, et croit pouvoir porter cette perte à moitié de sa réalité, ci : 15,000 liv.

« Plus M. d’Éon, sans entrer dans l’état qu’il pourrait produire des dépenses immenses que lui a occasionnées son séjour à Londres depuis 1763 jusqu’à la présente année 1773, tant pour l’entretien et la nourriture de feu son cousin et de lui que pour les frais extraordinaires que les circonstances ont exigés, croit devoir se borner à réclamer ce qu’exige à Londres l’entretien d’un ménage simple et décent dans lequel on se limite aux frais et domestiques nécessaires ; ce qu’il évalue en conséquence à la modique somme de 450 louis ou 10,000 livres tournois par an, ce qui fait, pour lesdites dix années, ci : 100,000 liv.


Il est à noter que depuis 1766 d’Éon touche 12,000 livres de pension par an. Le valet du Joueur, dans Regnard, présente un compte de dettes actives qui ne vaut certainement pas celui-là. Tout le reste est de même force, et l’ensemble des créances de l’ingénieux chevalier s’élève ainsi à la modique somme de 316,477 livres 16 sous. D’Éon demande de plus que sa pension de 12,000 livres soit convertie en un contrat de rente viagère de même somme. On lui avait envoyé successivement deux négociateurs pour obtenir la remise de ses papiers à des conditions moins exorbitantes ; l’un d’eux, M. de Pommereux, capitaine de grenadiers, et comme tel doué d’une rare intrépidité, avait été jusqu’à proposer à ce capitaine de dragons, qui passait pour femme, de l’épouser. D’Éon ne voulant point démordre de ses prétentions, on avait pris le parti de laisser tomber la négociation, lorsqu’en mai 1775 le chevalier, apprenant que Beaumarchais était à Londres pour d’autres affaires, demanda à le voir. « Nous nous vîmes tous deux, dit d’Éon, conduits sans doute par une curiosité naturelle aux animaux extraordinaires de se rencontrer. » Le chevalier implora l’appui de Beaumarchais, et, pour lui donner une preuve de confiance, lui avoua en pleurant qu’il était une femme, et ce qui est étrange, c’est que Beaumarchais n’en doute pas un instant. Charmé à la fois d’obliger une fille aussi intéressante par son courage guerrier, ses talens diplomatiques, ses malheurs, et de mener afin une négociation difficile, il adresse à Louis XVI les lettres les plus touchantes en faveur de d’Éon. « Quand on pense, écrit-il au roi, que cette créature tant persécutée est d’un sexe à qui l’on pardonne tout, le cœur s’émeut d’une douce compassion… J’ose vous assurer, sire, dit-il ailleurs, qu’en prenant cette étonnante créature avec adresse et douceur, quoique aigrie par douze années de malheurs, on l’amènera facilement à rentrer sous le joug, et à remettre tous les papiers relatifs au feu roi à des conditions raisonnables. » — On se demande comment Beaumarchais, qui ne manquait certes pas d’expérience en ces sortes de questions, a pu ainsi voir une fille dans la personne d’un dragon des plus masculins. Le biographe de d’Éon, que nous venons de citer, assure que le chevalier employa, pour abuser l’auteur du Barbier de Séville, une supercherie que nous n’exposerons pas ici, et qui est tirée d’un des Contes de La Fontaine. C’est possible, quoique peu probable ; mais ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas dans tous les papiers de Beaumarchais une seule ligne qui ne prouve en effet qu’il a été complètement trompé sur le sexe du chevalier, et si l’on pouvait supposer que, dans cette inextricable comédie, Beaumarchais aussi joue son rôle et feint de prendre un homme pour une femme, on serait détourné de cette idée par la candeur avec laquelle son ami intime Gudin, qui l’accompagnait dans le voyage où se noua la négociation avec d’Éon, raconte à son tour, dans ses mémoires inédits sur Beaumarchais, les malheurs de cette femme intéressante.


« Ce fut, dit Gudin, chez Wilkes[14] à dîner, que je rencontrai d’Éon pour la première fois. Frappé de voir la croix de Saint-Louis briller sur sa poitrine, je demandai à Mlle Wilkes quel était ce chevalier ; elle me le nomma. — Il a, lui dis-je, une voix de femme, et c’est de là vraisemblablement que sont nés tous les propos qu’on a faits sur son compte. Je n’en savais pas davantage alors ; j’ignorais encore ses relations avec Beaumarchais. Je les appris bientôt par elle-même. Elle m’avoua, en pleurant (il paraît que c’était la manière de d’Éon), qu’elle était femme, et me montra ses jambes couvertes de cicatrices, restes de blessures qu’elle avait reçues lorsque, renversée de son cheval tué sous elle, un escadron lui passa sur le corps et la laissa mourante dans la plaine. »


On ne peut pas être plus candidement mystifié que ne l’est Gudin. — Dans cette première période de la négociation, d’Éon est aux petits soins pour Beaumarchais, il l’appelle son ange tutélaire, il lui envoie, en les recommandant à son indulgence, ses œuvres complètes en quatorze volumes, car cet être bizarre, dragon, femme et diplomate, était en même temps un barbouilleur de papier des plus féconds. Il se peint assez bien dans une lettre au duc de Praslin.


« Si vous voulez me connaître, monsieur le duc, je vous dirai franchement que je ne suis bon que pour penser, imaginer, questionner, réfléchir, comparer, lire, écrire, pour courir du levant au couchant, du midi jusqu’au nord, et pour me battre dans la plaine ou sur les montagnes : si j’eusse vécu du temps d’Alexandre ou de don Quichotte, j’aurais été Parménion ou Sancho Pança. Si vous m’ôtez de là, je vous mangerai, sans faire une sottise, tous les revenus de la France en un an, et après cela je vous ferai un excellent traité sur l’économie. Si vous voulez en avoir la preuve, voyez tout ce que j’ai écrit dans mon histoire des finances sur la distribution des deniers publics. »


Sous l’impression des cajoleries de la prétendue chevalière, Beaumarchais revient à Versailles, plaide sa cause avec chaleur, s’évertue à prouver que les papiers qu’elle a dans les mains, et qu’il ne connaît pas, sont de la plus haute importance, demande la permission de renouer avec elle d’abord officieusement les négociations rompues, et l’obtient par la lettre suivante de M. de Vergennes, qui est importante en ce qu’elle ne semble pas tout à fait d’accord avec la version généralement adoptée sur les vues du gouvernement français quant au chevalier d’Éon. Voici cette lettre de M. de Vergennes à Beaumarchais, dont je ne supprime que quelques passages insignifians.


« J’ai sous les yeux, monsieur, le rapport que vous avez fait à M. de Sartines de notre conversation touchant M. d’Éon ; il est de la plus grande exactitude ; j’ai pris en conséquence les ordres du roi ; sa majesté vous autorise à convenir de toutes les sûretés raisonnables que M. d’Éon pourra demander pour le paiement régulier de sa pension de 12,000 livres, bien entendu qu’il ne prétendra pas qu’on lui constitue une annuité de cette somme hors de France, le fonds capital qui devrait être employé à cette création n’est pas en mon pouvoir, et je rencontrerais les plus grands obstacles à me le procurer ; mais il est aisé de convertir la susdite pension en une rente viagère dont on délivrerait le titre.

« L’article du paiement des dettes fera plus de difficulté ; les prétentions de M. d’Éon sont bien hautes à cet égard ; il faut qu’il se réduise, et considérablement, pour que nous puissions nous arranger. Comme vous ne devez pas, monsieur, paraître avoir aucune mission auprès de lui, vous aurez l’avantage de le voir venir, et par conséquent de le combattre avec supériorité. M. d’Éon a le caractère violent, mais je lui crois une âme honnête, et je lui rends assez de justice pour être persuadé qu’il est incapable de trahison.

« Il est impossible que M. d’Éon prenne congé du roi d’Angleterre ; la révélation de son sexe ne peut plus le permettre ; ce serait un ridicule pour les deux cours. L’attestation à substituer est délicate, cependant on peut l’accorder, pourvu qu’il se contente des éloges que méritent son zèle, son intelligence et sa fidélité ; mais nous ne pouvons louer ni sa modération ni sa soumission, et dans aucun cas il ne doit être question des scènes qu’il a eues avec M. de Guerchy.

« Vous êtes éclairé et prudent, vous connaissez les hommes, et je ne suis pas inquiet que vous ne tiriez bon parti de M. d’Éon, s’il y a moyen. Si l’entreprise échoue dans vos mains[15], il faudra se tenir pour dit qu’elle ne peut plus réussir, et se résoudre à tout ce qui pourra en arriver. La première sensation pourrait être désagréable pour nous ; mais les suites seraient affreuses pour M. d’Éon : c’est un rôle bien humiliant que celui d’un expatrié qui a le vernis de la trahison ; le mépris est son partage.

« Je suis très sensible, monsieur, aux éloges que vous avez bien voulu me donner dans votre lettre à M. de Sartines. J’aspire à les mériter, et je les reçois comme un gage de votre estime qui me flattera dans tous les temps. Comptez, je vous prie, sur la mienne, et sur tous les sentimens avec lesquels j’ai l’honneur d’être très sincèrement, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

« De Vergennes. »
« Versailles, le 21 juin 1775. »


Cette lettre de M. de Vergennes, très honorable pour Beaumarchais, prouve qu’à cette époque on ne songe point encore à imposer à d’Éon le costume de femme ; son sexe féminin semble une chose admise, et la condition exigée pour son retour en France consiste seulement dans la remise de sa correspondance avec Louis XV. C’est dans une autre lettre à Beaumarchais, postérieure d’un mois et datée du 26 août 1775, que M. de Vergennes s’explique sur la question du costume féminin en ces termes :


« Quelque désir que j’aie de voir et de connaître et d’entendre M. d’Éon, je ne vous cacherai pas, monsieur, une inquiétude qui m’assiège. Ses ennemis veillent, et lui pardonneront difficilement tout ce qu’il a dit sur eux. S’il vient ici, quelque sage et circonspect qu’il puisse être, ils pourront lui prêter des propos contraires au silence que le roi impose ; les dénégations et les justifications sont toujours embarrassantes et odieuses pour les âmes honnêtes. Si M. d’Éon voulait se travestir, tout serait dit : c’est une proposition que lui seul peut se faire ; mais l’intérêt de sa tranquillité semble lui conseiller d’éviter, du moins pour quelques années, le séjour de la France, et nécessairement celui de Paris. Vous ferez de cette observation l’usage que vous jugerez convenable. »


Que signifie cette lettre du ministre, écrite un mois après la première, où le sexe féminin du chevalier d’Éon est considéré comme un fait avéré ? Par ces mots : « si M. d’Éon voulait se travestir, tout serait dit, » M. de Vergennes entend-il que d’Éon est un homme, et qu’il doit s’habiller en femme ? Si la phrase avait ce sens, adressée à Beaumarchais, elle rendrait les lettres de ce dernier complètement inintelligibles, car il insiste perpétuellement sur le sexe féminin du chevalier d’Éon. De plus, cette lettre adressée à Beaumarchais détruirait le système qui, pour expliquer l’erreur de l’agent de M. de Vergennes, consiste à prétendre que d’Éon et le ministre étaient convenus ensemble que les agens chargés de négocier entre eux seraient eux-mêmes abusés sur le véritable sexe du chevalier. Si au contraire, ce qui est plus probable, ce mot se travestir est une expression impropre échappée au ministre et qui veut dire seulement : « M. d’Éon, reconnu femme, devrait s’habiller en femme, » dans ce cas il faudrait en conclure que M. de Vergennes a été trompé comme tout le monde sur le sexe de d’Éon, qu’il considère sa prise d’habits de femme comme une conséquence de la révélation de son sexe, et que s’il en fait une condition de sa rentrée en France, il n’y attache pas cependant une extrême importance. C’est Beaumarchais surtout qui insiste sur ce point :


« Tout ceci, écrit-il au ministre en date du 7 octobre 1775, m’a donné occasion de mieux connaître encore la créature à qui j’ai affaire, et je m’en tiens toujours à ce que je vous en ai dit : c’est que le ressentiment contre les feux ministres (ceux qui l’avaient destitué en 1766) et leurs amis de trente ans est si fort en lui[16], qu’on ne saurait mettre une barrière trop insurmontable entre les contendans qui existent. Les promesses par écrit d’être sage ne suffisent pas pour arrêter une tête qui s’enflamme toujours au seul nom de Guerchy ; la déclaration positive de son sexe et l’engagement de vivre désormais avec ses habits de femme est le seul frein qui puisse empêcher du bruit et des malheurs. Je l’ai exigé hautement, et l’ai obtenu. »


Ces lettres prouvent que c’est Beaumarchais surtout qui insiste sur la prise d’habits comme condition rigoureuse, et dans ce cas, si, comme tout porte à le croire, d’Éon l’a trompé pour se rendre intéressant, il serait assez curieux que ce fût lui, Beaumarchais, abusé par d’Éon, qui fût le principal auteur de la prise d’habits imposée rigoureusement à d’Éon comme condition de sa rentrée en France.

Quoi qu’il en soit, si Beaumarchais, sur la question de sexe, est mystifié par le chevalier, il le bride à son tour sur la question pécuniaire. D’Éon, on l’a vu, pour remettre la fameuse correspondance, demandait la bagatelle de 318,477 livres. Beaumarchais, tout en repoussant ces prétentions absurdes, ne spécifie point de chiffre, et, dans la transaction du 5 octobre 1775 en vertu de laquelle le chevalier s’engage à remettre tous les papiers du roi, Beaumarchais s’engage seulement à lui délivrer un contrat de 12,000 livres de rentes, ainsi que de plus fortes sommes dont le montant lui sera remis, dit la convention, pour l’acquittement de ses dettes en Angleterre. Chacun des deux contractans se réserve ainsi une porte de derrière : si les plus fortes sommes ne paraissaient pas assez fortes au chevalier, il comptait garder une portion des papiers pour en obtenir de plus fortes encore ; Beaumarchais de son côté, n’entendant point payer toutes les dettes qu’il plairait à d’Éon de déclarer, demande au roi la faculté de batailler, pour employer son expression, avec la demoiselle d’Éon, depuis 100 jusqu’à 150,000 francs, se réservant de lui donner l’argent par fractions, en étendant ou resserrant la somme d’après la confiance que lui inspirerait le chevalier.

D’Éon commence par exhiber un coffre de fer bien cadenassé déposé chez un amiral anglais, son ami lord Ferrers, en nantissement, dit-il, d’une dette de 5,000 livres sterling. Il déclare que ce coffre contient toute la correspondance secrète. Ici embarras de Beaumarchais : il n’est pas autorisé à visiter ces papiers ; s’il donne de l’argent, il peut recevoir, dit-il, en échange, des comptes de blanchisseuse. Après un nouveau voyage à Paris pour demander à inventorier les papiers, il obtient enfin cette autorisation, et, à l’ouverture du coffre, il se trouve que le lord Ferrers, créancier, réel ou simulé, n’a reçu en nantissement que des papiers presque insignifians. D’Éon avoue alors en rougissant que les papiers les plus précieux sont restés cachés sous le plancher de sa chambre. « Elle me conduisit chez elle, écrit Beaumarchais au ministre, et tira de dessous son plancher cinq cartons bien cachetés, étiquetés : Papiers secrets à remettre au roi seul, qu’elle m’assura contenir toute la correspondance secrète et la masse entière des papiers qu’elle avait en sa possession. Je commençai par en faire l’inventaire et les parapher tous, afin qu’on n’en pût soustraire aucun ; mais pour m’assurer encore mieux que la suite entière y était contenue, pendant qu’elle écrivait l’inventaire, je les parcourais tous rapidement. »

On voit que Beaumarchais était homme de précaution ; alors seulement il paie la créance de lord Ferrers, qui lui remet en échange une somme égale de billets souscrits par le chevalier d’Éon, et il se prépare à partir pour Versailles avec son coffre. Le chevalier naturellement ne trouvait pas les fortes sommes assez fortes ; mais, la transaction du 5 octobre n’embrassant pas seulement la remise des papiers et obligeant d’Éon au costume de femme et au silence sur tous ses anciens démêlés avec les Guerchy, Beaumarchais lui tint la dragée haute.


« J’assurai, écrit-il à M. de Vergennes, cette demoiselle que, si elle était sage, modeste, silencieuse, et si elle se conduisait bien, je rendrais un si bon compte d’elle au ministre du roi, même à sa majesté, que j’espérais lui obtenir encore quelques nouveaux avantages. Je fis d’autant plus volontiers cette promesse que j’avais encore dans mes mains environ 41,000 livres tournois sur lesquelles je comptais récompenser chaque acte de soumission et de sagesse par des générosités censées obtenues successivement du roi et de vous, monsieur le comte, mais seulement à titre de grâce et non d’acquittement ; c’était avec ce secret que j’espérais encore dominer, maîtriser cette créature fougueuse et rusée. »


Arrivé à Versailles avec son coffre, Beaumarchais est complimenté par M. de Vergennes, qui lui envoie un beau certificat déclarant que « sa majesté a été très satisfaite du zèle qu’il a marqué dans cette occasion, ainsi que de l’intelligence et de la dextérité avec lesquelles il s’est acquitté de la commission que sa majesté lui avait confiée. »

Le négociateur commençait à attirer l’attention de Louis XVI ; les précédentes missions l’avaient laissé dans l’ombre, celle-ci le mettait enfin en évidence. Il n’était pas homme à en rester là et à négliger de pousser sa pointe. Ce qu’il veut maintenant, ce n’est plus seulement un ordre du roi, c’est une correspondance directe avec lui. Avant de repartir pour Londres, il adresse à Louis XVI une série de questions en le priant de vouloir bien répondre lui-même en marge, et le roi de sa main répond docilement aux questions de Beaumarchais. L’autographe est curieux. Le corps de la pièce est écrit de la main de Beaumarchais et signé de lui ; les réponses à chaque question sont écrites en marge, d’une écriture assez fine, mais inégale, molle, indécise, où les t et les v sont à peine indiqués. C’est l’écriture du bon, du faible et malheureux souverain que la révolution devait dévorer dix-sept ans plus tard ; et afin que Beaumarchais puisse se glorifier tout à son aise de correspondre directement avec Louis XVI, à la suite des réponses de ce monarque se trouvent les lignes suivantes, écrites et signées de la main de M. de Vergennes : Toutes les apostilles en réponse sont de la main du roi. Pour apprécier cette pièce comme témoignage de la discordance de toutes choses à cette époque, il faut de plus se souvenir qu’au moment où elle est écrite, Beaumarchais est encore sous le coup d’une condamnation juridique qui le déclare déchu de ses droits de citoyen, et c’est dans cette situation qu’il entame par écrit avec Louis XVI le dialogue suivant :


« Points essentiels que je supplie M. le comte de Vergennes de présenter à la décision du roi avant mon départ pour Londres, ce 13 décembre 1775, pour être répondus en marge :

« Le roi accorde-t-il à la demoiselle d’Éon la permission de porter la croix de Saint-Louis sur ses habits de femme ?

« Réponse du roi : — En province seulement.

« Sa majesté approuve-t-elle la gratification de 2,000 écus que j’ai passée à cette demoiselle pour son trousseau de fille ?

« Réponse du roi : — Oui.

« Lui laisse-t-elle la disposition entière, dans ce cas, de tous ses habillemens virils ?

« Réponse du roi : — Il faut qu’elle les vende.

« Comme ces grâces doivent être subordonnées à de certaines dispositions d’esprit auxquelles je désire soumettre pour toujours la demoiselle d’Éon, sa majesté veut-elle bien me laisser encore le maître d’accorder ou de refuser, selon que je croirai utile au bien de son service ?

« Réponse du roi : — Oui.

« Le roi ne pouvant refuser de me faire donner par son ministre des affaires étrangères une reconnaissance en bonne forme de tous les papiers que je lui ai rapportés d’Angleterre, j’ai prié M. le comte de Vergennes de supplier sa majesté de vouloir bien ajouter au bas de cette reconnaissance, de sa main, quelques mots de contentement sur la manière dont j’ai rempli ma mission. Cette récompense, la plus chère à mon cœur, peut en outre me devenir un jour d’une grande utilité. Si quelque ennemi puissant prétendait jamais me demander compte de ma conduite en cette affaire, d’une main je montrerais l’ordre du roi, de l’autre j’offrirais l’attestation de mon maître que j’ai rempli ses ordres à son gré. Toutes les opérations intermédiaires alors deviendront un fossé profond que chacun comblera selon son désir, sans que je sois obligé de parler ni que je m’embarrasse jamais de tout ce qu’on en pourra dire.

« Réponse du roi : — Bon. »


Ici le sujet du dialogue change. Tant qu’il ne s’est agi que de décider la question de savoir si d’Éon doit porter la croix de Saint-Louis sur ses habits de femme et vendre ses habits d’homme, Louis XVI a des réponses très nettes et très précises ; mais Beaumarchais veut le mener plus loin, et nous verrons qu’il y réussira dans quelques mois. Pour le moment, il est trop pressé et trop pressant. Il passe sans transition de l’affaire d’Éon à l’affaire d’Amérique, et cherche à enlever d’assaut l’adhésion du roi à des plans dont il le poursuit depuis quelque temps. Louis XVI se tient sur la réserve, et ses réponses changent de couleur. Le sens de ce qui suit sera expliqué nettement quand nous traiterons de l’influence de Beaumarchais dans la question américaine ; mais, comme tout ce dialogue écrit est contenu dans la même lettre, nous n’avons pas cru devoir le scinder, de peur de lui ôter de sa physionomie. Nous continuons la citation.


« Comme la première personne que je verrai en Angleterre est mylord Rochford, et comme je ne doute pas que ce lord ne me demande en secret la réponse du roi de France à la prière que le roi d’Angleterre lui a fait faire par moi, que lui répondrai-je de la part du roi ?

« Réponse du roi : — Que vous n’en avez pas trouvé.

« Si ce lord, qui certainement a conservé beaucoup de relations avec le roi d’Angleterre, veut secrètement encore m’engager à voir ce monarque, accepterai-je ou non ? Cette question n’est pas oiseuse et mérite bien d’être pesée avant que de me donner des ordres.

« Réponse du roi : — Cela se peut.

« Dans le dessein où ce ministre était de m’engager dans les secrets d’une politique particulière avec lui, s’il voulait aujourd’hui me lier avec d’autres ministres, ou si, de quelque façon que ce soit, l’occasion m’en est offerte, accepterai-je ou non ?

« Réponse du roi : — C’est inutile.

« Dans le cas de l’affirmative, je ne pourrai me passer d’un chiffre. M. le comte de Vergennes m’en donnera-t-il un ?

« Pas de réponse.

« J’ai l’honneur de prévenir le roi que M. le comte de Guines[17] a cherché à me rendre suspect aux ministres anglais : me sera-t-il permis de lui en dire quelques mots, ou sa majesté souhaite-t-elle qu’en continuant à la servir, j’aie l’air d’ignorer toutes les menées sourdes qu’on a employées pour nuire à ma personne, à mes opérations, et par conséquent au bien de son service ?

« Réponse du roi : — Il (l’ambassadeur) doit ignorer. »


Le roi veut dire que M. de Guines ne doit point être instruit des travaux auxquels Beaumarchais se livre à Londres relativement à la situation des colonies insurgées. Ce qui suit est la partie la plus grave de la lettre ; aussi le roi n’y fait-il aucune réponse.


« Enfin je demande, avant de partir, la réponse positive à mon dernier mémoire[18] ; mais, si jamais question a été importante, il faut convenir que c’est celle-ci. Je réponds sur ma tête, après y avoir bien réfléchi, du plus glorieux succès de cette opération pour le règne entier de mon maître sans que jamais sa personne, celle de ses ministres ni ses intérêts y soient en rien compromis. Aucun de ceux qui en éloignent sa majesté osera-t-il de son côté répondre également, sur sa tête, au roi, de tout le mal qui doit arriver infailliblement à la France de l’avoir fait rejeter ?

« Dans le cas où nous serions assez malheureux pour que le roi refusât constamment d’adopter un plan si simple et si sage, je supplie au moins sa majesté de me permettre de prendre date auprès d’elle de l’époque où je lui ai ménagé cette superbe ressource, afin qu’elle rende un jour justice à la bonté de mes vues, lorsqu’il n’y aura plus qu’à regretter amèrement de ne les avoir pas suivies.

Caron de Beaumarchais. »


Ce singulier dialogue entre Louis XVI et Beaumarchais peint bien, ce me semble, le caractère prudent de l’un et le caractère entrant de l’autre. La témérité de l’agent secret finira bientôt par l’emporter sur la prudence du roi ; mais ce moment n’est pas encore arrivé et Beaumarchais, qui n’a mis en avant les petites questions sur d’Éon que pour arriver aux grandes sur l’Amérique, est obligé de repartir pour Londres, sachant seulement que d’Éon doit vendre ses habits d’homme. Il trouve le chevalier, qu’il prend toujours pour une chevalière, assez peu fidèle aux engagemens de modestie et de silence qu’il a pris dans la transaction du 5 octobre. Sous prétexte d’arrêter les paris faits sur son sexe, d’Éon s’affiche dans les journaux anglais avec la vanité fastueuse qui lui est familière, et ses réclames, étant rédigées de manière à laisser encore dans le mystère un point qui doit être considéré comme résolu, sont plutôt propres à affriander les parieurs qu’à les décourager. Beaumarchais lui en fait des reproches assez vifs ; le chevalier, plus vif encore que Beaumarchais, voyant d’ailleurs que son austère ami tient serrés les cordons de la bourse du roi, se fâche tout rouge. De là une rupture et un échange de lettres où l’on voit d’Éon, après avoir adressé à Beaumarchais les injures les plus mâles, reprendre tout à coup le ton d’une demoiselle, et se plaindre amoureusement de l’ingratitude de ce perfide :


« Pourquoi, s’écrie le dragon déguisé en femme, ne me suis-je pas rappelé que les hommes ne sont bons sur la terre que pour tromper la crédulité des filles et des femmes ?… Je ne croyais encore que rendre justice à votre mérite, qu’admirer vos talens, votre générosité, je vous aimais sans doute déjà ; mais cette situation était si neuve pour moi, que j’étais bien éloignée de croire que l’amour pût naître au milieu du trouble et de la douleur. »


Beaumarchais répond à d’Éon du ton grave d’un homme qui remplit son devoir et veut rester insensible aux injures et aux agaceries d’une vieille fille en colère, et comme il ne paraît toujours pas se douter qu’il est mystifié par d’Éon, il écrit à M. de Vergennes :


« Tout le monde me dit que cette folle est folle de moi. Elle croit que je l’ai méprisée, et les femmes ne pardonnent pas une pareille offense. Je suis loin de la mépriser ; mais qui diable aussi se fût imaginé que pour bien servir le roi dans cette affaire, il me fallût devenir galant chevalier autour d’un capitaine de dragons ? L’aventure me paraît si bouffonne, que j’ai toutes les peines du monde à reprendre mon sérieux pour achever convenablement ce mémoire. »


Il est certain que, si M. de Vergennes était dans le secret du véritable sexe du chevalier, il a dû passablement rire à son tour, mais aux dépens de Beaumarchais. Toujours est-il que, d’Éon ne se montrant point sage et modeste, comme le voulait la transaction, ne prenant point d’habits de femme et ne revenant point en France, Beaumarchais ne lui donne plus d’argent. D’Éon écrit contre lui à M. de Vergennes les factums les plus violens et les plus grossiers. Cet ange tutélaire des premiers temps de la correspondance n’est plus qu’un sot, un faquin ; il a l’insolence d’un garçon horloger qui, par hasard, aurait trouvé le mouvement perpétuel, il ne peut être comparé qu’à Olivier Ledain, barbier, non de Séville, mais de Louis XI.

Beaumarchais reçoit ces bordées d’injures avec le calme d’un galant chevalier : « Elle est femme, écrit-il à M. de Vergennes, et si affreusement entourée, que je lui pardonne de tout mon cœur ; elle est femme, ce mot dit tout. » D’Éon, voyant qu’on ne veut plus lui donner d’argent, feint d’avoir encore des papiers à publier ; Beaumarchais s’en inquiète d’abord un peu, mais il se rassure bientôt. C’est une fanfaronnade de d’Éon ; il n’a plus rien ; il a donné pour 120,000 liv.[19] ce dont il exigeait d’abord 318,000, et Beaumarchais le tient en respect, car il a dans les mains les billets souscrits au lord Ferrers, et la pension de d’Eon étant devenue un contrat de rente, il peut au besoin la faire saisir, si cette prétendue demoiselle persiste à ne pas exécuter les conditions du traité. Du reste, connaissant bien le caractère vaniteux du chevalier, il engage M. de Vergennes, s’il veut obtenir son retour en France, à ne plus paraître s’occuper de lui. Menacé d’oubli, le chevalier arrive de lui-même à Versailles un beau matin, en août 1777 ; seulement il a oublié de s’habiller en femme : on lui enjoint de prendre ce costume ; il obéit, excite pendant quelque temps un intérêt de curiosité ; puis, voyant que la curiosité se lasse, il repart pour Londres, et comme il n’a plus dès lors aucun rapport avec Beaumarchais, nous n’avons plus à nous occuper de lui.

En abandonnant ici l’étrange problème qui se rattache au chevalier d’Éon, nous serions tenté de conclure comme Voltaire, qui écrivait à ce sujet, en 1777, les lignes suivantes : « Toute cette aventure me confond ; je ne puis concevoir ni d’Éon, ni le ministère de son temps, ni les démarches de Louis XV, ni celles qu’on fait aujourd’hui ; je ne connais rien à ce monde. » C’est, en effet, un monde assez incompréhensible que celui où des mascarades semblables peuvent devenir des affaires d’état. Nous dirons seulement, en prenant cette énigme sous Louis XVI, ce qui nous paraît le plus probable d’après les documens que nous avons sous les yeux. Contrairement à l’opinion la plus générale, il nous paraît probable que Louis XVI et M. de Vergennes, en imposant à d’Éon le costume féminin, le croyaient réellement femme. Le caractère sérieux du roi et du ministre ne permet guère de supposer qu’ils aient pu se prêter à une comédie aussi ridicule et aussi inconvenante, où Beaumarchais seul aurait joué le rôle de dupe. Seulement, comme cette prétendue révélation du sexe féminin de d’Éon fournissait au roi et au ministre un moyen commode d’étouffer toutes les conséquences des anciennes querelles du chevalier avec les Guerchy et leurs amis, tous deux s’empressèrent de l’adopter comme un fait avéré, sans s’occuper beaucoup d’en vérifier l’exactitude. Quant à d’Éon, il est visible que du jour où, par je ne sais quelle cause, les doutes qu’avaient fait naître les travestissemens de sa jeunesse se renouvellent dans son âge mûr, il commence par les repousser, et ensuite les favorise d’autant plus habilement, qu’il feint de ne se laisser arracher qu’avec peine le secret de son prétendu sexe féminin. Sans nous arrêter à l’hypothèse complètement romanesque de M. Gaillardet, d’Éon nous semble être conduit tout simplement à jouer ce rôle par deux motifs assez peu relevés en eux-mêmes : — d’abord l’espoir d’obtenir du gouvernement français plus d’argent ; — puis la vanité, le besoin de faire parler de lui à tout prix, qui est le trait le plus saillant de son caractère. Dans une lettre inédite de lui à un ami, nous lisons ces lignes : « Je suis une brebis que Guerchy a rendue enragée en voulant la précipiter dans le fleuve de l’oubli. » Cette phrase peint très bien d’Éon. Resté dans une condition ordinaire, il aurait passé inaperçu, surtout depuis que sa querelle scandaleuse avec le comte de Guerchy lui rendait impossible toute carrière officielle[20]. Passant pour une femme ou pour un être amphibie dont le sexe était un mystère, il était sûr d’attirer l’attention générale. Ce manège lui a réussi, puisqu’il lui a valu une célébrité que n’obtiennent pas toujours de grands caractères et de belles actions[21].

Après son retour en France, d’Éon fit courir le bruit que Beaumarchais avait retenu à son profit une partie de l’argent qui lui était destiné. Ce dernier s’en plaignit à M. de Vergennes, qui lui répondit par la lettre suivante, en l’autorisant à la publier :


Versailles, le 10 janvier 1778.

« J’ai reçu, monsieur, votre lettre du 3 de ce mois, et je n’ai pu y voir qu’avec bien de la surprise qu’il vous est revenu que la demoiselle d’Éon vous imputait de vous être approprié à son préjudice des fonds qu’elle supposait lui être destinés. J’ai peine à croire, monsieur, que cette demoiselle se soit portée à une accusation aussi calomnieuse ; mais si elle l’a fait, vous ne devez en aucune manière en être inquiet et affecté : vous avez le gage et le garant de votre innocence dans le compte que vous avez rendu de votre gestion dans la forme la plus probante, fondée sur des titres authentiques, et dans la décharge que je vous ai donnée de l’aveu du roi.

« Loin que votre désintéressement puisse être soupçonné, je n’oublie pas, monsieur, que vous n’avez formé aucune répétition pour vos frais personnels, et que vous ne m’avez jamais laissé apercevoir d’autre intérêt que celui de faciliter à la demoiselle d’Éon les moyens de rentrer dans sa patrie.

« Je suis très parfaitement, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

De Vergennes. »


Beaumarchais, en effet, dans cette circonstance, n’avait pas même retenu ses frais de voyage. À la vérité, il pouvait à cette époque se montrer généreux envers le gouvernement, car le gouvernement l’était encore plus envers lui. Il avait enfin atteint son but. À force de rendre de petits services dans de petites affaires, il était entré assez avant dans la confiance de Louis XVI, de M. de Maurepas et de M. de Vergennes, pour vaincre les scrupules et les hésitations de leur politique dans la question américaine. Sous l’influence de ses ardentes sollicitations, le gouvernement s’était décidé à appuyer secrètement les colonies insurgées, et à le charger de cette importante et délicate mission. Le 10 juin 1776, Beaumarchais avait reçu du roi 1 million, avec lequel il montait et commençait cette grande opération d’Amérique, où nous le verrons déployer un talent d’organisation, une portée d’esprit, une puissance de volonté, qu’on s’étonnera peut-être de rencontrer chez l’auteur du Barbier de Séville. En attendant, il faut noter encore comme un témoignage de désorganisation sociale qu’à cette même date du 10 juin 1776, où Beaumarchais recevait du gouvernement une telle preuve de confiance, et devenait l’agent et le dépositaire d’un secret d’état dont la découverte pouvait d’un jour à l’autre allumer la guerre entre la France et l’Angleterre, il était toujours sous le coup du jugement rendu contre lui par le parlement Maupeou, qui le déclarait déchu de ses droits de citoyen. C’était en quelque sorte un mort civil que le gouvernement chargeait de porter des secours aux Américains, et qui allait bientôt faire pour son propre compte la guerre aux Anglais. Ces deux situations si hétérogènes ne pouvaient cependant se prolonger, et avant de commencer ses opérations d’armateur, le condamné du parlement Maupeou dut s’occuper de reconquérir son état civil.


III — RÉHABILITATION DE BEAUMARCHAIS.

Comprenant bien son temps, Beaumarchais avait senti que le principal pour lui n’était pas d’insister sur la justice de sa cause, mais de se rendre utile d’abord, ensuite nécessaire, et que sa réhabilitation marcherait toute seule. Tandis qu’il fatiguait des chevaux de poste au service du roi, il avait eu d’abord la satisfaction d’apprendre que le parlement Maupeou, qui l’avait si cruellement frappé, était mort à son tour des blessures qu’il avait reçues de lui. Après l’avènement de Louis XVI, ce corps judiciaire était tombé à un tel degré de déconsidération, que, quelques-uns de ses membres se plaignant au vieux Maurepas, chef du nouveau ministère, de ne pouvoir plus se rendre aux audiences sans être insultés par le peuple, ce ministre leur avait répondu avec la légèreté de l’homme et du temps : « Eh bien, allez-y en domino, vous ne serez pas reconnus. » Cette réponse indiquait suffisamment le sort réservé aux magistrats de Maupeou ; leur exécution se fit cependant attendre encore six mois. Ce ne fut que le 12 novembre 1774, qu’un édit de Louis XVI abolit la nouvelle magistrature et rappela les anciens parlemens. Le 25 du même mois, Beaumarchais écrivait à M. de Sartines :


« J’espère que vous n’avez pas envie que je reste le blâmé de ce vilain parlement que vous venez d’enterrer sous les décombres de son déshonneur. L’Europe entière m’a bien vengé de cet odieux et absurde jugement ; mais cela ne suffit pas, il faut un arrêt qui détruise le prononcé de celui-là. J’y vais travailler, mais avec la modération d’un homme qui ne craint plus ni l’intrigue ni l’injustice. J’attends vos bons offices pour cet important objet. »


Malgré les intentions exprimées dans cette lettre, Beaumarchais ne se pressait pas, car il attend encore près de deux ans ; mais quand il juge le moment venu, quand son crédit est assuré, quand M. de Maurepas, vieillard spirituel et léger, est complètement captivé par lui, Beaumarchais attaque la difficulté avec son entrain ordinaire, et l’enlève à la course. La sentence est devenue définitive depuis deux ans. Il pourrait obtenir du roi des lettres d’abolition, il n’en veut pas. Ce n’est point une grâce, c’est une justice qu’il exige, et il faut que le parlement restauré détruise l’œuvre du parlement bâtard qui avait usurpé ses fonctions. Louis XVI lui accorde d’abord des lettres patentes, en date du 12 août 1776, qui le relèvent du laps de temps écoulé depuis la signification du jugement du 26 février 1774. « Attendu, dit l’acte royal, que notre amé Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais est sorti du royaume par nos ordres et pour notre service, voulons qu’il soit remis et rétabli en tel et semblable état que si ledit laps de temps n’était pas écoulé, et qu’il puisse, nonobstant icelui, se pourvoir contre ledit jugement, soit par requête civile ou telle autre voie de droit qu’il avisera bon être. »

Restait à obtenir des lettres de requête civile, c’est-à-dire un nouvel acte royal, renvoyant Beaumarchais devant le parlement, pour l’annulation légale du jugement rendu contre lui. Or cette demande en requête civile devait être soumise au grand conseil, ou conseil d’état, qui avait servi, on s’en souvient, à composer le parlement Maupeou, et dans lequel étaient rentrés, après la destruction de ce parlement, la plupart des anciens juges de Beaumarchais. Celui-ci, obligé de quitter Paris pour aller à Bordeaux organiser l’opération d’Amérique, ne voulait point partir que la requête civile ne fût admise : « Allez toujours, lui dit le ministre Maurepas, le conseil prononcera bien sans vous. » Il part pour Bordeaux avec Gudin. Le surlendemain de son arrivée, il apprend que sa requête est rejetée par le grand conseil.


« Soixante heures après, raconte Gudin dans son manuscrit, nous étions à Paris. — Eh quoi ! dit Beaumarchais au comte de Maurepas un peu surpris de le revoir si promptement, tandis que je cours aux extrémités de la France faire les affaires du roi, vous perdez les miennes à Versailles. — C’est une sottise de Miromesnil[22], répond M. de Maurepas ; allez le trouver ; dites-lui que je veux lui parler, et revenez ensemble. — Ils s’expliquèrent tous les trois ; l’affaire fut reprise sous une autre forme ; car il y en avait pour tous les cas prévus et imprévus ; le conseil jugea tout différemment, et la requête civile fut admise. »


Ici se présentait un nouvel embarras : on était à la fin du mois d’août ; le parlement allait entrer en vacances, et ne voulait statuer sur la requête civile qu’après les vacances ; mais Beaumarchais n’ajourne pas si facilement une affaire entamée : il va derechef trouver M. de Maurepas, et, persuadé qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, il fait avec le premier ministre ce que nous l’avons vu faire avec le roi. Il rédige un billet pour le premier président et pour le procureur général, fait copier et signer en double ce billet par M. de Maurepas et l’expédie ; il est ainsi conçu :


« Versailles, ce 27 août 1776.

« La partie des affaires du roi dont M. de Beaumarchais est chargé exige, monsieur, qu’il fasse quelques voyages assez promptement. Il craint de quitter Paris avant que sa requête civile ait été entérinée ; il m’assure qu’elle peut l’être avant les vacances. Je ne vous demande nulle faveur sur le fond de l’affaire, mais seulement de la célérité pour ce jugement. Vous obligerez celui qui a l’honneur d’être bien véritablement, etc.

Maurepas. »


Cela ne suffit pas encore à Beaumarchais. Il veut que l’avocat-général Séguier porte la parole et soit éloquent en sa faveur ; de là une lettre à M. de Maurepas, accompagnée d’un nouveau billet un peu plus expressif pour M. Séguier, billet que le ministre copie avec la même docilité que le précédent. Voici d’abord la lettre insinuante adressée au vieux ministre :


« Paris, ce 30 août 1776.
« Monsieur le Comte,

« J’irais me mettre à vos pieds ce matin, si je n’avais pas un rendez-vous arrêté chez M. l’ambassadeur d’Espagne[23]. Il est bien doux à mon cœur de voir que le respect qu’on vous porte rend chacun vain et jaloux de faire quelque chose pour vous plaire. M. Séguier, apprenant que vous aviez eu la bonté de recommander la célérité de mon affaire à M. le premier président et à M. le procureur général, n’a pu s’empêcher de dire à un de ses amis qui est des miens : — Une pareille recommandation m’eût rendu bien éloquent dans cette affaire. Oh ! les hommes ! Ne vous lassez pas, monsieur le comte, de faire de bonnes actions… Je ne vous demande que votre signature à la lettre ci-jointe et votre cachet sur l’enveloppe : à l’instant mon affaire acquiert des ailes, et je vous aurai l’obligation d’avoir recouvré trois mois plus tôt mon état de citoyen, que je n’aurais jamais dû perdre.

« Je suis, avec la plus respectueuse reconnaissance, etc.

« Beaumarchais. »


Voici maintenant la lettre pour l’avocat-général, rédigée par Beaumarchais et que signe docilement M. de Maurepas :

« Versailles, ce 30 août 1776.

« J’apprends, monsieur, par M. de Beaumarchais, que, si vous n’avez pour lui la bonté de porter la parole en son affaire, il est impossible qu’il obtienne un jugement d’ici au 7 septembre. La partie des affaires du roi dont M. de Beaumarchais est chargé exige qu’il fasse assez promptement un voyage ; il craint de quitter Paris avant d’être rendu à son état de citoyen, et il y a si longtemps qu’il souffre, que son désir à cet égard est bien légitime[24]. Je ne vous demande nulle faveur sur le fond d’une pareille affaire, mais vous m’obligerez infiniment si vous contribuez à la faire juger avant les vacances.

« J’ai l’honneur d’être bien véritablement, etc.

Maurepas. »


On reconnaît combien la situation de Beaumarchais est changée depuis le procès Goëzman : il n’a plus seulement pour lui l’opinion, il a pour lui le pouvoir, ce qui ne l’empêche pas de cultiver avec le même soin la faveur publique ; car en même temps qu’il prend ses précautions du côté du ministère et se ménage la parole officielle de l’avocat-général Séguier, il choisit pour défenseur un avocat qui, presque seul, a constamment refusé de plaider devant le parlement Maupeou, et que cette constante opposition a rendu très populaire, l’avocat Target. En lui confiant sa défense, Beaumarchais, toujours fidèle à ses goûts de mise en scène, écrit à Target une lettre qui circule partout et qui commence par ces mots : Le martyr Beaumarchais à la vierge Target. C’est la vierge Target qui, avec son éloquence un peu vide, mais pompeuse et sonore[25], se charge de maintenir la popularité de l’ancien adversaire de Goëzman et de le défendre en associant sa cause à celle du parlement restauré et de la liberté reconquise :


« Remplissez donc enfin, messieurs, dit Target, en terminant son plaidoyer, remplissez l’attente générale, et, j’ose le dire, le vœu qu’en secret vous formez vous-mêmes pour la réparation de l’injustice. Absous par le public, il est temps que le sieur de Beaumarchais soit délivré par la loi. Elle est passée cette époque de contradictions et d’orages où le citoyen ne puisait pas toujours dans les décisions de ses juges la règle de ses propres jugemens, où un homme a pu être frappé sans être déshonoré. L’union est rétablie, la nation possède enfin ses magistrats. Les ministres, les dépositaires des lois sont rentrés dans le droit, plus grand et plus flatteur encore, d’être les arbitres des mœurs et les modérateurs des sentimens. C’est au sein de cette concorde heureuse que, sous l’œil du public, et des mains de la loi, le sieur de Beaumarchais va reprendre, comme un droit qui lui est propre, ce premier bien de l’homme en société, l’honneur, qu’en attendant le retour de l’ordre il avait confié comme en dépôt à l’opinion publique. »


Après le discours de Target, l’avocat-général Séguier conclut également à la réhabilitation, et le 6 septembre 1776 un arrêt solennel du parlement tout entier, grand’chambre et Tournelle assemblées, annule la sentence portée contre Beaumarchais par le parlement Maupeou, le rend à son état civil et aux fonctions qu’il avait précédemment occupées. Cet arrêt fut accueilli avec le plus vif enthousiasme par la foule qui encombrait le prétoire, et l’heureux plaideur fut porté en triomphe au milieu des applaudissemens depuis la grand’chambre jusqu’à sa voiture. Il avait préparé un discours qu’il voulait prononcer avant la plaidoirie de Target, on le détermina à y renoncer ; mais comme il tenait à se mettre en règle avec l’opinion, il le publia dès le lendemain. Ce discours, qui figure dans ses œuvres, est assez bien réussi dans le genre noble, mais il est surtout très habile et très hardi. On vient de voir plus haut avec quelle souplesse Beaumarchais sait tirer parti de la faveur d’un ministre ; mais tout en utilisant son crédit auprès de M. de Maurepas, il ne renonce point à son rôle de citoyen défenseur des droits de la nation. Dans son discours au parlement, non-seulement il ne concède rien à ses anciens adversaires, qui pour la plupart sont encore membres du grand conseil, mais il maintient toutes ses attaques contre les formes et les règles de la procédure. « Or ces formes et ces règles, comme le remarque très justement M. Saint-Marc-Girardin, n’appartenaient au parlement Maupeou que par occasion ; elles appartenaient aussi à l’ancien parlement. » Les coups que Beaumarchais avait portés au premier devaient rejaillir sur le second. En combattant le secret dans les procédures, en attaquant toutes ces méthodes d’instruction, confrontation et récolemens, qui éternisaient et embrouillaient les affaires, ces référés multipliés, ces audiences qui mettaient le plaideur à la discrétion d’un rapporteur, ces secrétaires que chaque plaideur devait payer largement, ces jugemens non motivés par lesquels un tribunal décidait à huis clos de l’honneur, de la fortune ou de la vie d’un citoyen, sans autre explication que cette formule : Pour les cas résultant du procès ; — en combattant tous ces abus divers, en faisant entrer dans l’esprit des masses le besoin d’une réforme judiciaire, Beaumarchais, après avoir aidé à détruire le parlement Maupeou aux applaudissemens de l’ancien parlement, contribuait, sans s’en douter lui-même, à préparer également la ruine du parlement qui l’avait applaudi. Lorsqu’on vit en effet ces fiers légistes, remontés sur leurs sièges, continuer les anciens erremens, lorsqu’on les vit, après une opposition systématique aussi ardente contre le bien que contre le mal, demander la convocation des états-généraux, mais s’attacher à annuler d’avance leur action en la renfermant dans les vieilles formes, de manière à se ménager pour eux-mêmes une sorte de dictature, la même impopularité qui avait renversé les magistrats de Maupeou les renversa à leur tour. Après avoir fait reculer les rois, ils furent mandés à la barre de la constituante, et là il leur fut signifié que, suivant la parole de Beaumarchais, la nation était juge des juges. Quelques jours après, un simple décret décidait que les parlemens avaient cessé d’exister. C’est ainsi que, dans sa lutte contre Goëzman, Beaumarchais avait été un instrument involontaire, mais puissant de la révolution ; il l’était de même lorsque, heureux et fier de la victoire qui lui rendait enfin ses droits de citoyen, il se lançait à corps perdu dans sa grande opération d’Amérique. Avant de l’y suivre, il ne faut pas oublier qu’il a toujours mené de front plusieurs entreprises, et qu’au moment où il préparait ses quarante vaisseaux, il faisait jouer le Barbier de Séville.



  1. Voir les livraisons des 1er et 15 octobre, 1er et 15 novembre 1852, et du 1er janvier 1853.
  2. C’est lui qui a mis en musique l’opéra de Pandore, par Voltaire.
  3. Dans la Biographie universelle de Michaud, qui consacre à ce Morande un assez long article.
  4. C’est dans une de ces lettres, datée du 6 juin 1797, que Beaumarchais défend en termes nobles et simples le dogme de l’immortalité de l’âme contre le scepticisme du vieux Morande, qui, quoique devenu meilleur, se sentait encore assez de méfaits sur la conscience pour aimer à douter de la vie future. Dans une autre lettre, Beaumarchais lui écrit : « Vous êtes devenu un honorable citoyen ; ne redescendez jamais de la hauteur où vous voilà. » Cette lettre est adressée à M. T… — Morande portait deux noms. Celui de T… étant son nom d’honnête homme, nous n’avons pas voulu le reproduire ici, dans la crainte d’affliger ses descendans, si par hasard il en a laissé. C’est encore par erreur que la Biographie universelle fait périr Morande aux massacres de septembre : il se portait parfaitement bien à cette époque, et il a survécu à Beaumarchais.
  5. Dans ces sept cents lieues, Beaumarchais comptait plusieurs voyages de Paris à Londres et de Londres à Paris, et un voyage fait en Hollande pour arrêter une édition de l’ouvrage de Morande.
  6. Dans sa lettre ostensible écrite d’Allemagne pour ses amis et qu’on a publiée, Beaumarchais ne raconte que la scène des deux brigands ; il se tait sur toutes les circonstances relatives à sa mission secrète et au Juif Angelucci.
  7. C’est-à-dire le récit de toute l’affaire que nous avons résumé plus haut jusqu’à l’arrivée à Vienne.
  8. Ces mots de l’impératrice : « Faites-vous saigner promptement, » pourraient bien être le résultat d’un sentiment analogue à celui de l’aubergiste Conrad Gruber.
  9. Souvenir d’horlogerie assez ingénieusement appliqué ici.
  10. Histoire générale et raisonnée de la diplomatie française, t. V, p. 454. 1809.
  11. C’est ce qui résulte de l’attestation suivante : « Je certifie par le présent que j’ai examiné et disséqué le corps du chevalier d’Éon en présence de M. Adair, de M. Wilson, du père Elysée, et que j’ai trouvé les organes mâles de la génération parfaitement formés sous tous les rapports. — Le 23 mai 1810. — Thom Copeland, chirurgien. » À cette attestation sont jointes les signatures d’une grande quantité de personnages notables, qui mettent hors de doute le sexe du chevalier d’Éon.
  12. Cet ouvrage est intitulé Mémoires du chevalier d’Éon, publiés pour la première fois sur les papiers fournis par sa famille et d’après les matériaux authentiques déposés aux archives des affaires étrangères, par M. Gaillardet, auteur de la Tour de Nesle.
  13. Si on voulait ici discuter l’hypothèse de M. Gaillardet, les objections ne manqueraient pas. Comment s’expliquer par exemple que d’Éon, déterminé à sauver l’honneur de la reine d’Angleterre en se donnant comme une femme, favorise par son silence les paris sur son sexe et les laisse se multiplier pendant quatre ans, depuis 1771, époque de la scène racontée par l’auteur des Mémoires, jusqu’en 1775, époque où d’Éon signe la déclaration dictée par Beaumarchais ? Et comment s’expliquer que durant ces quatre ans le roi George III, qui, dans l’hypothèse en question, aurait un intérêt capital à éclaircir la chose, n’emploie pour y arriver aucun de ces moyens qu’un monarque même constitutionnel trouverait facilement en un cas pareil ? Enfin, si cette hypothèse, qui nous semble complètement chimérique, peut servir à expliquer la persistance de d’Éon à garder ses vêtemens de femme jusqu’à sa mort, elle rend absolument inexplicable ce fait, que la reine n’ait rien tenté pour empêcher la découverte de la vérité après le décès du chevalier. Cette découverte, suivant M. Gaillardet aurait occasionné le troisième et dernier accès de folie du roi George III. Rien n’eût été cependant plus facile que d’éviter ce malheur, car d’Éon est mort dans un état voisin de l’indigence ; et puisqu’il était, dans l’hypothèse de M. Gaillardet, assez dévoué à la reine pour lui sacrifier sa vie pendant trente ans, elle eût pu certainement, avec très peu d’argent, le déterminer à aller mourir sur une terre lointaine, au lieu de rester exposé à Londres à l’examen des chirurgiens.
  14. Wilkes était à cette époque lord-maire de Londres.
  15. C’est-à-dire l’entreprise qui a pour objet d’obtenir la restitution de la correspondance secrète avec Louis XV.
  16. Ce mot en lui ne prouve rien contre l’erreur de Beaumarchais ; il n’est que le résultat de l’habitude où l’on a été jusqu’ici de considérer d’Éon comme un homme.
  17. L’ambassadeur de France à Londres.
  18. Ce mémoire, dont nous reparlerons, a pour but de déterminer le roi à envoyer sous main, par le canal de Beaumarchais, des secours d’armes et de munitions aux colonies insurgées.
  19. En payant comptant la créance réelle ou simulée de lord Ferrers, Beaumarchais, qui avait été autorisé à payer en prenant des termes, avait fait supporter à d’Éon un escompte au profit du roi, qui réduisait la somme donnée à 109,000 livres. Il avait ensuite remis à d’Éon quelques petites sommes, qui font monter le total de l’argent donné à 4,902 livres sterling. Dans toute cette affaire, Beaumarchais se montre beaucoup plus économe des deniers du roi que dans les deux précédentes.
  20. On sait qu’en 1765 d’Éon, secrétaire d’ambassade à Londres, avait poussé les choses jusqu’à accuser publiquement devant les tribunaux anglais son ambassadeur d’avoir voulu le faire empoisonner et assassiner.
  21. Le même motif de vanité peut expliquer sa persistance jusqu’à sa mort dans ce travestissement, une fois adopté. Un homme distingué, qui l’a connu à Londres dans les derniers temps de sa vie, me fournit encore une explication. Suivant lui, d’Éon, après avoir d’abord trouvé les vêtemens de femme fort incommodes, avait fini par s’y habituer et les portait par goût, en y mêlant cependant toujours quelque chose du vêtement masculin. La même personne qui a bien voulu me donner ce renseignement m’assure que, si l’on croyait encore en France en 1809 au sexe féminin de d’Éon, en Angleterre, tous ceux qui à cette époque fréquentaient le chevalier ne doutaient pas qu’il ne fût un homme.
  22. Le ministre de la justice.
  23. Pour l’affaire d’Amérique. Le gouvernement espagnol s’était associé au gouvernement français et se préparait aussi à appuyer en secret les Américains.
  24. On voit que la recommandation devient ici plus expressive, malgré la restriction d’étiquette qui l’accompagne.
  25. Ce même Target, présidant plus tard la constituante, se rendit coupable d’une phrase d’avocat restée célèbre, qu’on cite quelquefois dans les traités de rhétorique pour enseigner aux jeunes gens à éviter l’abus des synonymes : « Je vous engage, messieurs, à maintenir entre vous la paix et la concorde, suivies du calme et de la tranquillité. »