Éditions Prima (Collection gauloise ; no 27p. 49-53).
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La salle d’hôpital était vaste, triste et nue. Les lits s’y alignaient avec régularité au long des murs blancs et devant les hautes fenêtres par où pénétrait largement la lumière matinale. Dans l’air silencieux subsistaient de légers relents


Elle avait défait ses chaussures et se déshabillait (page 48).

d’éther et d’iodoforme. Une blanche infirmière, dispensatrice de médications et de tisanes s’empressait autour des lits où des visages douloureux pâlissaient au creux des oreillers. Un garçon en blouse bleue lavait le carrelage de la salle… Avec un long et pénible soupir, le Marsouin s’éveilla. Sa première impression fut celle d’un écrasante lassitude ; il l’éprouvait à chaque réveil depuis une longue semaine qu’il gisait en ce lit, faible comme un enfant. Il essaya de soulever la tête. Un instant, son regard erra sur la tristesse des lits voisins, et morne parcourut la salle où tant de misère humaine était enclose. Il offrait des traits émaciés, un masque cireux où sous des sourcils épais luisaient des yeux de fièvre. Au cours des journées interminables, des nuits d’insomnie, ses forces avaient fondu dans la moiteur des draps. Ses membres pleins de courbatures lui semblaient à la fois lourds et mous. Nulle position n’était reposante à ses reins endoloris, pourtant, il en changeait fréquemment et cela lui coûtait d’accablants efforts. Auprès de son lit, une tablette de fer ripoliné supportait une tasse où refroidissait une bienfaisante infusion, des journaux, un compact volume à vingt-cinq sous relatant les aventures et exploits fantastiques et sinistres de quelque Fantômas. Il allongeait parfois le bras, prenait le livre, en parcourait les pages grossièrement imprimées. Cette littérature indigente suffisait à la récréation de son esprit inculte ; il en acceptait l’imagination baroque, truculente, les lourdes invraisemblances. Mais la lecture le fatiguait vite. Il reposait sur la tablette le bouquin dépenaillé, se laissait retomber sur l’oreiller où il demeurait inerte, tâchait de s’endormir en rêvassant. Le sommeil le fuyait. En son cerveau qu’animaient les morbides excitations de la fièvre débilitante, les souvenirs les plus divers se mêlaient, se déroulaient en une confuse succession d’images déformées, hallucinantes. C’étaient, le plus souvent, les phases rapides et violentes de sa dernière aventure qu’il se remémorait, la brutale provocation, l’âpreté, l’acharnement du combat singulier dont il sentait bien qu’il fût sorti vainqueur sans la traîtrise de l’adversaire, les impressions odieuses, atroces d’une lame aiguë et froide trouant son flanc et de ses forces qui l’abandonnaient tandis qu’il chancelait, s’affaissait sur le trottoir où sa main tâtonnante se souillait de sang répandu… Après, il ne savait plus… Deux égoutiers par hasard l’avaient découvert, plus mort que vif, dans la rue déserte et noire… Sans eux, songeait-il, il eut crevé là, tout seul, comme un chien et le souvenir de son ennemi traversait son esprit où fermentaient de haineuses pensées de vengeance.

— Le fumier… I’ perdra rien pour attendre, i’ m’ paiera ça…

Il se souvenait d’avoir repris ses sens dans le poste de police de la rue des Orteaux, où quelques soins élémentaires lui avaient été donnés. Il s’était retrouvé là, comme au sortir d’un sommeil profond, étendu sur le plancher. Autour de lui se mouvaient des carrures robustes sous de sombres pélerines, des figures sévères barrées de grosses moustaches sous des képis à l’écusson municipal. Quelqu’un déclara qu’il avait l’air « salement attigé ». Dans un coin du local, une voix rude discutait au téléphone. De la porte venait une rumeur d’attroupement. Bientôt, une voiture d’ambulance s’arrêtait devant le poste. Un sergent de ville ouvrait la porte et bourru, invitait les curieux à se disperser.

— Circulez, allons, circulez que je vous dis…

Vaine injonction à laquelle nul n’obtempérait. Tandis qu’on le transportait vers la voiture, cent yeux dévisageaient le blessé, brutalement, au milieu des commentaires imbéciles ou grossiers.

Lui, considérait d’un œil vague ces faces penchées sur lui et qui exprimaient une curiosité féroce et soudain il tressaillait en reconnaissant un blond visage de femme, un visage d’une pâleur mortelle dont les yeux élargis le fixaient avec épouvante… Il l’avait revu souvent, ce visage aux yeux d’angoisse, à travers les cauchemars de ses nuits flévreuses, et dans les maladives divagations de sa pensée au cours des mornes après-midi. Il croyait à cette heure encore le revoir.

— Ce que j’ l’aimais, songeait-il, cette poul’ là ; j’sais pas c’ que j’aurais fait pour elle, pour l’avoir… Bah ! j’ai jamais eu d’ chance… Ça fait rien, c’était ça son béguin, son type, son sale petit barbeau, elle a du goût… Ah ! les gonzesses, sans blague… I’ peut toujours pas dire qu’i’ m’a fait au poil ; il écopait dans les grands prix, il a vu qu’il était fait, c’est de là qu’i’ m’a filé un coup d’ rallonge, vachement, comme un saligaud, mais patience…

Doucement, il tâta sous l’épaisseur du pansement sa blessure enflammée douloureuse.

— Ça fait mal, cette cochonnerie-là, ça vous ronge qu’on dirait et ça n’a pas l’air de s’ guérir vite…

Il étira péniblement ses membres gourds et amaigris…

— C’ qui faut peu d’ chose tout d’ même pour esquinter un bonhomme. De c’ moment, j’ serais pas foutu de m’ tenir sur mes pattes ; j’suis p’utôt mal balancé, mais ça se pass’ra, ça se ref’ra tout seul…

Il demeura un moment sans pensée, les yeux clos, puis reprit le fil de ses réflexions.

— Et le type, à savoir ce qu’i’ d’vient… Je pense pas qu’on l’ait ramassé ; c’est toujours pas sur les tuyaux que je leur z’y ai donnés que les roussins auraient pu le cueillir, j’ crois pas…

Il n’avait en effet rien à se reprocher à cet égard. Un matin, tout au début de son séjour à Saint-Antoine, il avait reçu la visite de deux personnages d’aspect grave et correct, qui s’étaient efforcés d’obtenir de lui quelques éclaircissements touchant les circonstances dans lesquelles il avait été blessé, l’identité ou tout au moins le signalement de son agresseur. Longuement, ils l’avaient interrogé, d’abord bienveillants, persuasifs, puis de plus en plus pressants, convaincus qu’il en savait assez pour les satisfaire et se taisait sciemment. Hostile à toute intrusion policière dans ses affaires personnelles, il avait opposé aux questions les plus insidieuses, le visage le plus inexpressif, l’ignorance la mieux simulée. Il s’était borné à déclarer qu’il s’était querellé sans trop savoir pourquoi, étant pris de boisson, avec un individu ivre comme lui, qu’il ne connaissait pas. D’ailleurs, il ne connaissait à peu près personne à Paris où il ne faisait que de rentrer après plusieurs années d’absence. Mis en présence de l’homme qui l’avait frappé, il l’eut certainement reconnu mais quant à le dépeindre utilement, il s’en avouait incapable.

— Qu’est-ce que vous voulez que j’ vous dise… À l’heure où qu’ ça s’est passé i’ faisait noir, je me suis même pas aperçu quand il a sorti son surin, c’ cochon-là, alors vous dire comment qu’il est, vous comprenez qu’ c’est pas facile, surtout que j’ l’avais jamais tant vu… C’est un type qu’a rien de r’ marquable, i’ peut avoir dans les vingt ans, i’ n’est ni grand ni p’tit, entre les deux, frusqué en ouvrier comme tout l’ monde. Ce que j’ me rappelle, c’est qu’il puait la gniole à fusiller les mouches à quinze pas, c’est tout ce que je sais, i’ m’a pas dit son nom vous pensez bien…

En sa pensée, le marsouin revoyait les visages pensifs, l’air soupçonneux des enquêteurs et le regard aigu, perspicace dont l’un d’eux, le plus vieux, le fixait à travers les verres de son lorgnon.

— J’ai pas besoin qu’on s’ mêle d’ mes affaires, songea-t-il, non mais des fois, j’ suis assez grand pour régler mes comptes tout seul… Pour ce qui est du mec, j’ suis tranquille, j’aurai vite fait de l’ dégotter quand j’ voudrai, je connais l’ quartier… J’aurai ma revenge, du type et de la poule aussi. Quand on m’ sortait du poste de police et qu’elle m’a aperçu plein de sang, elle a eu l’air toute retournée, mais sûr que c’était pas de m’ voir amoché comme j’étais, c’était p’utôt d’’ penser à cCqui allait arriver à son bonhomme après c’ coup-là… Elle souhaitait que j’crève, pour que je risque pas d’causer, la vache d’ poule, j’ai compris çà à la façon qu’elle m’ z’yeutait, ça s’ lisait dans ses chasses…

Il ricana silencieusement :

— T’en fais pas, ma fille, j’ l’ai pas donné ton mec, i’ peut dormir sur ses deux oreilles, au moins pour quelque temps : après, dame, quand on se r’verra on rigolera cinq minutes, probable… En attendant je m’ barbe, je m’abrutis dans c’te cabane, les jours sont longs… Riche idée qu’ j’ai eue tout d’ même de rentrer en France, pour c’ qui m’attendait ; j’aurais rudement mieux fait d’ rester là-bas…

Et vers ce « là-bas » si récent à la fois et si lointain, ses pensées émigrèrent, attristées de regrets. Il revit la grande île africaine où s’étaient écoulées plusieurs années de sa vie ; années insouciantes et paisibles en somme. Il évoqua le régiment dont il avait été une active parcelle, dont son âme avait reflété l’âme collective et conservait l’empreinte morale.

Dans sa lucide mémoire apparaissaient les visages familiers d’hommes qui avaient été ses chefs et ses camarades, sympathiques ou désagréables ; ils revivaient en son souvenir avec les particularités de leur caractère, leurs vices, leurs ridicules. Puis c’étaient des femmes, rencontrées un peu partout, aimées un soir, jamais revues ; méridionales brunes, grasses et grossières des lupanars de Marseille, femmes d’Orient connues au hasard des escales dans les bouges des ports, d’humbles filles indigènes, petites épouses provisoires et résignées des soldats coloniaux… Ce n’étaient pas les femmes qui manquaient par le vaste monde… Le blessé se souleva sur sa couche, murmura :

— Sacrée idée qu’ j’ai eue de rev’nir, bon Dieu ; sûr que j’aurais mieux fait de rester là-bas…

Là-bas, chez les Marsouins… Et il se dit que le meilleur parti qu’il pût prendre était encore d’y retourner. L’existence y était aventureuse et rude, mais elle vaudrait toujours bien la vie amère et besogneuse qui l’attendait ici, dans cette capitale de luxe et de misère, dans ces faubourgs d’une Babel inhospitalière aux déshérités… Et puis, lorsqu’on a été soldat trop longtemps, il est difficile de ne plus l’être ; le métier vous reste dans la peau, alors le plus simple est de continuer, de « remettre ça, jusqu’à la gauche »…

— Bah !… songea-t-il, c’est encore la meilleure combine, y a pas… J’ai encore un peu d’ pognon, aussitôt sorti d’ l’hosteau je prends l’train pour Toulon et je m’en vas rempiler dans mon ancien corps. I’sont pas vaches, i’ me r’prendront, j’ m’en fais pas… Seul’ment avant de partir, y a l’autre affaire à liquider…

Et il ne pensa plus qu’à cela…