Éditions Prima (Collection gauloise ; no 27p. 44-48).
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viii


Quelques jours s’étaient écoulés sans événement. Un soir, vers six heures, comme M. Jojo sortait de sa chambre, le garçon de l’hôtel l’arrêta, lui remit une lettre. Il l’examina, y déchiffra ses noms et adresse suscrits d’une main malhabile sur une enveloppe rose défraîchie. Il l’ouvrit, en prit connaissance ; elle émanait de Lucette et l’invitait instamment à se rendre le soir même rue de Picpus, où la jeune fille sur le point de partir en voyage l’attendait.

— De quoi, fit-il, en voyage, sans blague…

Il demeura pensif un instant.

— I’ manquait p’us qu’ ça… Ça fait trois jours que Mémaine est su’ l’ flanc : cette salop’rie de Georgette s’est fait la paire j’ sais pas où ; maintenant c’est la môme Lucette qui les met, voilà que j’ vas pu’s avoir d’ femme ?…

Il eut un petit rire amer, songea :

— Dire qu’y a eu des moments où que j’en avais d’ rabiot, où que j’pouvais pas suffire au boulot, c’est bien ça…

Il sortit, prit un repas, modique comme ses ressources, chez un marchand de vin de qui il appréciait la cuisine de famille et les prix doux, après quoi il descendit la rue des Pyrénées et se dirigea vers la place de la Nation par le cours de Vincennes. Il rencontra Lucette qui promenait son chien dans la rue Fabre-d’Églantine. Elle vint à lui et de revoir son amant, son visage jeune et naïf exprima une sincère joie. Ils s’embrassèrent sans gêne, indifférents aux réflexions et sourires des gens.

— T’as reçu mon p’tit mot ? demanda-t-elle.

— Oui, ce soir… Alors quoi, paraît que tu pars, où c’est qu’tu vas ?…

Elle soupira tristement.

— Ah ! m’en parle pas… C’est mes patrons qui s’en vont à la mer, à Étretat, pour deux mois, je suis bien obligée de les suivre…

Il en exprima son déplaisir avec force et trivialité :

— Quelle barbe, qu’ell’ chirie… Maintenant qu’on s’ connait, qu’on s’rait heureux ensemble, te v’là barrée avec tes bourgeois et moi j’ reste en carafe… Moch’té d’existence…

Elle essaya d’adoucir l’humeur du morose jeune homme :

— Faut pas t’en faire pour ça, mon p’tit loup, deux mois, ça passe…

Il reprit, grognon :

— Quand c’est qu’ tu pars ?…

— Ben, demain matin ; tout est prêt, les malles sont bouclées… Mon chéri, tu vas pas me faire la tête, quoi, ça n’est tout d’ même pas d’ ma faute…

Il haussa les épaules.

— J’ te dis pas, mais tu peux bien penser que ça n’ doit pas me faire plaisir. Si je n’ t’aimais pas tant que j’ t’aime, j’ m’en balancerais, tu penses bien…

Il prit un air pensif et sombre. Elle le jugea vraiment épris d’elle et s’en réjouit dans son âme simple.

— Alors, fit Beau-Môme d’un air indifférent, tout l’ monde déménage ? le patron, sa bonne femme, la belle-mère…

— Oui… c’est-à-dire que Monsieur nous accompagne, mais il ne restera pas là-bas tout l’ temps. Il viendra nous r’ trouver le samedi soir et il rentrera à Paris l’ lundi matin ; il n’a pas beaucoup de temps à lui, Monsieur… Pour moi, j’aime autant ça, j’aurai toujours assez à faire avec Madame et la mère Rognon…

Dans l’esprit positif de M. Jojo venait de poindre une audacieuse idée. Il s’y arrêta, s’y complut quelques instants, mais se garda de l’exprimer…

— Tu vas m’attendre par ici, dit Lucette, je vais ram’ner le chien et je reviens, j’en ai pour cinq minutes.

Elle s’en fut, légère, le jeune fox trottant et sautant autour de ses jupes. Lentement Beau-Môme remonta vers la place de la Nation.

Haineux et méprisant, il songeait à ces gras et confiants bourgeois qui, s’offrant de coûteuses villégiatures, abandonnaient leur appartement à la vaine garde de concierges insoucieux.

— Les gourdes,… ricana-t-il.

En sa pensée s’élaboraient d’âpres et complexes combinaisons, d’aventureux projets.

— C’est une affaire, se dit-il, ça s’rait un crime d’ louper ça. Si je n’ profite pas d’ l’occase, j’ suis qu’un veau, j’ mérite pas d’ bouffer mon pain… Avec ça, j’ suis autant dire fauché ; c’est le moment que je m’ débrouille, sans quoi, j’ai p’us qu’à ramasser les mégots, r’filer la comète et croûter des arlequins au marché d’Aligre… Ou alors, quoi ? bosser, j’ m’en ressens pas, y a p’us moyen…

Il rôda sur la place en attendant le retour de Lucette. Au bout d’un quart d’heure elle le rejoignit et ils entrèrent dans un bar.

— On reste ici un moment, dit-il, on n’est pas mal… On montera dans ta carrée, en douce, quand les pip’lets seront campés…

Ils s’assirent côte à côte et burent. Un moment ils s’entretinrent de choses indifférentes, puis ils n’eurent plus rien à se dire et chacun se renferma dans ses pensées. La petite bonne se prit à songer à ses parents qui vieilissaient, là-bas, à la campagne, dans une antique masure isolée, tout au bout du hameau natal. Elle les revit, tristes et las, usés par trop d’années d’abrutissants travaux. Elle songea à ses frères et sœurs dispersés, à son pays, à son enfance et le souvenir de sa faute vint assombrir la mélancolie de ses réflexions… Accoudé au marbre de la table, M. Jojo la regardait d’un œil vague, cependant, elle ne tenait que peu de place dans ses pensées. Pour l’instant, il ne songeait qu’à soi, à l’humilité, à la précarité de sa vie, aux fâcheuses aventures qui l’avaient récemment troublée, à l’insécurité des lendemains impécunieux… En son cœur grondaient de féroces jalousies, d’ardentes convoitises…

Comme beaucoup de femmes, Lucette avait l’habitude de porter à la main, à défaut de poches où les mettre, ses clés et son porte-monnaie.

En s’asseyant, elle les avait déposés auprès d’elle, négligemment, sur le cuir de la banquette. Deux ou trois fois, oblique et furtif, le regard de M. Jojo s’était arrêté sur les clés, tandis qu’il songeait combien leur possession simplifierait l’entreprise qu’il se proposait. Et soudain, il se décida, sa main s’approcha, ses doigts s’allongèrent, touchèrent les clés, les subtilisèrent. Puis, bien qu’il eût un instant légèrement pâli, il vida son verre avec la plus belle tranquilité. Il pouvait être dix heures et demie.

— Dis, ma gosse, proposa Beau-Môme, voilà qu’i s’ fait tard, on s’en va ?…

Il se leva, remit sa casquette devant la glace. D’un geste machinal, sans regarder, elle prit son porte-monnaie, ne songea point à ses clés, suivit son amant. Ils gagnèrent la rue Picpus par la courte et noire rue Jaucourt. À la porte de la maison où il méditait de s’introduire, M. Jojo commanda à voix basse :

— Sonne, la gosse… Sûr qu’i’ roupillent déjà sur leurs deux esgourdes ; on peut y aller, y a pas d’ pet…

Elle supplia, tremblante :

— Chéri, fais bien attention, ne fais pas d’ bruit… On finira par se faire prendre…

— Penses-tu, t’en fais donc pas…

Au coup de sonnette de la jeune fille, la porte s’entr’ ouvrit : Lucette la poussa, pénétra dans l’entrée pleine d’ombre où reluisaient obscurément une haute glace, des carreaux de portes vitrées. M. Jojo s’y glissa derrière elle, la suivit à pas de loup. Ils gagnèrent l’escalier de service, montèrent en silence…

Ils arrivaient au palier du cinquième étage ; Lucette soudain s’arrêta :

— Mes clés… fit-elle d’une voix étouffée.

Elle saisit le bras du jeune homme.

— Eh bien, i’n’ manquait plus qu’ ça ; nous voilà bien logés, j’ai perdu mes clés…

— Quelles clés ? demanda-t-il sourdement…

— Ben, la clé d’ma chambre et celle d’la cuisine… J’ les avais toutes les deux après un anneau… J’ les tenais à la main avec mon porte-monnaie quand on est entrés chez l’ bistro ; j’ les ai posées à côté d’ moi… Faut qu’elles aient glissé derrière la banquette ; c’est que maint’nant que j’ m’en aperçois…

— Ça, c’est une sale blague, proféra-t-il, comment qu’on va faire pour entrer ?…

Elle demeurait muette, atterrée.

— Restons pas là, dit-il, y a pas bon, quelqu’un peut s’am’ner, faut monter ou r’descendre… Dis, ta porte est fermée à clef ?…

— Non, j’y pense jamais, quand je sors, je la tire derrière moi.

— Oh ! ben, ça va, y a peut-être moyen d’ s’arranger…

Il avait remarqué en sortant de chez Lucette, que les water-closets du septième se trouvaient contigus à la mansarde de la petite bonne et que de pareilles fenêtres à tabatière éclairaient les deux réduits. Il s’en souvenait opportunément.

— J’ vas tâcher de passer par la fenêtre des chiottes, puis par celle de ta crèche ; une fois dedans, j’ t’ouvrirai la lourde, y a rien d’p’us simple…

Elle se récria :

— Tu es fou, tu vas t’ tuer, je ne veux pas…

Il haussa les épaules, calme.

— Chut, fais pas d’ foin. Faut pas t’ frapper, j’ te dis qu’i n’y a pas d’ danger, c’est rien à faire, un jeu d’ gosse…

Ils reprirent leur silencieuse ascension. Les pas légers du jeune homme semblaient effleurer les marches de bois, Il ouvrit avec précaution la porte des cabinets, s’y glissa, ouvrit le châssis de la fenêtre. Son regard explora la gouttière, la fenêtre voisine, lë zinc noir des toits, puis il empoigna l’encadrement de la lucarne, se hissa, allongea au dehors une jambe. Sa semelle toucha le rebord du chéneau, s’y appuya. Il acheva de sortir, lentement se coula vers la fenêtre proche. Un instant de vertige, le moindre faux pas et c’était dans un saut de vingt mètres, l’écrasement sur le ciment de la cour, mais il n’y pensait même pas… Sans trop de difficulté il s’introduisit dans la mansarde dont il ouvrit la porte. Lucette se jeta dans ses bras, se pressa contre lui,

— Mon p’tit homme, mon loup, c’ que j’ai eu peur, touche mon cœur comme i’ bat… Passer sur cette gouttière, faut pas que t’aies la frousse, vrai, y a qu’ toi…

Elle ferma la porte, alluma la lampe.

— Dis, mon p’tit, fit Beau-Môme, c’est tout d’ même embêtant cette histoire de clés, comment qu’ tu vas faire ?

Elle eut un geste insouciant :

— Oh ! c’est pas une affaire… J’irai voir demain matin si l’ bistro les a r’trouvées, sûr’ment qu’i’ les aura et puis s’il ne les avait pas, y a l’ serrurier qu’est pas fatigué. J’ vas pas me faire de mauvais sang pour ça ; ça arrive à tout l’ monde de perdre des clés !…

Elle avait défait ses chaussures et se déshabillait devant son ami sans aucune honte, comme une épouse devant son époux après des années de vie commune.

Le contact de l’homme ne l’effrayait plus, ni la douleur des premières étreintes. Elle sentait circuler en ses veines un sang plus jeune et chaud et naître de voluptueux désirs en sa chair frémissante, dans l’éveil ardent de ses sens. Elle souffla la lampe, vint s’allonger auprès de M. Jojo déjà couché. Sous le rectangle étroit de la lucarne par où le clair de lune entrait dans la mansarde sur la maigre couchette de fer au matelas sordide, leurs corps amoureux s’enlacèrent.