Éditions Prima (Collection gauloise ; no 27p. 37-44).
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vii


Devant son adversaire allongé sur le trottoir et qui perdait abondamment son sang, M. Jojo demeurait immobile et stupide. L’ivresse homicide qui avait armé son bras s’était dissipée d’un coup, et de discerner la gravité de son acte, il éprouvait de la consternation. Il passa la main sur son front d’un geste accablé.

— En voilà une sacrée sale histoire, grogna-t-il, de c’ coup-là, j’ suis bon…

Il jeta autour de lui un regard d’inquiétude effarée ; puis une peur panique, soudaine, irraisonnée, le fit s’enfuir à toutes jambes. Pendant quelques instants, seul le gouverna l’instinct de la bête qu’affole une absurde épouvante et qui se rue aveuglément, droit devant elle. Il s’arrêta bientôt, honteux de s’avouer à ce point agité, pusillanime ; tâcha de reprendre son calme, d’être maître de soi. Il s’aperçut qu’il avait encore à la main son couteau ouvert et souillé de sang. Se souvenant qu’un journal se trouvait dans la poche intérieure de son veston, il le prit, le déchira, essuya son arme qu’il ferma et remit dans sa poche. Il se sentait hagard et ses mains tremblaient, il murmura plein d’amertume :

— J’ai pas d’ sang-froid, pas d’estomac, rien, je m’ dégoûte…

Il fit un long détour pour regagner la rue des Pyrénées. Le tramway « Cours de Vincennes-Saint-Augustin » passait, il le prit d’un bond. Comme il entrait dans la voiture où quelques citoyens de condition modeste étaient assis, il eut l’impression que tous les regards allaient se tourner vers lui, comme si le coupable geste qu’il venait de commettre eût été déjà connu de tous. Mais nul ne prit garde à lui et cela lui rendit quelque tranquillité. Il s’assit, colla son front à la vitre, regarda au dehors fuir les hautes maisons sombres dont s’allumaient les fenêtres, les flamboyants vitrages des boutiques et des bars, les noires silhouettes des passants, les arbres et les réverbères.

Ce fut la place Gambetta, puis Ménilmontant, Belleville. Dans le soir, les rues revêtaient un aspect paisible, provincial. Le parc des Buttes-Chaumont entassa les masses d’ombre de ses feuillages. Les pensées de M. Jojo étaient sombres et confuses. Elles avaient trait aux tragiques conjonctures de la soirée, aux conséquences amères qu’elles étaient susceptibles d’entraîner.

— Pourvu, songeait-il, que c’ fourneau-là n’aille pas cramser ; c’est ça qu’arrang’rait pas l’affaire… Naturellement, ça l’empêcherait d’ causer, mais à la moindre enquête, j’ suis fabriqué, y a pas d’erreur… C’est bien rare si se trouve pas quelque salaud pour jaser… Sûr’ment qu’on l’a vu faire du plat à la môme ; ça s’ra vite fait de m’ dégotter… Si l’ mec s’en tire avec trois s’ maines d’hosteau i ’m’ donne, c’est couru, mais j’en suis quitte avec deux piges de taule, tandis que si i’ vient qu’à claquer, je ramasse l’ gros lot, c’est les durs, j’y coupe pas… Ah ! mince, c’ que ça la fout mal…

Il se gratta la tête, morne et perplexe. On atteignait le rond-point de la Villette. Un nombreux peuple y circulait, la plèbe louche et sordide de l’avenue Jean-Jaurès et du boulevard de la Chapelle, des hôtels borgnes et des abattoirs. Les grondements intermittents du Métro, des tramways couvraient jusqu’aux clameurs des phonographes dans les assommoirs. Des reflets de gaz dansaient dans l’ombre sur le canal Saint-Martin… Le tramway reprit sa course. Bientôt, ce fut la rue La Fayette, ses modernes immeubles, ses magasins confortables, où s’étale un commerce cossu : meubles, antiquités, livres et tableaux. L’église de la Trinité érigea sa structure en face de la grouillante chaussée d’Antin. Aux terrasses des cafés et dans les restaurants avoisinant la gare Saint-Lazare, des gens bien mis absorbaient de coûteuses boissons et des mets dispendieux ou fumaient des cigares chers en lisant les journaux. M. Jojo leur jeta un regard de jalouse animosité.

— Vaches de bourgeois, murmura-t-il, y en a qu’ pour eux… Une bombe dans l’ tas, c’est ça que j’ voudrais voir…

Comme il roulait en son esprit ces féroces pensées, le tramway, au terme de son parcours, s’arrêtait devant la caserne de la Pépinière.

Machinalement, M. Jojo se leva, descendit, s’en fut d’un pas lent et traînant vers la Madeleine, par le boulevard Malesherbes. Il songeait tristement qu’il était encore libre mais que bientôt peut-être il ne le serait plus. Il imagina des poignes brutales d’argousins saisissant ses bras, ses épaules, des voix grossières et goguenardes ordonnant : « Allons, oust ! au bloc ! » Cette odieuse pensée acheva de l’assombrir… Autour de lui s’élevaient d’opulentes maisons aux vastes balcons, aux larges baies qu’illuminaient des lustres électriques. De luxueuses autos filaient silencieusement sur le pavé de bois. Loin du besogneux quartier où il avait vécu, M. Jojo se sentit faible et seul au milieu d’un monde hostile, inaccessible, écrasant. Il éprouvait l’ardente envie de fuir, de disparaître. L’idée lui vint de prendre le train, de gagner l’étranger, la Belgique, mais il eut fallu de l’argent.

— Justement que j’ suis fauché, comme par hasard, songea-t-il, c’est toujours comme ça… C’est vrai que j’ pourrais brûler l’ dur…

Mais il manquai à cet égard de pratique, ayant peu voyagé, il se sentait mou, sans courage. Il eut un geste indifférent.

— Et puis, j’ m’en fous, je n’ ferai pas un pas, si i’ m’ poissent i’ m’ poisseront… J’irai à Fresne, quoi, j’apprendrai à fabriquer des chaussons d’ lisières ; on n’en crève pas…

Devant le lourd et solennel édifice de la Madeleine, il s’arrêta, sortit de sa poche un paquet de cigarettes, en alluma une, puis se remit en marche, laissa à gauche les grands boulevards, prit la rue Royale. Il se souvint que jadis, à l’école laïque sur les bancs de laquelle il usait irrégulièrement ses fonds de culottes, un crétin habillé en instituteur primaire parlait souvent du remords qui poursuit le criminel, empoisonne ses jours et ses nuits. Quelle absurdité, quelle dérision. Lui qui venait de blesser, de tuer peut-être un homme, son semblable, n’éprouvait aucun remords, rien ; il n’éprouvait que la frousse d’être pris… Il atteignit la place de la Concorde, s’engagea dans la rue de Rivoli.

Une pluie fine s’était mise à tomber ; les passants attardés se hâtaient sous des parapluies ruisselants ; une grise tristesse enveloppait les choses. Beau-Môme avait relevé le col de son veston et marchait en courbant le dos sous l’averse. Il n’avait pas dîné et n’en ressentait pas le besoin, mais il avait très soif. Il entra dans un bar, se fit servir un demi, le vida d’un trait, reprit sa route. Les rues de Rivoli et Saint-Antoine lui parurent d’une interminable longueur ; enfin, il foula le pavé gras de la place de la Bastille. L’horloge de la gare de Vincennes marquait neuf heures et demie… Il mit encore une demi-heure à regagner la rue des Orteaux. À quelques pas de l’hôtel dans lequel il logeait, il s’arrêta, hésitant. Peut-être des sbires de la sûreté guettaient-ils déjà son retour. De rapides images, reflets de ses appréhensions, se formaient, se succédaient en son esprit surexcité : une courte et furieuse lutte, le contact dur et froid des menottes à ses poignets, le panier à salade, le Dépôt.

De nouveau l’envie de fuir réveilla un instant ses énergies, mais où fuir ? La situation lui parut sans issue. Il eut un geste découragé et pénétra dans la boutique de marchand de vin qui occupait le rez-de-chaussée de l’hôtel. Le dernier client en était parti et le patron faisait sa caisse. Il déploya pour accueillir son locataire toute l’aménité compatible avec sa rudesse auvergnate.

— Chale temps, che choir… Alors, la chanté, cha va ?… Qu’est ch’ que vous prenez ?…

Ainsi M. Jojo connut que nulle démarche policière n’était venue encore altérer la considération des gens à son endroit. Il demanda un café et s’examina dans la glace. L’aspect de son visage blême et tiré le fit songer aux portraits de malfaiteurs qui illustrent la première page des journaux. Il éprouvait une accablante fatigue, un violent mal de tête, sa bouche aride avait un goût de fièvre. Il avala son café, souhaita le bonsoir au bistrot, monta dans sa chambre.


Il l’attirait sur ses genoux (page 30).

Sans même allumer sa lampe, il se dépouilla de ses vêtements humides, de ses boueuses bottines, se glissa dans son lit. Durant de longues heures, de sombres inquiétudes harcelant sa pensée le tinrent éveillé ; il finit néanmoins par s’endormir, harassé, d’un trouble sommeil traversé de rêves effarants. Il faisait grand jour quand il se réveilla. Il se dressa, rejeta ses couvertures.

— Je suis là que j’ roupille, fit-il, quelle heure qu’il est ?…

Il se tira du lit, passa son pantalon, s’approcha d’un miroir accroché au mur.

— Ce que j’ suis moche, j’ai salement besoin de me fair’ raser… J’ai mal aux ch’veux, la gueul’ de bois, ça va pas…

Il demeura pensif un moment.

— J’étais noir hier soir ; j’ai fait des con’ries… C’ qui m’épate, c’est que j’ soye pas déjà fait…

Sous sa fine moustache, sa lèvre supérieure était légèrement tuméfée.

— Il était costaud, l’ mec, murmura-t-il, j’ai pris des j’tons, mais j’i en ai mis aussi… Ça fait rien, le voilà calmé pour quéq’ jours…

Il ouvrit la fenêtre, jeta dans la rue un regard attentif, ne découvrit rien de suspect.

— Je m’ frusque en vitesse, et j’ décarre, fit-il.

« À moins qu’i soyent à la porte pour m’agrafer, pour aujourd’hui, j’ suis tranquille, i’ m’ r’verront pas dans l’ quartier… C’est peut-être mon dernier jour de bon, faut qu’ j’en profite…

Il fit sa toilette en quelques instants. Nerveux et mal à l’aise, tressaillant au moindre pas dans l’escalier, il avait hâte de sortir. L’air frais du matin, les bruits de la rue chassèrent de son esprit les nocturnes fantômes, lui rendirent pour un moment quelque quiétude.

Il entra chez un coiffeur, se fit raser, s’offrit le luxe d’une friction. Durant que le merlan le savonnait, il avait déployé le Petit Parisien, en parcourait les colonnes. Il n’y était pas question encore de son affaire. Il sortit de chez le barbier, dispos et parfumé, se dirigea vers la rue de Charenton dans le dessein de passer la journée auprès de son amie Georgette. Mais comme il entrait dans l’hôtel où jusqu’à ce jour l’hospitalière fille avait eu ses pénates, la porte vitrée du bureau s’ouvrit et la tenancière du lieu l’interpella avec un hypocrite sourire.

— Pst, jeune homme, c’est sans doute chez Mme Georgette que vous montez, ben, c’est inutile de vous donner la peine, elle n’habite plus ici, voilà trois jours qu’elle est partie sans laisser d’adresse…

M. Jojo ne manifesta point de surprise ; il ne chercha point à démêler les raisons obscures de cet événement imprévu, il haussa les épaules, dit qu’il s’en foutait, fit demi-tour. Il déjeuna chez un marchand de vin, parmi des cochers de fiacre et des ouvriers discuteurs. Son repas achevé, il sortit, fit quelques pas, indécis quant à la direction qu’il prendrait. Il songea qu’il allait passer un après-midi triste et vide et parce que la disparition de la grosse Georgette avait contrarié ses projets, il se dit que vraiment la vie n’est qu’un tissu de contretemps et d’ennuis. Tout en se livrant à ses réflexions désenchantées, il s’était engagé dans l’avenue Ledru-Rollin ; il parvint de la sorte au pont d’Austerlitz, le franchit, traversa la place Valhubert, entra dans le jardin des Plantes. Par les allées encore humides de la pluie de la veille, où jouaient de turbulents marmots, M. Jojo erra mélancoliquement. Comme il parcourait la ménagerie, morne séjour où sous les grilles de fer sommeillent des animaux captifs arrachés aux libres déserts, il se prit à penser à l’horreur des geôles humaines, aux cellules des pénitenciers… Cette importune idée l’irrita. Il s’efforça de la chasser de son esprit. Il sortit du jardin des Plantes, dépassa la Halle aux Vins, s’en fut d’un pas nonchalant par les quais au long desquels se perpétue l’antique commerce des bouquins et des vieilleries. Il regagna la rive droite par le Pont Saint-Michel, le boulevard du Palais, le pont au Change, dirigea ses pas vers le mercantile boulevard Sébastopol, ses trottoirs encombrés où rôdent les filles de joie. Ayant retrouvé des copains dans un bar de la rue Aubry-le-Boucher, il passa en la compagnie de ces jeunes gens sympathiques et sans préjugés quelques heures paisibles, fit un poker, discuta de sport et de femmes, offrit et accepta des cigarettes et des apéritifs. Le soir vint, l’on but une dernière tournée et l’on se sépara. Dans les rues, d’agiles camelots hurlaient les journaux du soir. M. Jojo acheta la Presse, en lut avidement les faits divers. En troisième page quelques lignes banales relataient que la veille au soir, un jeune homme assez gravement blessé d’un coup de couteau au côté gauche avait été trouvé, baignant dans son sang, dans une rue écartée et déserte du vingtième arrondissement. L’auteur du méfait demeurait inconnu mais était activement recherché. La victime avait été transportée à l’hôpital Saint-Antoine… Beau-Môme plia le journal, le fourra dans sa poche, songea, fataliste :

— Si j’ dois être chopé, pas la peine de jouer à cache-cache avec la r’ nifle, je s’rai toujours fait tôt ou tard : question de veine ; si au lieu d’ça j’ dois m’en tirer, je m’en tir’rai, y a pas à s’en faire…

Il rejoignit par l’autobus du Père-Lachaise les lointains parages de Charonne, vint attendre Mémaine rue des Pyrénées. Il ne la vit pas, apprit vaguement qu’elle devait être malade, se dit avec amertume que tout semblait conspirer à lui être désagréable et nuisible. Il reprit soucieux le chemin de son hôtel. Comme la veille, son logeur le reçut avec une cordialité dont il lui sut gré tant certaines circonstances difficiles peuvent nous faire attacher de valeur aux sympathies les plus indifférentes.

Il monta dans sa chambre aussi calme qu’il avait été la veille agité. Même il se surprit à fredonner, en dépit de son humeur sombre, un refrain entendu dans la journée et qui lui revenait à la mémoire, Ce n’était point qu’il se crût si tôt en sécurité ; mais parce que ses impressions étaient changeantes et peu durables, qu’il avait pris son parti d’une situation à laquelle il ne pouvait en aucune sorte remédier, et qu’il restait au fond confiant en la faveur du hasard, arbitre aveugle des destinées humaines…