Éditions Prima (Collection gauloise ; no 27p. 31-37).
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vi


Au seuil de la boutique d’où elle sortait chargée d’un lourd panier de linge qu’elle allait livrer, Mémaine jeta un regard dans la rue des Pyrénées.

— Il est encore là, c’ poireau-là… murmura-t-elle en haussant les épaules. À quelque distance, une masculine silhouette s’érigeait sur le trottoir à la porte d’un marchand de vin. C’était un garçon de vingt-trois à vingt-quatre ans, grand, d’aspect osseux et robuste, avec un visage énergique et maigre aux petits yeux vifs et durs. Il était coiffé d’une casquette de drap terne et vêtu d’un complet gris assez élimé, le veston boutonné sur un foulard sombre, le pantalon tombant en plis disgracieux sur des chaussures éculées. Fils d’un petit bistrot ruiné, mort dans la plus crasseuse débine, recueilli et tant bien que mal élevé par sa grand’mère, une vieille rétameuse alcoolique, il avait traîné, parmi les polissons du quartier, une enfance famélique et vagabonde. À seize ans, pour gagner sa pitance, il criait sur les boulevards « l’Intransigeant, la Presse… » et « Paris-Sport complet… » À dix-huit ans, il s’était engagé et venait de « tirer cinq ans de coloniales » à Toulon et à Madagascar. D’avoir quelque peu voyagé et couru quelques aventures, il s’était enrichi de sens pratique, d’aplomb, d’une certaine vanité aussi. Il parlait volontiers de soi, de ses exploits et succès à Toulon, à Marseiile, à Port-Saïd, à « Madago » patrie des « ramatous », chères à M. Augagneur. Vers la fin de sa cinquième année de gloire militaire, il avait été cassé du grade de caporal, pour avoir pris part à une rixe dans un bouge à matelots. Cet accident l’avait dégoûté du service. Son engagement expirant, il s’était fait rapatrier, pris de la nostalgie du pavé parisien et depuis une semaine, il rôdait, désœuvré, par les vieilles et tristes rues de Charonne. Ayant quelques sous devant soi, ses modiques économies de troupier, il s’octroyait quelques jours de paresse. Bientôt, il reprendrait le collier de misère ; homme de peine ou livreur, il poussserait la charrette à bras ou guiderait le triporteur par les rues populeuses. En attendant, au hasard de ses solitaires flâneries, il revenait fréquemment rue des Pyrénées aux alentours de la blanchisserie où travaillait Mémaine. Dès le jour de son arrivée, il avait remarqué la blonde ouvrière au corps superbe et il la désirait avec ardeur et persistance. Il l’avait abordée, s’était efforcé de lui exprimer les vifs sentiments qu’elle avait fait naître en lui. Elle l’avait éconduit, mais il ne se tenait pas pour battu. Il guettait ses sorties, la suivait, tenace, l’excédait d’assiduités importunes et c’était chaque jour ainsi…

… Mémaine s’éloignait d’un pas alerte ; l’ancien marsouin la rejoignit :

— Alors, la belle gosse, ça va ?…

— Si on vous l’ demande… répliqua-t-elle durement.

Et elle poursuivit sans le regarder :

— Vous voilà encore à mes trousses, ça se voit que vous n’avez rien qu’ ça à faire, de barber l’ monde…

Il baissa les épaules d’un air las.

— Y a pas, on peut tout d’ même dire que j’ suis pas vernis. Pour une fois qu’une gonzesse me r’ file le grand frisson, j’ suis bien servi…

Il tira de sa poche une blague en caoutchouc, y puisa une pincée de tabac, roula une cigarette tout en marchant.

« Alors, quoi, vous, n’voulez donc rien savoir de moi ; j’ vous dégoûte donc tant qu’ ça ?… Je sais bien que j’suis pas un Adonis, mais je crois qu’y a encore plus moche


Les fesses de la fille apparurent… (page 24).

qu’moi. J’suis pas un voyou, vous savez, si je n’gratte pas de c’moment-ci, c’est qu’i’ n’y a quéq’jours que je suis r’venu du régiment — cinq piges que j’ viens de tirer dans les marsouins — mais je vas m’foute au boulot, j’suis pas un gamin, j’ai voyagé, j’ai vu la misère, j’connais la vie… Si vous vouliez, on s’ mettrait ensemble ; on boss’rait tous les deux, on s’entendrait bien, on pourrait ētre heureux…

Elle l’interrompit.

— C’est inutile d’insister, j’ vous l’ai déjà dit… Vous pouvez bien penser, mon pauv’ vieux, que je n’ vous ai pas attendu ; je n’ vous connaissais mēme pas… Je n’ suis pas libre, j’ai quelqu’un… à qui je tiens beaucoup… Vous avez même tort de m’attendre et de me suivre comme ça ; mon ami est jaloux, ça finira par faire des histoires ! ! !…

Il eut un geste indifférent.

— Je n’ai peur d’ personne… Pour vous, réfléchissez donc à ce que j’vous ai dit, je vous cause sérieusement…

— C’est tout réfléchi, trancha-t-elle, je regrette, mais vous perdez vot’ temps… il n’y a rien à faire…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Son linge livré, Mémaine s’en revenait sans hâte, son panier vide au bras, lorsque d’un bar, une voix familière la héla. Elle entra dans l’établissement où, accoudé au zinc du comptoir, M. Jojo discutait avec un copain. Deux amourettes emplissaient les verres de leur lait verdâtre. M. Jojo embrassa son amie ; le copain qui savait les usages, s’inclina avec un sourire agréable et souleva sa casquette à damier. C’était un jeune homme efflanqué, au visage asymétrique et chafouin troué de petits yeux extrêmement mobiles. On l’appelait Nénesse ou plus communément Ouistiti et son bagout, la diversité et l’éclat de ses talents illustraient la valeureuse corporation des camelots.

— Ben quoi, Mémaine, dit Beau-Môme, on s’balade ?…

— Pens’-tu, je reviens d’ livrer chez des clientes… C’est pas souvent, moi, que j’ai l’temps de m’ balader… S’il vous plaît patron, un Byrrh-cassis…

Par crainte d’importuner ou peut-être, parce que de personnelles affaires l’appelaient autre part, M. Ouistiti vida son verre, boutonna son paletot sur son torse malingre…

— J’les mets, à r’ voir vieux, ont se r’verra un d’ ces jours… Madame…

Les deux amants demeurés seuls, M. Jojo toucha de son verre le verre de Mémaine…

— À la tienne…

Ils burent, puis la jeune femme leva les yeux vers l’horloge du bar.

— Cinq heures, faut que je m’ trotte… Encore deux heures à gratter. Tu viens prendre c’ soir, môme…

— Bien sûr…

Elle souriait à une secrète pensée ; il questionna soupçonneux :

— T’as envie d’ rigoler… à quoi qu’  tu penses ?…

— Oh ! à rien d’ conséquent…

Et d’un ton léger avec une certaine ironie.

— Je pensais qu’ si tu m’aurais rencontrée une demi-heure p’ us tôt t’aurais fait la connaissance d’mon amoureux…

Il lui fit face, le visage brutal et son regard essaya de scruter la pensée de Mémaine.

— De quoi ?… Qu’est-c’ que c’est que c’ bobard ?… Ton amoureux ?…

— Oui, une espèce de ballot qui m’ barbe depuis déjà quéq’ jours…

Elle cessa de sourire, jugeant peu nécessaire d’exciter davantage ses jaloux instincts et elle lui décela les entreprises galantes de l’ex-colonial, la poursuite obstinée dont elle était de sa part l’objet. Il l’écoutait, pâle, l’air sombre, et quand elle eut achevé son récit :

— Nom de Dieu, proféra-t-il, c’est trop fort… Tu n’ pouvais pas dire ça p’us tôt… Tous les types du quartier ont dû voir ce sale mec-là te cavaler derrière et te faire du plat. Je dois passer pour une gourde, pour une andouille…

Un peu narquoise, elle l’écoutait exhaler des rancœurs qu’inspire moins au fond la jalousie qu’un orgueilleux amour-propre exaspéré par la peur du ridicule.

— Après tout, fit-elle, quand tu vadrouillais tous les soirs avec ta poupée de la rue Keller, tout l’ quartier pouvait bien m’ prendre aussi pour un’ bille, tu t’en foutais complètement…

À demi désarmé, il eut un haussement d’épaules rageur.

— Ah ! ça va bien, quoi… Tu vas pas r’sortir ça pendant cent sept ans, c’est marre…

— Ben quoi, ça n’est jamais qu’la vérité. C’est épatant, les hommes s’ croient tout permis. Vous avez tous les droits vous autres et les femmes n’en ont aucun…

Il dédaigna de répliquer, fouilla dans son gousset, laissa tomber sur le comptoir une pièce de quarante sous.

— Tenez, patron, payez-vous donc…

Ils sortirent, marchèrent côte à côte, muets, hostiles. Comme ils se séparaient, Mémaine conciliante dit avec aménité :

— Allons, ne fais donc plus la tête, quoi, c’est fini… Alors, tu viens m’ chercher à sept heures, hein, c’est entendu ?

— Entendu, oui… fit-il maussade. Et puis t’en fais pas, ton marsouin, je me charge d’ lui dire deux mots… On réglera c’ t’ affaire ensemble…

Elle s’arrêta, l’interrogea d’un regard inquiet.

— Non, tu vas pas faire d’histoires pour des bêtises comme ça ?… Ça s’rait idiot, ça n’en vaut pas la peine… Laisse donc ce type tranquille, s’il savait ce que je me fous d’ lui, le pauv’ gas… Tu sais bien que je n’ai qu’ toi et que je n’en veux pas d’autre ; j’ suis pas la poule à trente-six bonshommes, j’sais pas… Tu vas laisser tomber ça, hein… et t’tenir peinard…

Sans répondre, il s’éloigna amer et taciturne, agité de pensées violentes.

De retour à l’atelier, Mémaine s’était remise à l’ouvrage, silencieuse et préoccupée… Plus nerveuse, à mesure que la journée tirait à sa fin, elle jetait dans la rue, à travers les vitres de la boutique des regards fréquents et anxieux.

Un moment, elle crut distinguer la maigre stature du marsouin, puis sur le trottoir d’en face, rôda la fine silhouette de M. Jojo. Son aspect insolite inquiéta l’ouvrière. La tension du cou, la saillie de la mâchoire, l’ombre de la casquette enfoncée sur les yeux donnaient à son profil une expression inaccoutumée de canaille bestialité et Mémaine éprouva une étrange angoisse à voir glisser le long des murs son pas nonchalant et flexible, le léger dandinement de ses épaules. De le sentir capable de gestes extrêmes, elle redouta les conséquences possibles de ses confidences imprudentes.

— Il a l’air salement r’monté, songea-t-elle. Un beau coup qu’ j’ai fait de lui raconter ça, i’ va y avoir du vilain…

Le coucou accroché au mur annonçant sept heures moins cinq, elle cessa son travail, fit un semblant de toilette, jeta sur ses épaules son fichu de laine. Sept heures sonnèrent ; elle s’en alla. Elle n’avait pas fait dix pas dans la rue, que le marsouin la rattrapait. Il l’avait attendue cette fois encore, en vue d’une suprême tentative ; mais il n’eut pas même le loisir de lui adresser une parole. M. Jojo, surgi de l’ombre, se dressa entre eux deux. Il puait l’alcool et ses yeux offraient une anormale fixité. Il prit au collet le marsouin, le poussa.

— Hé, là ! l’ mec, dit-il, c’est donc ta spécialité d’ barber les gonzesses ?… Ben, mon vieux, de c’ coup-ci, t’es mal tombé…

D’abord interloqué, l’autre se ressaisit.

— Non, mais qu’est-c’ qui t’ prend, mon pote, t’es pas louf ?… J’ te connais pas, moi ; qui que t’es ?… C’est ta bonne femme, c’te poule-là ?… c’est-i qu’ t’es marié avec ?…

— Probable, rétorqua Beau-Môme, et j’ défends qu’un mec la cramponne. Je m’ charge de le faire voir au plus marle, à commencer par toi…

Le marsouin haussa les épaules, cracha de mépris.

— Toi ?… T’es un peu jeunot, mon bleu, moi j’ t’emmerde…

— De quoi ?… Ça va bien… Mon vieux, ici y a trop d’ badauds, mais si t’es un homme, on va aller s’expliquer un peu plus loin, où qu’on s’ra pas gêné…

— Comment donc, j’ te suis…

Mémaine, muette, écoutait ces provocations. M. Jojo lui jeta, brutal :

— Barre-toi, la môme, on se r’trouvera tout à l’heure, on a à s’ causer. M’sieur et moi…

Une rue noire et déserte s’enfonçait sous la voie en remblai du chemin de fer de ceinture. Les deux hommes s’y engagèrent, avancèrent durant quelques secondes, puis, devant une clôture de planches au long de laquelle des ordures se desséchaient, M. Jojo s’arrêta, fit face à son rival. Au même instant, un furieux coup de poing lui arrivant en plein visage, lui meurtrit le nez et les lèvres.

— Étrenne, mon pote… ricana le marsouin.

Transporté de douleur et de rage, Beau-Môme bondit, à dessein d’assommer d’un coup de tête l’adversaire. Souple, le marsouin se déroba, ne reçut qu’un choc négligeable à l’épaule, riposta d’un coup oblique et rude à l’estomac et d’un traître coup de soulier dont M. Jojo eut les jambes excoriées. Un moment, pareils à d’antiques athlètes, ils se combattirent âprement, sans résultat. M. Jojo portait des coups heureux, mais il en « encaissait » tout autant. En vain s’efforçait-il de joindre d’assez près son ennemi pour se débarrasser de lui par quelque coup habile et déloyal.

Les bras durs du marsouin le tenaient à distance, bloquaient ses gestes. Il s’énervait et s’essoufflait, la perspective intolérable d’une honteuse défaite l’exaspérait. Soudain, sournoisement, il fouilla la poche de son pantalon, en retira un long couteau à cran d’arrêt, l’ouvrit d’un coup sec et se courbant, lança son poing armé vers le flanc du marsouin. L’ex-colonial ressentit dans un choc précis et pénétrant le froid d’une lame. Il devina plutôt qu’il ne se rendit compte, la nature du coup qui l’atteignait, porta la main à son côté gauche.

Quelque chose de chaud poissa ses doigts.

— Ah ! vache, dit-il, tu m’as crevé…

Il sentait fléchir ses jambes amollies ; vacillant de faiblesse, il avait l’impression que tout dansait autour de lui. Et il s’éffondra en geignant, se tordit, sur le pavé ensanglanté…