Éditions Prima (Collection gauloise ; no 27p. 54-59).
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Seul et pensif dans sa chambre, M. Jojo achevait de dîner sommairement. Devant lui, sur la table que souillaient d’anciennes taches d’encre et de bougie, un morceau de pain traînait à côté de papiers maculés de graisse où avaient été enveloppés des frites et du pâté de foie. Un peu de vin colorait le fond d’un litre. Beau-Môme le versa dans son verre et le but… Sur la cheminée, la lampe presque vide de pétrole répandait une rougeâtre et fumeuse lueur… D’un geste machinal M. Jojo chercha des cigarettes dans la poche de son veston, mais il se souvint aussitôt qu’il n’en avait plus. Sombre, il se souvint aussi qu’il avait sa chambre à payer et que son porte-monnaie contenait exactement cinq francs et treize sous.

— Pas un rotin d’ plus, songea-t-il, quelle purée, j’ n’ai jamais été fauché à c’ point-là… Y a pas, i’ s’agit de s’ débrouiller et tout d’ suite, ou demain, je couche sous les ponts et je bouffe avec les cheyaux d’bois, p’us moyen de r’culer…

Il chercha sa casquette, prit un foulard, tâta des clés dans la poche de son pantalon.

— J’ suis paré, murmura-t-il, y a qu’à y aller carrément ; au fond, c’est pas si mariole que ça…

Cependant il éprouvait un certain malaise et son amour-propre en souffait. Il haussa les épaules avec colère.

— J’aurais la trouille des fois, les colombins, sans blague… Qu’est-c’ que j’ risque ?… jamais qu’ la taule… Quelques mois de villégiature, une vie régulière, du bon air, la croûte assurée, c’est pas déjà si moche…

Il s’efforçait de ricaner, de s’exciter soi-même et crânait inconsciemment, par habitude. Il ouvrit la porte de sa chambre, jeta un coup d’œil dans l’escalier, prêta l’oreille un instant et descendit sans bruit. Il gagna la rue de Bagnolet, s’achemina vers le boulevard de Charonne. C’était, dans les rues, l’animation joyeuse des samedis de paie. Un nombreux peuple encombrait les trottoirs, emplissait les boutiques de l’épicier, du boucher, de la crémière, celle du marchand de vin où se débitent à la portion le bifteck aux pommes et le veau Marengo, les bars pleins de discussions et de fumée où cliquettent les billes dans les appareils à sous où de derrière un comptoir imposant et vaste comme un autel, le demi-dieu Bistrot dispense à ses adorateurs les poisons délectables.

— Va y avoir d’la viande soûle, ce soir… remarqua à part soi M. Jojo.

Comme il arrivait à la hauteur du boulevard de Charonne, il aperçut son copain Charlot assis à la terrasse d’un bar et il s’arrêta car il avait soif.

— Tiens, te v’là, fit le copain, ça va ? qu’est-c’ que tu prends ?…

Un garçon agile bondit jusqu’à eux.

— Qu’est-ce que ça s’ra ? M’sieur…

— Un d’mi…

Il souleva sa casquette, lissa de sa paume ses bruns cheveux luisants de pommade, perplexe et préoccupé.

— Ben quoi, vieux, fit Charlot, ça marche pas comme tu veux ? tu fais une drôle de tir’lire…

Beau-Môme eut un geste évasif.

— Peuh ! ça marche pas besef, t’as raison… De ce moment-ci, je traverse une sal’ période. J’ suis fauché, mais là, fauché comme les blés… J’ai pus d’ femme, j’ veux dire d’ femme sérieuse, qui les lâche… J’ sais p’us de quel côté me r’tourner, ça va mal…

— Tu parles, opina M. Charlot, c’est pas l’ rêve…

Ils trinquèrent et burent.

— Ben et toi, s’informa Beau-Môme, qu’est-c’ que tu d’viens ?…

— Oh ! moi, ça va, j’ me plains pas d’ trop pour l’instant. Je bosse avec un copain qui fait l’ cam’lot, on tient le rasoir mécanique, l’ savon à barbe, la maroquinerie, les bibelots en aluminium, un tas d’ bricoles… On circule, on fait l’ marché du Cours de Vincennes, celui d’ Ménilmontant, la rue d’ la Roquette, la rue d’ Rivoli, l’ marché aux puces de Montreuil, l’ dimanche ; c’est pas l’Pérou mais on gagne tout d’même sa vie…

— T’as l’ filon, déclara M. Jojo, c’est une combine comme ça qu’i’ m’ faudrait, un boulot peinard, quéqu’ chose de stable, une petite situation tranquille…

Songeur un moment, il reprit :

— Oui, c’est un truc de ce genre qu’i’ m’ faudrait. Faudrait que je connaisse un copain qui soye d’ la partie et qu’aie un peu d’ pèze pour commencer ; sûr que ça march’rait, mais voilà…

D’un geste découragé, il exprima combien lui semblait chimérique l’espoir de découvrir ce providentiel copain, muni d’expérience commerciale et de capitaux et susceptible de l’associer à de fructueuses entreprises. Et il se prit à songer à la besogne hasardeuse qui l’attendait ce soir-là. En un instant d’étrange angoisse, il se dit que jamais il n’aurait le sang-froid, la force de l’accomplir, en dépit de l’impérieuse nécessité qui le lui commandait. Il se sentit mou, incapable de décision et d’effort. Un moment, il eut l’idée de confier à Charlot son projet et de l’embaucher dans sa nocturne expédition. On n’aime guère courir seul les aventures de cette sorte ; à deux c’est beaucoup plus facile, outre que le travail matériel est partagé, on se prête un mutuel appui moral, on a moins peur. D’autre part, il importe de considérer que le plus sûr des complices ne l’est jamais absolument et aussi qu’il est pénible de diviser le fruit de la guerre — la belle galette de ces salauds d’ borgeois, songeait M. Jojo, ou les ors et brillants des vieilles rombières pleines aux as… Ces raisons pesées, Beau-Môme ne souffla mot de son affaire et vida son demi.

— Mon pote, c’est pas que j’ m’ennuie, tu sais, mais faut que j’ m’en aille, j’ai rancard avec une petit’ poule à la Nation, faut pas que j’ fasse poireauter l’enfant… C’est toi qui paies ça ?… Ben, à r’voir, vieux…

Il s’en fut par le boulevard de Charonne. Il était ému mais résolu, ayant d’un effort de volonté surmonté sa défaillance d’un instant. Il atteignit la place de la Nation, puis la rue Jaucourt, la rue de Picpus. Bien qu’il fût à peine neuf heures et demie, le calme quartier s’endormait. Seul un piano lointain, martelant quelque Veuve Joyeuse, outrageait la paix vespérale… La haute maison, dans le bleu confus du soir, érigeait sa structure massive et noire où s’étageaient des fenêtres lumineuses. D’un coup d’œil, M. Jojo s’assura que celles de l’appartement occupé par le ménage Cormelier n’étaient pas éclairées ; alors, gagnant prudemment la porte d’entrée, il se coula dans le vestibule, jusqu’à la loge des concierges qu’il explora d’un regard aigu, rapide, de bête à l’affût. Le pipelet, vieillard colossal à calotte et à bésicles, sommeillait sur une chaise, la tête sur sa poitrine, les mains croisées sur son ventre, un journal déployé gisant sur ses genoux. Son épouse, épaisse femme aux cheveux gris, au cou rouge et ridé, rangeait du linge dans son armoire et tournait le dos à la porte. L’instant était propice, unique ; quelques secondes d’hésitation pouvaient tout perdre.

— Merde, tant pire… murmura Beau-Môme.

Il dépassa la porte de la loge, avança, silencieusement, poussa la porte entre-bâillée qui menait à l’escalièr de service dont il gravit les degrés avec une prudente hâte. Il ne s’arrêta qu’à la porte du cinquième. Son cœur battait tumultueusement ; le moindre craquement le faisait tressaillir. Il glissa sa clé dans la serrure, l’y fit tourner avec précaution. Dans l’escalier, une porte fut ouverte et refermée, quelqu’un monta, quelque bonne regagnant sa chambre. M. Jojo se jeta dans la cuisine des Cormelier, s’y enferma et il se tint immobile dans l’ombre, hagard, tremblant, tant que résonnèrent sur les marches de bois les pas de la femme, qui montait. Quelques minutes s’écoulèrent sans qu’il osât bouger.


Et ils s’enlacèrent… (page 59).

On eut dit que des semelles de plomb l’attachaient au sol : une peur ignoble le paralysait ; un moment, il fut sur le point d’abandonner son entreprise et de s’enfuir. Il se contint pourtant, reprit quelque sang-froid et furieux contre soi-même, se traita de « nouille » et de « fausse couche ».

— L’ p’us dur est fait, songea-t-il, me v’là dans la place, ça s’rait trop poire de flancher, vrai… Et pis y a personne, y a pas de pet ; j’ vas visiter l’appartement en vitesse, ach’ter quèq’bibelots qui soyent faciles à fourguer et pis je m’ ferai la paire en douce pas trop tard, « cordon s’iou plaît… » et à r’voir M’sieu, dames…

Il fit quelques pas, attentif à ne rien heurter, ouvrit avec circonspection la porte vitrée du couloir, chercha à tâtons le commutateur électrique. Le couloir éclairé, il se sentit plus à l’aise et plus encore lorsqu’il eut inspecté les diverses pièces et fut bien sûr qu’il n’y avait personne. Alors, une activité fiévreuse l’anima.

Ayant soigneusement clos les doubles rideaux de la chambre, il fouilla avec frénésie la belle armoire acajou et bronzes où s’empilaient avec symétrie, imprégnés de suaves parfums les chemises, cache-corsets et combinaisons de Mme Cormelier. Il y découvrit un vieux portefeuille de cuir fort râpé contenant un millier de francs en billets de banque et un coffret de marqueterie recélant quelques pièces d’or et d’argent et des bijoux démodés. Il logea le portefeuille dans la poche intérieure de son veston, enveloppa dans un mouchoir l’or et les bijoux.

— C’est déjà pas mal, fit-il, voyons p’us loin…

Il passa dans une seconde chambre qui était celle de Mme Rognon, une chambre provinciale au mobilier vieillot. Précipitamment il bouscula le linge de l’armoire, bouleversa les tiroirs de la commode, pleins d’inutiles vieilleries. Quelques centaines de francs, les petites économies de la vieille dame passèrent dans ses mains avides, avec quelques menus bibelots dont il espéra tirer quelque argent. Dans la salle à manger de chêne ciré, que décoraient des faïences, des cuivres et des gravures anglaises, il recueillit la modeste argenterie : des couverts, des salières, des coquetiers, des ronds de serviette, une pince à sucre et une tasse à café, à laquelle Mme Rognon tenait extrêmement. Dans le salon, il choisit une antique boîte à poudre en vermeil, orgueil de Mme Cormelier, un petit Bouddha de bronze et deux médaillons en cuivre doré contenant les portraits en miniature de jeunes dames vêtues et coiffées à la mode de dix-huit cent soixante.

— J’ vois p’us rien à étouffer, murmura-t-il, en observant autour de lui. Bah ! j’ai pas à m’ plaindre, c’est gentil pour un début, j’aurai pas à m’en faire pendant quéq’ temps… Demain matin, je cavale vivement chez le père Schelinder et je lave tout ça : une fois débarrassé des bibelots et le pèze caré, j’ m’en fous, j’ suis tranquille. Des fois que j’ soye ramassé — on sait jamais — j’ai rien sur moi, y a rien dans ma carrée, personne m’a vu ; pour me chauffer i’s ont du r’tard…

Il revint dans la salle à manger, tassa dans ses poches une partie de son butin, fit du reste un petit paquet qu’il ficela dans un journal. Puis il tira du buffet une boîte de fer-blanc renfermant des biscuits et un pot de confitures entamé, une demi-bouteille de porto et un carafon de cognac. Son dîner avait été maigre et il ne dédaignait point les douceurs. Il vida la boîte de biscuits, acheva la marmelade et le porto, s’offrit un petit verre d’eau-de-vie. Puis il s’en fut comme il était venu. Il ferma avec discrétion derrière lui la porte de la cuisine, s’engagea silencieusement dans l’obscur escalier, demanda le cordon du ton le plus calme et le plus naturel…

Au dehors, la nuit offrait une sérénité divine ; une brise agréable soufflait. Alors, M. Jojo éprouva une satisfaction orgueilleuse, profonde et forte, une joie victorieuse…