Éditions Prima (Collection gauloise ; no 27p. 14-20).
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iii


Les chambres faites, le salon épousseté, la salle à manger frottée, la servante Lucette s’avisa qu’il était temps d’aller aux provisions.

Elle entra dans le cabinet de toilette, où demi-nue devant une coiffeuse supportant des extraits, des poudres et des crèmes, Mme Cormelier sa patronne s’occupait d’oindre et de lubrifier ses beautés chancelantes.

— Madame, dit-elle, c’est pour le marché, voilà qu’ c’est l’heure…

Madame détourna un regard hautain vers l’humble domestique.

— Vous irez seule aujourd’hui : je n’ai pas le temps et Mme Rognon est souffrante. Tâchez de ne pas vous laisser voler, regardez la monnaie et n’oubliez pas d’emmener Rip…

La jeune fille referma la porte du cabinet en se félicitant d’échapper pour un jour à la tutelle de Mme Rognon, mère de Madame, vieille personne obèse, asthmatique et malveillante. Elle ceignit un tablier propre, s’en fut, le panier au bras, suivie de Rip, un jeune fox turbulent. Elle s’arrêta d’abord rue Fabre-d’Églantine, à la porte de la mercière, bonne femme bavarde chez qui de nombreuses filles de cuisine se réunissaient pour médire. On déchirait en ce club ancillaire toutes les réputations du quartier…

Le chien Rip provoqua le chat de la boutique, mais ce chat âgé, grognon, inaccessible à la crainte se dressa, hérissé, énorme, les yeux étincelants. Par prudence on sépara ces belliqueuses bêtes… Après un moment de causerie, Lucette reprit son chemin vers le marché du cours de Vincennes. C’était une fille de dix-sept ans, forte, assez jolie, d’esprit simple et de conduite sage, non qu’il y eût en elle l’austère vertu d’une carmélite, mais parce que le hasard ne lui avait point encore offert l’occasion de pécher. Arrivée depuis peu de son Morvan natal, elle acceptait, passive, pour cent cinquante francs par mois les exigences et rebuffades du ménage Cormelier, couple aigri, le mari par de pénibles digestions et des déceptions conjugales, la femme par l’approche inéluctable de l’âge impliquant la renonciation prochaine aux joies illicites de l’adultère… Sa vie s’écoulait, laborieuse, quiète, sans ambition…

Elle traversait la place de la Nation. Ayant porté les yeux dans la direction du faubourg Antoine, elle se prit à songer qu’un jeune homme inconnu, la veille, l’avait suivie jusqu’à sa porte ; naïve, elle se plut à le parer de toutes les séductions.

Le fox Rip trottinant autour de ses jupes, elle parvint au marché, s’y engagea dans un grouillement de cohue… Les boutiques en plein vent, assiégées de ménagères, exposaient des monceaux de denrées. Sur les planches humides du vendeur de marée, la dorade écarlate à l’œil rond gisait entre la plate limande, la raie, le maquereau au dos bleu. Autre part, voisinaient des pyramides d’œufs et des monticules de beurre. La tête livide et mélancolique du veau regardait d’un œil mort les pieds de moutons empilés, les terrines fumantes de tripes. Sur l’étal de la fruitière, les tons éclatants de la tomate, du concombre, le noir violet de l’aubergine rehaussaient les pâleurs tendres de la laitue, de l’endive… Lucette choisissait des fruits, marchandait une botte de salsifis destinée à l’accommodement d’une volaille. Tournant la tête par hasard, elle ressentit un battement de cœur de reconnaître à quelques pas d’elle son inconnu de la veille. Il la considérait, un mince sourire au coin des lèvres. Elle risqua un furtif coup d’œil de son côté, le trouva beau, rassembla ses achats, s’en alla rougissante.

M. Jojo la suivit, discret. Elle sortit du marché, il la rejoignit vers les colonnes du Trône, l’aborda courtoisement, lui exprima l’émoi qu’il éprouvait à sa vue et le vif sentiment qu’elle lui inspirait. Ces propos l’emplirent d’un tel trouble qu’elle ne sut y répondre un seul mot. Il l’invita à entrer dans un bar. Elle s’en défendit d’abord, mais les instances aimables du jeune homme vainquirent ses faibles résistances. Ils s’assirent devant une table au marbre poisseux, lui souriant, le geste aisé, elle raide et gauche, l’air honteux, ses mains rouges, épaissies par les grossiers travaux, inertes sur son tablier blanc. Des boissons furent servies.

— À vot’santé… souhaita M. Jojo.

Il toucha de son verre celui de la jeune bonne.

— J’suis content, dit-il, de vous avoir rencontrée c’ matin. Faut vous dire que j’ vous attendais… j’ m’étais dit qu’ puisque vous êtes de c’ quartier, y avait des chances pour qu’ vous v’niez au marché ; malgré ça, j’osais pas trop y compter… Quand j’ vous ai vue, hier soir, vrai, j’ peux dire qu’ ça été ce qu’on appelle le coup d’ foudre. J’ai été chipé, mais là comme j’aurais jamais cru d’ l’être… J’ai p’us fait que penser à vous d’ puis, fallait que je vous r’voie…

— C’est bien vrai ça ?… demanda la simple fille, ravie de ces faciles aveux.

— Oui, vous pouvez m’ croire, affirma-t-il avec force et gravité.

Le chien Rip explorait l’établissement, en flairant les recoins. Pour celer l’émotion de son visage, Lucette l’appela, affecta de le gronder.

M. Jojo l’épiait, ironique. Il la jugeait niaise, s’en louait en la méprisant un peu, songeait que ce serait un jeu de la prendre — alouette au miroir — et qu’il suffirait d’y employer des artifices de la plus pauvre qualité. Il lui posa, l’air détaché, des questions sur elle et les siens, son pays, les circonstances de sa vie antérieure, il la pria de n’y point voit d’indiscrétion mais la marque d’un tendre intérêt ; elle protesta qu’elle l’entendait bien ainsi. Il connut qu’elle était issue de laboureurs, cadette de sept enfants, et qu’elle avait dans son jeune âge gardé les oies, mené le bétail, peiné dans les champs.

Elle dit la glèbe avare, l’inclémence des saisons, la mévente des récoltes rétribuant mal le dur labeur de la terre, l’âpreté de la vie rustique, son ennui, sa trivialité. Elle exprima confusément l’étroit esprit de village, les rancunes, les basses jalousies, la rapacité sournoise, la sottise cauteleuse, Elle évoqua les vieilles coutumes, les mornes veillées, les réjouissances rurales, les frairies et les bals, les garçons farauds, les filles prétentieuses, leurs grâces ridicules… Beau-Môme l’écoutait avec nonchalance et il caressait de


Une forte fille apparut en chemise (page 7).

regards tour à tour ardents et noyés de langueur. Elle admirait les souples mouvements qu’il enveloppait d’une mollesse voulue. Elle découvrait une extrême élégance dans le menu geste dont il détachait de son auriculaire à l’ongle long, la cendre de sa cigarette. Il lui demanda :

— Si j’ suis pas trop curieux… C’est dans la maison où vous êtes entrée hier au soir que vous êtes placée, hein ?… Rue de Picpus… Y a longtemps que vous êtes là ?

Elle répondit que cela faisait un semestre environ et qu’elle se tenait pour satisfaite, la perfection sortant des possibilités humaines, de n’y point être maltraitée, ni chargée d’une besogne excessive.

— Vos singes, qu’est-c’que c’est ?…

— Mes singes… Oh !…

Elle désapprouva doucement l’impertinente expression, parla de ses maîtres sans acrimonie.

— C’étaient, dit-elle « des gens bien à la hauteur » c’est-à-dire considérés et fortunés ; Monsieur, un fonctionnaire correct, glacé, important ; Madame « une femme chic » partageant ses loisirs entre les conférences littéraires, les expositions de blanc, les garçonnières de quelques amis distingués.

Admirative, la jeune Lucette célébrait le faste de Madame, son goût sûr de Parisienne, déplorait, discrète, sa frivolité. M. Jojo, l’œil dur, cracha de dégoût, ricana :

— C’est bien ça, ces rupines pourries d’or, putains comme chaussons, qué dégueulass’rie…

Elle le regarda, effrayée de sa violence et surprise qu’il fût à ce point pudibond. Mais seule l’inspirait la haine instinctive des heureux, « des repus, détenteurs de la queue de la poêle et de l’assiette au beurre… »

En vue de l’apaiser, Lucette se répandit en lieux communs surannés, découvrit une fois de plus que l’opulence et le bonheur sont choses souvent incompatibles, vanta le travail et la vertu, sources de félicités, en termes de manuels édifiants à l’usage des écoles chrétiennes.

Beau-Môme la jugea d’une affligeante sottise, murmura laconique :

— Betterave !…

Elle, cependant, disait ses modestes désirs, ses rêves honnêtes. Ils se bornæent à l’espoir d’un gentil mariage. Elle serait l’épouse aimante, dévouée, d’un ouvrier sérieux ou d’un petit employé… Elle entrevoyait des perspectives agréables d’amour, d’heureuse maternité, de vie unie, sage, où l’aisance naîtrait de ses qualités ménagères. Ce n’étaient point là châteaux en Espagne…

M. Jojo, l’air ému lui prit la main, la lui serra sans parler. Elle en ressentit un trouble nouveau. Il s’accrut lorsque le jeune homme s’attribuant les mêmes goûts, exprima qu’il formait de semblables projets. Il y eût un temps de silence. Beau-Môme semblait soucieux. Comme la jeune fille s’en inquiétait, il émit la crainte qu’elle eût déjà quelque fâcheuse liaison.

— Vous n’avez pas quelqu’un, un ami, bien vrai ?… Ni dans votre pat’lin, un… comment app’lez vous ça, chez vous ?… un galant, un promis…

Elle affirma qu’elle était libre de toute attache et comme il jugeait adroit de montrer quelque jalousie à l’endroit de son passé, elle ajouta qu’elle n’avait même jamais connu personne, qu’elle en pouvait jurer. Il sentit que la vérité parlait par sa bouche. De la connaître innocente de cœur, neuve de chair, il éprouva quelque chose comme de l’attendrissement, murmura :

— Chère petite gosse…

Mais ce sentiment n’eut pas de durée. En un instant, l’égoïste désir masculin reprit le dessus, étouffa l’éphémère et fragile tendresse dans l’âme de M. Jojo. Il se pencha vers Lucette, lui encercla du bras la taille, l’attira vers lui…

Elle se défendait mollement.

— Chut… souffla-t-il avec un accent passionné, personne ne voit, embrasse… j’t’adore…

Il la tint quelques instants pressée contre lui, soupirant sous son baiser, palpitante comme un ramier captif. Elle cacha dans ses mains son visage confus. Il sourit avec ambiguïté, jeta négligemment sa cigarette à demi-consumée, la regarda s’éteindre dans la sciure du parquet en une dernière menue spirale de fumée.

— Je vas être en r’tard, dit la jeune fille, je bavarde, je bavarde. Je vas m’faire emballer par Madame…

— Bah !… fit-il indifférent, pens’s-tu ?…

Il retira de sa poche un paquet de cigarettes, en choisit une, la prit du bout des lévres, chercha de la monnaie, la compta sur le marbre. Il procédait par gestes mesurés, aimant la distinction et le flegme. Il boutonna son veston, se leva. Ils sortirent ; il s’arrêta sur le trottoir pour allumer sa cigarette. La jeune servante l’attendit, levant vers lui un regard amoureux et timide. Le fox Rip, avide d’espace, dessinait au léger galop de ses pattes agiles de curieuses éclipses et d’audacieuses arabesques sur la chaussée qu’arrosait pour l’heure un placide fonctionnaire.

Ils s’engagèrent à travers la place de la Nation, parcoururent l’allée déserte d’un maigre jardin où règnent les lourds bronzes de solennelles allégories au milieu d’un bassin circulaire.

— Voyons, dit M. Jojo, j’veux pas vous r’tarder davantage, quand est-ce qu’on pourra se r’voir…

Elle répondit que ce serait quand il le voudrait, qu’elle y trouverait toujours pour sa part le plus vif agrément.

— L’soir, vous pouvez sortir ?…

Elle hésita :

— Mon Dieu, oui… i’n’y a rien qui m’empêche… quoique, dans la maison ça peut faire causer… si la concierge s’aperçoit… C’est vrai qu’i’a d’autres bonnes que moi qui sortent… moi, ça serait bien la première fois, par exemple… et j’en connais qui partent tous les soirs… Et puis après tout, je n’ dois rien à personne…

Elle lui confia qu’elle ne couchait pas dans l’appartement de ses maîtres, mais dans une mansarde au septième étage. Ce détail le rendit songeur. Ils convinrent d’un rendez-vous pour le lendemain soir et elle offrit son visage au baiser du jeune homme.

Puis elle s’enfuit, alerte, sans souci des reproches aigres dont Madame allait l’abreuver tout à l’heure en raison du temps qu’elle avait perdu. Elle dirigea ses pas pressés vers la rue Fabre-d’Églantine, balançant contre son tablier blanc son filet bourré de provisions, l’âme ensoleillée, son simple esprit voguant d’un essor éperdu sur le lac bleu des rêves enchanteurs…