Éditions Prima (Collection gauloise ; no 27p. 20-27).
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iv


Dans l’atelier à la chaude et moite atmosphère d’étuve, Mémaine depuis le matin peinait, sur la tâche que lui imposait quotidiennement le besoin de vivre. Les heures s’écoulaient avec une décourageante lenteur et la jeune femme travaillait sans goût, maussade au milieu des copines blagueuses qui l’observaient.

— B’en quoi, Mémaine, fit Titine avec la sollicitude d’une bonne âme, qu’est-c’que t’as ? tu dis rien, t’as l’air triste.

— Comme un enterr’ment de pauvre bougre un jour d’p’uie… ajouta Mélie, satisfaite de son mot.

— Hein ?… qu’est-ce que t’as…

— Rien, je m’barbe, j’sais pas pourquoi, j’ai l’cafard…

Rosse jusqu’à la cruauté, sous l’aspect le plus innocent, Mélie sourit avec ambiguïté.

— Laisse donc, Titine, j’sais bien pourquoi qu’elle a l’cafard, c’est depuis qu’son chéri lui fait des queues…

Mémaine eut l’impression d’un coup d’épingle, ses traits se durcirent, elle interrogea du regard la médisante fille au sourire équivoque.

— Des queues ?… depuis quand ?… Avec toi, peut-être, hé, hystérique,

— Oh ! avec moi, non, quoique… en effet si j’avais voulu… y a probabl’ment longtemps.

Elle ricanait sans achever d’exprimer sa pensée.

— Non, mais quoi ?… s’écria Mémaine irritée, qu’est-c’que vous avez toutes les deux ?… Je n’aim’ pas les sal’s boniments, quand où à quéq’ chose à dire, on l’dit…

— Oh !… mais t’as vraiment tort de t’exciter, ma chérie, dit Mélie aigre-douce, ne crois pas qu’on ait voulu t’offenser… À l’avenir, on gard’ra ses réflexions, v’là tout…

— Je t’l’avais dit, Mélie, fit Titine, t’aurais mieux fait de t’taire. C’est des trucs à ne pas s’mêler, ça ne fait jamais qu’ des chichis et des histoires…

— Ca, sûr’ment, mais c’que j’en dis, c’est qu’par intérêt pour Mémaine… J’me mets à sa place… Moi ça m’irait pas qu’un type me fass’ marcher et se paie ma physionomie, se fout’ de moi…

Mémaine se sentit pâlir. L’angoisse, ainsi qu’une nain rude, lui serra la gorge, il lui sembla qu’au fond d’elle-même, quelque chose cassait ou se décrochait.

Elle demanda d’une voix sourde et qui tremblait :

— Qui qu’c’est qui m’fait marcher ?… Qui qu’ c’est qui s’fout de moi ?…

— Qui ?… mais ton Jojo, ma pauv’ fille, qui qu’ tu veux qu’ ça soye ?… Sûr qu’i se fout d’toi, on peut pas app’ler ça autrement. Voilà trois ou quat’soirs, hein ? titine c’est-i’vrai ? Voilà trois ou quat’ soirs qu’on le rencontre avec une poule, une petite brune de la rue Keller, très gentille même… J’te jure qu’il a pas l’air d’s’en faire… C’est pour cette môme qu’i t’lâche depuis quéq’ jours ; tu peux pas dire l’ contraire…

Mémaine resta muette un moment. Une immense tristesse la courbait vers la table où elle poussait son fer d’un geste machinal et las… C’était donc cela que depuis une heure elles avaient tant envie de dire, les deux sales bêtes… Mémaine haussa les épaules de dégoût, mais la jalousie tenaillait son cœur d’une morsure de bête.

— Une poule de la rue Keller ? dit-elle enfin, ça va bien… Tu as bien fait de m’ dire’ ça Mélie, je te r’mercie… C’est donc ça que je l’ voyais p’us… Ah ! les hommes, quels salauds !… Quand je pense… C’était bien la pelne… C’ qu’on est gourde…

Jamais elle n’avait ressenti aussi amèrement la vacuité, la misère de sa vie. Elle eût voulu être seule et pleurer, meurtrie dans son triste amour, dans son pauvre bonheur de pauvre fille. Le chagrin altérait, creusait son visage. La patronne de l’atelier, qui la regardait, hocha la tête avec un sourire de pitié. C’était une forte fille de qui les trente-six ans, pour avoir été bien employés, en savaient long sur l’existence, ses péripéties, ses vicissitudes et ses déceptions.

— Ah ! là, là, ma pauv’ Mémaine, dit-elle, on voit bien qu’ t’es encore jeune, ça t’pass’ra… Tu t’ fais d’ la mousse, tu t’ fais du chagrin pour un homme, t’as bien tort, le meilleur n’en vaut pas la peine… Et puis tu sais, un de perdu, dix de r’ trouvés… Je s’rais à ta place que ça s’rait vite réglé, je te prie d’ croire ; c’est moi qui te l’ laisserait tomber… comme une fleur…

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Le bal-musette Boutier, rue Basfroi, offrait ce soir-là son aspect habituel de bastringue. Les mêmes couples y « suaient » les mêmes valses, dans la poussière, la fumée, les âcres odeurs humaines, aux flons-flons d’un modeste orchestre, lorsque M. Jojo et sa nouvelle amie y firent leur entrée. Ils venaient là presque chaque soir, depuis que durait leur union, comme s’ils eussent éprouvé une sorte de reconnaissance à l’égard de ce lieu où l’aveugle hasard les avait fait se rencontrer. M. Jojo, muet, semblait songeur, presque morose. La pensée de Mémaine que depuis quelques jours il délaissait, hantait son esprit avec la persistance fâcheuse d’un remords.

— Y a pas, se disait-il, j’atige la cabane tout d’ même, voilà bien un’ semaine que j’ la laisse choir complètement, ce qu’elle doit l’avoir sec… Un d’ ces jours va y avoir du pet si elle me dégotte avec l’autre môme.

La main glissée sous sa casquette, il se gratta la tête, d’un geste qui trahit sa préoccupation. Nini, câline, leva vers lui ses jolis yeux.

— À quoi qu’tu penses, mon p’tit loup…

Il haussa les épaules :

— À rien…

Mais un obscur instinct lui faisait pressentir des ennuis proches, de ces sales petits désagréments par quoi l’existence est empoisonnée. À cet instant une main toucha son épaule, il se retourna, vit son ami Charlot.

— Quiens, te v’là ?…

— Oui, ça va ?… je vous demand’ pardon, mademoiselle… Dis, Jojo, t’as un’ minute ?… j’ai deux mots à t’ dire, c’est sérieux…

Il était rouge et soufflait.

— Un instant, môme, je r’viens, dit M. Jojo, y a l’copain qu’a à m’causer…

Ils remontèrent ensemble dans la salle du marchand de vin.

— Voilà, exposa M. Charlot, y a Mémaine qui t’cherche… Je viens d’la voir rue d’la Roquette avec deux autres poules, elle s’amène par ici et elle a p’utôt l’air à r’saut, tu peux m’croire… J’ai cavalé en vitesse pour t’avertir, t’as que l’temps de t’barrer avant qu’elle te tombe su’ l’ poil…

— Nom de Dieu, je l’ sentais… déplora Beau-Môme avec un geste de colère, Ah ! la barbe, la barbe !…

M. Charlot s’approcha de la porte, jeta un coup d’œil dans la rue.

— Pet ! la v’là, t’as pas l’temps d’ sortir, carre-toi dans les gogues ; quand elle s’ra dans l’ guinche tu t’ débineras…

Non loin d’une cuisine étroite, un réduit obscur exhalait la puanteur immonde des latrines, M. Jojo s’y réfugia, tira la porte sur lui, se tint coi dans les ténèbres empestées.

Il ouït un bruit de pas pressés sur le carreau de la salle, Mémaine entrait chez le bistro ; Titine et Mélie qui la suivaient riaient tout bas, en échangeant des coups de coude.

Toutes trois descendirent dans le bal ; alors M. Jojo surgit de son refuge, gagna la porte sur la pointe des pieds, et disparut.

Mémaine parcourut le bal d’un rapide regard sans apercevoir son volage amant. Par contre, elle découvrit immédiatement M. Charlot qui la regardait en souriant d’un air idiot. Elle tourna sa colère contre lui.

— Comment, t’es là ?… T’as fait vite, y a pas cinq minutes que j’t’ai vu rue d’la roquette… Et Jojo, où qu’il est ?… Salaud ! c’est toi qui lui as dit qu’ j’arrivais pour qu’i s’en joue un air…

— Moi ? protesta l’interpellé, j’ l’ai même pas vu…

À ce moment, Mélie glissant son bras sous le bras de Mémaine, lui chuchota quelques mots à l’oreille en lui désignant Nini d’un coup d’œil.

— Ah ! c’est celle-là ! s’exclama Mémaine haineuse. Pâle, les poings serrés, elle toisa sa rivale, prête à s’élancer. Dans un coin du bal, un robuste sergent de ville causait avec un citoyen aux larges épaules, à l’épaisse moustache noire, vêtu d’un sombre pardessus et coiffé d’un melon. À leur vue, Mémaine sentit sa fureur hésiter.

— Hé, souffla Titine, tiens-toi peinarde, c’est pas l’ moment, tu vois pas les flics ?…

Nini cependant, d’abord surprise de ne point voir revenir M. Jojo, avait aisément deviné dès l’entrée de Ménaine, quel motif avait déterminé la leste disparition du jeune homme. Triste et indignée, elle n’eut plus que le désir de s’en aller, de fuir ce grossier bal faubourien, où ses yeux ne rencontraient que des regards hostiles, narquois ou bêtement ricaneurs. Elle se coula parmi les groupes, gagna l’escalier, s’en fut. Elle n’avait pas fait vingt pas dans la rue Basfroi qu’elle entendit derrière elle des pas précipités. Elle se trouvait au coin d’un passage d’assez sinistre aspect. Un réverbère y éclairait de sordides boutiques closes, les murs lépreux d’antiques bâtisses, le drapeau de tôle à demi rouillé d’un lavoir, un égout où se déversaient les eaux d’un caniveau putride. Un chien aboyait quelque part dans l’ombre et Nini se sentit gagnée par la peur. Mémaine la rejoignait.

— Dis, cavale pas si vite, la gosse, j’ai quéqu’ chose à t’ dire.

— À moi ? fit Nini essayant de montrer une fausse assurance, vous vous trompez, j’ vous connais pas…

Mémaine sournoisement la poussait dans le passage.

— Tu m’ connais pas ?… repartit-elle, violente et tutoyeuse, tu m’ connais pas ?… Et Jojo ?… tu l’ connais pas, des fois ? ben c’est mon homme… C’est peut-être ta spécialité d’ chauffer leurs types aux bonn’femmes, mais avec moi, ça n’a rien à faire, je vas te l’ faire voir…

— Elle a la trouille, glapit Mélie, purge-là, Mémaine, c’te salop’rie.

Deux gifles claquèrent. Avec un cri de douleur et de rage, Nini bondit les ongles en avant. Mais son élan fut vain, la forte blanchisseuse la saisit, la terrassa en un instant. Autour des combattantes se formait déjà un cercle de passants attardés, des filles, des voyous excités par le brutal spectacle.

Nini s’était relevée sur les genoux, son adversaire l’y maintint courbée. D’un geste brusque, elle lui retroussa sa jupe jusqu’aux reins, arracha son pantalon, rejeta la chemise. Les fesses de la fille apparurent, larges, rondes, pleines, blanches et sous les regards lubriques, parmi les rires gras des hommes, les cris aigus, hystériques des femmes, d’une main vengeresse, Mémaine fessa sa rivale vaincue.

Cela dura quelques secondes, puis le supplice prit fin, Nini se releva et s’enfuit, sanglotante, éperdue de honte. Mémaine à son tour, écarta sans un mot les gens qui l’entouraient, s’en alla par les rues nocturnes.

Énervée, elle marchait vite ; en vingt minutes, d’une traite, elle atteignit la rue des Orteaux.

M. Jojo était rentré chez lui, en proie à l’humeur la plus sombre. Ayant rejeté son veston sur le dossier d’une chaise, il se débarrassa de ses chaussures, s’allongea sur son lit, grilla une cigarette et revécut mentalement les incidents de la soirée.

— Pour un sale coup, c’est un sale coup, songeait-il, mais y a pas à s’épater, ça d’vait arriver… La môme Nini n’était pas une si bath affaire, j’aurais dû la semer d’puis longtemps… Ah ! zut… tant pire…

Il lança au loin sa cigarette à demi-consumée.

— Après tout, y a peut-être rien d’cassé. Mémaine me gobe, elle me gobe, y a pas… Ça fait rien j’voudrais


C’est la gousse du quartier… (page 13).

bien savoir qui qu’ c’est qu’a débloqué sur mon gniass et qui a soufflé le tuyau de venir me r’lancer chez Boutier ? Si Charlot n’ m’avait pas averti qu’elle s’amenait, elle me poirait avec Nini ; c’est moi qu’aurais eu l’air d’une andouille… Sûr qu’ c’est ces deux carnes de poules qui bossent avec elle qui lui ont monté l’ job, la Titine et la Mélie ; elles m’ont visé deux ou trois fois avec la môme, rue Keller. Si jamais je pouvais les r’pincer, ces deux charognes-là…

Il en était là de ses réflexions, quand l’escalier craqua sous un pas alerte, puis la porte s’ouvrit et Mémaine apparut. M. Jojo en éprouva une surprise qu’il ne sut point dissimuler. Il se redressa s’assit sur le bord de son lit. Les traits durs, elle le regarda et elle eut un petit rire amer

— Tu ne m’attendais pas ? dit-elle, ma visite n’a pas l’air de t’enchanter… T’aimerais mieux sans doute que ça soye l’autre, ta poupée, ton numéro ? ben quand tu la verras, elle pourra te dire la pâtée qu’elle a reçue, si je lui secoué les puces…

« C’est égal, faut-il que tu soyes faux, menteur ; j’aurais jamais cru ça de toi… Pourquoi qu’ tu m’as fait ça, dis ?… T’avais assez d’ moi, fallait donc l’ dire, au lieu de m’ faire des boniments pendant que t’allais traîner avec une autre…

« Qu’est-ce que j’ t’ai fait ? T’as quelque chose à me reprocher ?… Depuis qu’on s’ connaît, jamais un autre homme ne m’a touchée ; c’est pourtant pas les occasions qui m’manquent, et c’est comme ça que tu me récompenses, faux-jeton, paillasson, sale type, sale type !…

Il songea qu’il valait mieux la laisser exhaler sa colère et il accepta ses invectives avec un haussement d’épaules résigné.

— Non, mais quoi, Mémaine, fit-il, t’es pas folle ? Qu’est-ce c’ qui t’ prend ?… Qui qu’ c’est qui t’a raconté ces histoires ?… On t’a monté l’ coup…

— Et puis quoi ? se récria-t-elle, tu m’ crois tout à fait tapée ; mais non, mon p’tit, je sais ce que j’ dis… T’as eu envie de cett’ môme, tu l’as prise, ça va bien ; t’aurais eu bien tort de t’ gêner. Mais je t’avertis qu’à l’avenir, je ne me gênerai pas non plus ; ça s’ra chacun son tour…

— Ah ! quoi, dis pas d’ bêtises, Mémaine, écoute-moi, tu sais bien que j’t’aime ; j’ n’ai jamais aimé personne comme toi… Oui, j’ai eu tort, mais y en a bien moins qu’ tu crois, y a pas de quoi fouetter un chat… J’ai rencontré la gosse au bal, un soir ; elle m’a barbé pour que j’y r’vienne et c’est tout… J’ l’ai jamais vue qu’ là ; tu vois que c’ n’est pas grave…

Elle sentait bien qu’il mentait, mais parce qu’elle l’aimait, elle ne demandait au fond qu’à se laisser convaincre. Il lui tendit les bras, voulut la prendre, mais elle le repoussa, se déroba.

— Non, laisse-moi, ne me touche pas… D’abord, je m’en vais… Va donc r’trouver l’autre, ta sale poule… Une blanchisseuse, c’est pas assez chic, c’est pas assez r’levé pour toi, laisse-moi…

Mais il la saisit tout de même, l’attira à lui.

— Allons, môme, c’est fini ! quoi !…

Et elle ne résista plus, lasse et sans force, malgré que son cœur fût encore plein de colère et de rancune. Elle cacha son visage dans son bras replié et longtemps, désespérément, avec de grands sanglots qui la secouaient toute, elle pleura comme une gosse…