SA PLASTIQUE ET SES RAPPORTS
AVEC THÉOPHILE GAUTIER




Témoignage d’un poète en faveur d’un de ses prédécesseurs les plus glorieux, l’importante étude que M. Ernest Raynaud a consacrée dans le Mercure de France du 1er août 1917 au géant des Fleurs du mal est précieuse à enregistrer, comme une preuve de cette consécration souveraine dont Baudelaire est aujourd’hui l’objet et que le cinquantenaire de sa mort invite à proclamer encore plus haut. « Le mérite incontesté de Baudelaire à nos yeux, c’est d’avoir restitué la poésie à sa véritable destinée… La poésie redevient, comme au temps des Grecs, une manifestation divine, un ravissement de l’âme » : ainsi l’écrit excellemment le poète de la Couronne des jours et ainsi le pensons-nous après lui.

Par là même Baudelaire, dès son apparition, se séparait de ses contemporains et s’élevait, au moins à ce point de vue, au-dessus des meilleurs d’entre eux. M. Ernest Raynaud n’a pas oublié de le noter. Et il observe, en particulier, qu’ « il y a un abîme entre la théorie de Gautier de l’art pour l’art et celle de Baudelaire… Gautier restreignait par trop le rôle du poète. Il restait prisonnier des apparences… Baudelaire est un visionnaire. » Autre différence : « La perfection de Gautier est celle d’un ciseleur. Celle que rêve Baudelaire est plus haute. Pour lui le vers est une formule d’incantation… »

Cette opinion-là, nous la partageons aussi et nous tenions à le marquer au commencement de cette étude où nous voulons étudier pourtant les rapports de Baudelaire et de Gautier. Oui, il y a entre ces deux poètes un abîme profond, si profond qu’on ne voit pas à première vue ce qu’il y a de commun entre ce chrétien déchiré et ce païen satisfait, entre ce « ciseleur » et ce « visionnaire », pour reprendre les termes de M. Ernest Raynaud. Mais cet abîme, il est entre les âmes, beaucoup plus qu’entre les talents plastiques, et si, sur ce point, Baudelaire s’est créé un instrument tout personnel, il n’est pas incompréhensible du tout qu’il ait nourri, à l’endroit de Gautier, une admiration sincère.

Mais qu’admirait-il en Gautier ? Le poète impeccable, me dira-t-on. Je n’en peux disconvenir. Ce mérite n’est-il pas encore celui par lequel l’auteur d’Émaux et Camées a pu se survivre ? Pourtant il y avait dans les Premières Poésies de Gautier une veine de poésie moins impeccable sans doute, mais plus directe, plus émue et, pour tout dire, beaucoup plus voisine de cette poésie, suggestive, que Baudelaire devait restaurer. Et c’est par là, à notre sens, que Gautier a laissé vraiment sur Baudelaire une empreinte, toute extérieure, toute d’apparence encore une fois, mais dont le lecteur minutieux ne peut cependant dénier la passagère réalité.

Ainsi l’opinion résumée par M. Ernest Raynaud dans les lignes que nous citions plus haut, à savoir la différence essentielle qu’on doit faire entre le talent de Gautier et le génie de Baudelaire, cette opinion reste une vérité d’ordre général et s’impose avec la force de l’évidence si l’on ne veut retenir de Gautier qu’Émaux et Camées, mais elle souffre quelques atténuations, au moins formelles, si l’on veut bien rouvrir les Premières Poésies du bon Théo, — et c’est ce que nous nous proposons ici.

Dans la première version de la Dédicace des Fleurs du Mal, Baudelaire disait expressément son désir de rendre hommage à « l’auteur d’Albertus, d’España et de la Comédie de la Mort ». Sur cette précieuse confidence, nous ouvrirons donc les Premières Poésies de Gautier et si Albertus, malgré de beaux passages, nous semble vraiment aujourd’hui un bric-à-brac assez poussiéreux, par contre la Comédie de la Mort, mérite encore, et plus qu’on ne le croirait, notre attention.

Dans la mort Gautier célèbre, par exemple, l’espoir et le refuge de la vie :


C’est la seule qui donne aux grands inconsolables
            Leur consolation…
Elle prête des lits à ceux qui, sur le monde,
Comme le Juif errant font jour et nuit leur ronde
            Et n’ont jamais dormi…
À tous les parias elle ouvre son auberge…


Ô surprise ! ce n’est pas autrement que Baudelaire la célébrera à son tour. Est-il besoin de rappeler :


C’est la mort qui console, hélas, et qui fait vivre ;
C’est le but de la vie, et c’est le seul espoir
Qui nous donne le cœur de marcher jusqu’au soir…
C’est l’auberge fameuse inscrite sur le livre…
C’est un ange qui tient dans ses doigts magnétiques
Le sommeil et le don des rêves extatiques,
Et qui refait le lit des gens pauvres et nus…

(La Mort des Pauvres.)


Comme on le voit, les images de Baudelaire sont les images même de Gautier : consolation, repos, auberge, lit… Cette dernière image, la plus touchante, appartient même doublement à Gautier, car on la retrouve encore dans un autre de ses poèmes, Ténèbres :


Le Néant a des lits et des ombrages frais.
La Mort fait mieux dormir que son frère Morphée
Et les pavots devraient jalouser les cyprès…


Mais reprenons la Comédie de la mort : nous allons voir éclore, pour ainsi dire, quelques-uns des thèmes dont Baudelaire devait tirer ses plus pathétiques accents. C’est, par exemple, l’idée que peut-être la mort ne donne ni l’inconscience ni l’oubli, que ni le rêve ni le désir ne s’arrêtent avec le dernier battement de notre cœur, mais que, lucides et impuissants, les morts, secrets témoins du drame de la vie, poussent encore vers lui l’appel de leur désespoir.

Peut-être, aux passions qui nous brûlaient émue,
La cendre de nos cœurs vibre encore et remue
            Par delà le tombeau
Et qu’un ressouvenir de ce monde dans l’autre.
D’une vie autrefois enlacée à la nôtre
            Traîne quelque lambeau…
Peut-être n’a-t-on pas sommeil et quand la pluie
Filtre jusques à vous, l’on a froid, l’on s’ennuie
            Dans sa fosse, tout seul…


Et nous avons déjà l’esquisse du Remords Posthume de la Servante au grand cœur, du Revenant

La Servante au grand cœur offre un exemple particulier de l’influence d’un poète sur un autre poète : a la persistance presque inconsciente de certains mots. Gautier avait dit le tourment du cadavre, impuissant témoin des infidélités de sa maîtresse et qui souffre

De ne pouvoir venir quelque nuit de décembre
            … se tapir dans sa chambre…


Baudelaire se demandera, lui, ce qu’il trouverait à répondre à la tendre femme qui couva son enfance


Si, par une nuit bleue et froide de décembre,
Il la trouvait tapie en un coin de sa chambre…


Rencontre fortuite ? Imitation directe ? Je vois là bien plutôt la puissance mnémonique de vers lus et relus. Des lambeaux sont demeurés adhérents dans la mémoire. Un seul mot, émergeant du subconscient, en entraîne avec lui plusieurs autres, auxquels il fut lié déjà par le rythme et la rime. Décembre, tapir, chambre reviennent ici et dans l’ordre initial, comme des échos de Gautier fidèlement renvoyés par son lecteur Baudelaire.

On sait encore le parti que les Fleurs du Mal ont tiré de certaines images macabres, celle par exemple de la Mort coquette et multiforme qui se costume et se farde ainsi qu’ « une actrice fantasque » ; or, elle est dans la Comédie de la Mort au début de la deuxième partie : La Mort dans la Vie.

Après les strophes de ce poème, les terce rime de Ténèbres ont profondément marqué l’imagination de Baudelaire. Ténèbres est, d’ailleurs, un des beaux poèmes de Gautier. L’ouverture, large et sombre, est une sorte de largo funèbre :


Mon cœur, ne battez plus puisque vous êtes mort.


Résigné peut-être, mais lourd d’amertume, le poète évoque le convoi sans honneur du malchanceux, image de l’artiste hier maltraité par la vie et demain voué par la mort aux rigueurs de l’oubli. L’histoire en offre maints exemples. Maternelle pour ceux-ci, elle n’est pour ceux-là qu’une marâtre. Dès lors, à quoi bon se défendre ? Le monde n’est-il pas coalisé contre vous ? Tout mets cache un poison, toute pierre une embûche, toute fleur un reptile. Et le poète juge sa vie d’un œil clairvoyant. Platitude et banalité en font un tableau « encore plus sinistre et plus noir ». Si d’autres, élus du sort, obtiennent la faveur « de faire jusqu’au ciel monter un monument », lui n’aspire qu’à l’oubli et c’est dans un appel au néant qu’il va s’abîmer, enveloppant l’univers dans les vagues d’un nouveau déluge contre lequel le Christ lui-même ne prévaudra pas.

L’idée même de ce morceau : la malédiction dont le poète est l’objet, a passé dans un des premiers poèmes des Fleurs du Mal. Seulement, aux yeux de Baudelaire, il s’agit d’une réprobation domestique, familiale :


Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu qui la prend en pitié…
Sa femme va criant sur les places publiques…


Mais, pour être moins universelle, moins « cosmique », cette réprobation n’en est que plus profonde. Trompé, bafoué dans ses affections et ses amours, le chantre inspiré n’en reste pas moins seul. Mais alors, différent encore en cela du héros de Gautier,

Vers le ciel, où son œil voit un trône splendide,
Le poète serein lève des bras pieux ;


et, au lieu de la malédiction de tout à l’heure, nous avons ce cantique d’action de grâces :

Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés…

Malgré ces quelques divergences, Bénédiction doit beaucoup à Ténèbres. Et je crois qu’il faut rapporter dans une certaine mesure au lamento de Gautier l’idée primitive de l’hymne baudelairien.

À son tour, Baudelaire devait être imité par Mallarmé, avec autant de liberté, il est vrai, qu’il en avait pris lui-même vis-à-vis de Gautier. Le Guignon de Mallarmé n’est autre que le sombre cavalier-misère qui saute en croupe derrière le malchanceux, ce « mendieur d’azur ». D’autres se tordent en proie à de terribles souffrances. Mais ce ne sont pas là les plus infortunés. Ils ont un malheur à leur taille. Les vraies victimes, ce sont celles qui traînent sous le joug d’une infortune mesquine et persistante leurs grands cœurs saignants,

Égaux de Prométhée à qui manque un vautour.

Ceux-là ne s’abîment point dans les flots d’un déluge. Ils ne s’élèvent pas non plus jusqu’aux cimes de l’action de grâce, mais, un beau soir,

Ces héros, excédés de malaises badins.
Vont ridiculement se pendre au réverbère.

Sans doute, le thème en lui-même appartient au romantisme. Toutefois Mallarmé l’a pour ainsi dire « déromantisé ». Et ainsi les trois poèmes : Ténèbres, Bénédiction, le Guignon restent comme trois états successifs d’une même planche et chacun de ces états correspond à une étape de l’évolution poétique au xixe siècle. Mais ce qui importe ici, c’est seulement de marquer l’influence de Ténèbres sur la poésie baudelairienne et il faut citer encore des exemples.

Le prélude : « Taisez-vous, ô mon cœur », annonce le Goût du néant. Et voici le premier rayon du Coucher de soleil romantique :

L’étoile fuit, ils lui courent après
Et, le matin venu, la lueur poursuivie,
Quand ils la croient tenir, s’éteint dans un marais…

Enfin on sent très bien ce que certaines strophes ont pu révéler à Baudelaire des évocations mi-réelles, mi-fabuleuses qu’il portait en lui, et comment, mieux que nulles autres, elles ont pu

en favoriser pour lui l’éclosion :

L’eau s’avance et nous gagne et, pas à pas, la vague,
Montant les escaliers qui montent à nos tours,
Mêle aux chants du festin son chant confus et vague[1].

Vers plastiques et avant tout plastiques, sans doute, mais où la plastique repose sur un accompagnement musical, c’est-à-dire un choix de rythmes et de sonorités particulièrement accordés avec elles et faits pour en prolonger l’effet. On sent cela mieux encore en d’autres poèmes de Gautier. Dans la louange du Sommeil :

Enfant mystérieux, hermaphrodite étrange
Où la vie au trépas s’unit et se mélange
Et qui n’a de tous deux que ce qu’ils ont de beau…

Dans le Triomphe de Pétrarque :

Sous leurs robes d’azur aux lignes ondoyantes
Le ciel et l’horizon dans un baiser charmant
Fondaient avec amour leurs lèvres souriantes…

Et enfin, dans quelques pièces, de beaucoup les plus rares, où la dominante n’est plus plastique, mais mélodique. Ainsi la Romance :

Les pigeons sur le toit roucoulent,
Roucoulent amoureusement
Avec un son triste et charmant ;
Les eaux sous les grands saules coulent…

Ou encore la pièce qui ramène plusieurs fois en refrain ce vers, leitmotiv futur du Voyage des Fleurs du Mal :

Je veux voir des sites nouveaux.

Et surtout ce Lamento, charmant avant-coureur du Madrigal triste, du Jet d’eau, du Fantôme :

Un air maladivement tendre,
À la fois charmant et fatal
Qui vous fait mal
Et qu’on voudrait toujours entendre.
Un air comme en soupire aux cieux
L’ange amoureux.
Les belles-de-nuit demi closes
Jettent leur parfum faible et doux
Autour de vous,
Et le fantôme aux molles poses
Murmure en vous tendant les bras :
Tu reviendras.

Telles sont à peu près les pièces que l’on pourrait choisir comme témoins de l’influence de Gautier sur Baudelaire. Mais qu’on se garde d’oublier, même un instant, l’espèce de multiplication sensible, de transposition mélodique que Baudelaire a données à tous les thèmes qu’il abordait et en particulier aux quelques thèmes qu’il semblait hériter de Gautier.

Quand on rapproche les vers des deux poètes, on s’aperçoit que ceux du second débordent à chaque instant ceux du premier, comme ces feuilles d’acanthe dont les volutes repliées sur une corbeille donnèrent, dit-on, au sculpteur antique l’idée du chapiteau corinthien.

Un peu sèches chez Gautier, les images poussent chez Baudelaire une abondante floraison. Gautier disait de la mort :

À tous les parias elle ouvre son auberge ;

Baudelaire élargit l’image en la baignant de mystère :

C’est l’auberge fameuse inscrite sur le livre…

De même la vision :

Elle prête des lits à ceux qui sur le monde
Comme le Juif errant font jour et nuit leur ronde,

donne chez Baudelaire :

C’est un Ange qui tient dans ses doigts magnétiques
Le sommeil et le don des rêves extatiques,
Et qui refait le lit des gens pauvres et nus…

Quelle différence encore entre cette note réaliste confiée à un rythme assez sec :

Peut-être n’a-t-on pas sommeil, et quand la pluie
Filtre jusques à vous l’on a froid, l’on s’ennuie
Dans sa fosse tout seul ;

et cette strophe si pleine, si pondérable, où les mots semblent se détacher comme des gouttes suintant d’une voûte funéraire :

Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,
Au fond d’un monument construit en marbre noir,
Et lorsque tu n’auras pour alcôve et pour manoir
Qu’un caveau pluvieux et qu’une fosse creuse…

(Remords posthume.)

Il y a là tout le suintement du caveau, toute l’humide noirceur souterraine…

Ce qui est vrai de l’assemblage des mots ne l’est pas moins du choix des rythmes.

On a dit que Baudelaire n’avait guère inventé de coupes. Mais chez lui du moins le mouvement du vers et le mouvement de la phrase sont presque toujours en intime concordance, — ce qu’on ne trouve pas dans les livres romantiques. Et c’est là une très heureuse exigence. Peut-on rendre plus sensible l’idée d’une avancée ondulante qu’avec ces douze syllabes :

Et cependant je sens ma bouche aller vers toi.

(Femmes damnées.)

Et la strophe suivante, comme elle se tend, comme elle s’étire vers le vers final, avec les bras tendus vers Bacchus :

Il en est, aux lueurs des résines croulantes,
Oui dans le creux muet des vieux antres païens
T’appellent au secours de leurs fièvres hurlantes,
Bacchus, endormeur des remords anciens !

(Id.)

Ainsi de Gautier à Baudelaire il y a moins filtration de quelques thèmes que reprise, élaboration, développement par le second de quelques échos du premier. Gautier est plastique, Baudelaire l’est aussi, mais sa plastique s’appuie sur une mélodie toute nouvelle. Même quand elle s’en tient là, l’image baigne dans un climat, dans une atmosphère, qui sont le secret apanage de l’auteur des Fleurs du Mal.

Car il avait, le rare poète, un sens tellement affiné de la vie intime du vers que, sans briser les moules reçus de ses devanciers, il a renouvelé pourtant ce délicat instrument.

Le vers de Baudelaire se distingue aussitôt. Il est charnu, musclé, sanguin. Il a sa propre vie, parfois indépendante du sens qu’il contient. Les mots y sont liés entre eux par des liens si nombreux et si forts qu’on n’en peut détacher un seul sans blesser tous les autres. Et, dans les beaux passages, l’image n’est jamais une parure, mais l’ordre intime et nécessaire, quelque chose comme l’exhalaison du souffle vital. Car ce vers est un organisme, fruit d’une lente gestation et venu au jour par les voies mystérieuses où filtre aussi la pensée…

La pensée ! Qui de nous n’a observé parfois son travail obscur ? Parfois l’image, son interprète, nous apparaît en plein rayonnement. On croit la saisir. Et voici qu’elle disparaît, comme un éclair absorbé par la nuit. L’ombre revient plus épaisse. Mais l’image est-elle définitivement évanouie ? Non. Invisible, elle poursuit en nous son travail. Elle pousse, elle grandit et, par là, elle s’achemine de nouveau vers le jour.

Je la comparerais encore à ces semences entassées au fond des caves. On les a déposées là, porte close. Un jour un filament végétal déborde au soupirail. Et nous découvrons tout à coup la germination lente qui s’est faite dans le souterrain.

Germinations obscures du subconscient ou plutôt brillants météores rayant l’atmosphère de la conscience : telles sont les images. Le rôle du poète, c’est de fixer dans un rythme certain ces points d’apparition des idées qui s’élaborent en nous. Nous ne lui demandons pas de nous associer à cette élaboration obscure, de nous révéler ce processus caché. Mais il doit nous offrir les jalons lumineux qui nous permettront de refaire, chacun à notre guise, toute une course dans la nuit.

Cette conception diffère un peu de celle des âges classiques. Alors le poète avait la même tâche, car il n’y a au fond qu’une tâche poétique, mais à l’œuvre d’évocation plastique et musicale se mêlait une plus large part d’analyse et d’éloquence. Ces deux éléments se sont détachés peu à peu, — par soustraction, — des éléments exclusivement poétiques, image et rythme :

Tout ce qui met dans l’âme une attente immortelle,


et c’est à ce détachement progressif que Baudelaire aura contribué plus qu’aucun autre à son époque. Car c’est bien depuis lui que nous cherchons avant tout dans un livre de poète, ce que M. André Gide a appelé : « un choix certain de l’expression, dicté non plus seulement par la logique, et qui échappe à la logique », tout ce qui permet au poète-musicien de fixer pour nous « l’émotion essentiellement indéfinissable ».

Baudelaire marque le point poétique où la plastique se conjugue avec la musique pour créer, à égale distance de la peinture et de la musique, un langage nouveau, le langage essentiel de la poésie.

Mais pour cela quels sont les moyens dont il use, et les ressources de la métrique traditionnelle lui ont-elles suffi ? C’est une question technique toujours pendante et du plus vif intérêt.

Les partisans convaincus du vers-libre choisissent volontiers l’exemple de Baudelaire pour nous dire les méfaits de la métrique traditionnelle. Ils rappellent volontiers que Baudelaire ne concevait guère en vers et qu’il éprouvait, à trouver la rime, autant de peine, ou presque, que Boileau lui-même. Gêné par la métrique, l’auteur des Fleurs du Mal n’aurait laissé dans son livre qu’un écho diminué de son merveilleux génie.

Que Baudelaire pensât ou ne pensât pas en vers, c’est une question fort délicate. Il est probable que, comme beaucoup de poètes, et des plus grands, il portait longtemps en lui ses mélodies avant de choisir les rythmes auxquels il en confierait l’expression définitive. On a cité souvent ce mot de Racine : « Ma pièce est finie. Il ne manque plus que les vers. » Peut-être Baudelaire en aurait-il pu dire autant. Pour lui toutefois la réalisation plastique était bien plus laborieuse que pour le grand tragique. Mais au fond les résultats seuls demeurent. Et toute la question revient à savoir si Baudelaire a atteint ceux qu’il se proposait.

Par bonheur il est peu de poètes chez lesquels il soit plus facile de suivre les étapes du travail poétique, car nombre de ses poèmes nous sont offerts en deux versions, l’une en prose, l’autre en vers, l’une dans les Petits poèmes, l’autre dans les Fleurs du Mal. Ce sont deux « états » de la même image. Il est intéressant de les confronter.

Les occasions ne manquent pas. On pourrait prendre : la Chambre double et la Mort des Amants, À une heure du matin et l’Examen de minuit, les Veuves et les Petites Vieilles, les deux Crépuscules du soir. Mais voici peut-être l’exemple le plus caractéristique : l’Éloge du Vin, tiré de l’Étude : Du vin et du haschich comparés comme moyens d’expression, et l’Âme du vin des Fleurs du Mal. À chaque alinéa de la prose correspond une strophe du poème :

Homme, mon bien-aimé, je veux pousser vers toi, en dépit de ma prison de verre et de mes verrous de liège, un chant de fraternité, un chant plein de joie, de lumière et d’espérance…


Un soir, l’âme de vin chantait dans les bouteilles :
Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité,
Sous ma prison de verre et mes cires vermeilles.
Un chant plein de lumière et de fraternité.


Je ne suis point ingrat. Je sais que je te dois la vie. Je sais ce qu’il t’en a coûté de labeur et de soleil sur les épaules. Tu m’as donné la vie. Je t’en récompenserai. Je paierai largement ma dette…


Je sais combien il faut, sur la colline en flamme,
De peine, de sueur et de soleil cuisant
Pour engendrer ma vie et pour me donner l’âme,
Mais je ne serai point ingrat ni malfaisant.


Car j’éprouve une joie extraordinaire quand je tombe au fond d’un gosier altéré par le travail. La poitrine d’un honnête homme est un séjour qui me plaît bien mieux que ces caves mélancoliques et insensibles…


Car j’éprouve une joie immense quand je tombe
Dans le gosier d’un homme usé par ses travaux,
Et sa chaude poitrine est une douce tombe
Où je me plais bien mieux que dans mes froids caveaux.


Entends-tu s’agiter en moi et résonner les puissants refrains des temps anciens ?… Je suis l’espoir des dimanches. Les coudes sur la table de famille et les manches retroussées, tu me glorifieras fièrement et tu seras content…


Entends-tu retentir les refrains des dimanches
Et l’espoir qui gazouille en mon sein palpitant ?
Les coudes sur la table et retroussant tes manches
Tu me glorifieras et tu seras content.


J’allumerai les yeux de ta vieille femme. Et ton cher petit tout pâlot… je lui rendrai les belles couleurs de son berceau et je serai, pour ce nouvel athlète de la vie, l’huile qui raffermissait les muscles des anciens lutteurs.


J’allumerai les yeux de ta femme ravie ;
À ton fils je rendrai sa force et ses couleurs
Et serai pour ce frêle athlète de la vie
L’huile qui raffermit les muscles des lutteurs.


Je tomberai au fond de ta poitrine comme une ambroisie végétale. Je serai le grain qui fertilise le sillon douloureusement creusé. Notre intime union créera la poésie. À nous deux nous ferons un Dieu et nous voltigerons vers l’infini comme les oiseaux, les papillons, les fils de la Vierge, les parfums et toutes les choses ailées…


En toi je tomberai, végétale ambroisie,
Grain précieux jeté par l’éternel semeur,
Pour que de notre amour naisse la poésie
Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur !


Qu’est-ce qui ressort de ce parallèle ? D’abord que tous les mots essentiels se trouvent déjà dans la prose et, qui plus est, en général, les mots-rimes. Ceux-ci n’ont donc pas été imposés par des nécessités seulement métriques. Ce ne sont pas des « chevilles », mais, au contraire, des mots plus rares, plus sonores, plus lumineux et qui ont mérité ainsi de figurer aux meilleures places comme des échos fraternels, comme des gouttes de lumière appareillées.

Soumis à une discipline plus stricte, le « poème en vers » s’est épuré encore. Je vois très bien ce qu’il y a gagné. Je ne vois guère ce qu’il y a perdu. Le vers est ici la limite idéale de la prose.

Cependant la forme choisie par Baudelaire est une forme tout à fait régulière, l’une des plus régulières qui soient : stances de quatre vers à rimes entrecroisées. Quand il faudra nous verrons s’éveiller des rythmes plus subtils.

L’Invitation au Voyage, des Poèmes en prose, est déjà un poème complet. Poème plus abondant et plus riche peut être que son émule des Fleurs du mal. Pourtant, à travers cette admirable prose, on sent s’éveiller déjà les sonorités du vers et quand il monte, quand il s’épanouit enfin, c’est comme le bouquet lumineux, la fusée lyrique qui achève le transport de l’esprit et le plaisir du cœur :

Sur des panneaux luisants et sur des cuirs dorés et d’une richesse sombre vivent discrètement des peintures béates, calmes et profondes… Les meubles sont vastes, les miroirs, les métaux, les étoffes… Un parfum singulier, un revenez-y de Sumatra qui est comme l’âme de l’appartement…


        Des meubles luisants,
        Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
        Les plus rares fleurs
        Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre.
Les riches plafonds,
        Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
        Tout y parlerait
        À l’âme en secret
Sa douce langue natale.


Les trésors du monde y affluent comme dans la maison d’un homme laborieux… C’est encore toi, ces canaux tranquilles.

Un vrai pays de Cocagne où tout est beau, riche, tranquille, honnête : où le luxe a plaisir à se mirer dans l’ordre. Oui, c’est dans cette atmosphère qu’il ferait bon vivre…


        Vois sur ces canaux
        Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
        C’est pour assouvir
        Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde…
Là tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.


On dirait que l’ange a délié les dernières entraves qui le retenaient à la terre, on dirait que les dernières chrysalides sont écloses pour s’envoler, papillons…

Ailleurs les rapports sont plus lointains. Mais souvent, dans la prose analytique, on sent s’éveiller déjà, par ses sonorités essentielles, « l’hymne » futur :

…Une certaine Bénédicta qui remplissait l’atmosphère d’idéal et dont les yeux répandaient le désir de la grandeur, de la beauté, de la gloire et de tout ce qui fait croire à l’immortalité…

À la très chère, à la très belle
Qui remplit mon cœur de clarté,
À l’Ange, à l’idole immortelle
Salut en immortalité !

Et comme, en tous les cas, la phrase s’élance plus sonore et frappe le sol d’un pied plus léger en passant de la prose au vers. C’est là qu’on découvre les étapes qu’il faut franchir pour arriver à cette perfection « celée », dont parlait Moréas.

Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux, y plonger tout mon visage comme un homme altéré dans l’eau d’une source et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air…

Ô toison, moutonnant jusque sur l’encolure !
Ô boucles ! ô parfum chargé de nonchaloir !
Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir !



Comment soutenir sérieusement que Baudelaire s’est diminué en acceptant la servitude de la métrique traditionnelle ? Pour les vrais poètes cette servitude est aussi le chemin de la libération. Si Baudelaire, lui, peina pour y atteindre, s’il éprouva les angoisses du vers, c’est comme Flaubert souffrit « les affres de la prose », et il n’y a là que l’exemple d’un artiste, scrupuleux jusqu’à l’angoisse, exigeant jusqu’à la torture.

Une note de ses papiers intimes consignait que « le rythme et la rime répondent dans l’homme aux immortels besoins de monotonie, de symétrie et de surprise ». Symétrie et surprise. La bonne rime, la vraie rime, la seule tolérable, doit obéir au doigt du poète comme la note d’un instrument bien accordé, forte ou faible, sonore ou étouffée, attendue et pourtant imprévue, surprenante mais non pas étonnante, écho parfait des plus intimes harmonies.

Pour se bien pénétrer de cette notion, il suffirait de faire l’épreuve inverse : dresser un tableau de mauvaises rimes (et que le choix serait aisé, — rien qu’en s’en tenant aux pseudo-romantiques contemporains) ! On verrait que ces rimes enfreignent toujours, par excès ou par manque, les quelques lois d’harmonie très simple que nous venons d’exposer.

Si la rime, en elle-même, semble aujourd’hui à quelques bons poètes une parure un peu grossière et un ornement superflu ; si la rime riche est tout à fait intolérable, c’est surtout à cause des excès où l’on s’est porté, chez nous, entre 1850 et 1890, du Romantisme au Symbolisme, en passant par le Parnasse, l’apogée !

Mais qu’après un temps de recueillement, on s’interroge en toute indépendance, et l’on verra si, malgré ses « torts » reconnus par Verlaine lui-même, la rime ne reste pas l’élément non pas essentiel du vers (loin de là !) mais le mieux approprié pour relever les harmoniques un peu sourdes de la langue française.

Ainsi pensait Baudelaire. Et l’on sait que ce large esprit eut tant de clairvoyance des choses de son art qu’on écrirait toute une étude rien qu’en commentant ses notes intimes.

Il note quelque part, en effet :

Comment la poésie touche à la musique par une prosodie dont les racines plongent plus avant dans l’âme humaine que ne l’indique aucune théorie classique ; que la phrase poétique peut imiter (et par là elle touche à l’art musical et à la science mathématique) la ligne horizontale, la ligne droite ascendante, la ligne droite descendante ; qu’elle peut monter à pic vers le ciel sans essoufflement, ou descendre perpendiculairement vers l’enfer avec la vélocité de toute pesanteur ; qu’elle peut suivre la spirale, décrire la parabole ou le zigzag figurant toute une série d’angles superposés…

Combien d’exemples ne nous viennent pas en mémoire pour illustrer cette prose subtile !

— Lignes droites, horizontales, ascendantes ou descendantes :

Elle se développe avec indifférence…
Comme montent au ciel les soleils rajeunis

Après s’être lavés au fond des mers profondes…
Sa chair spirituelle a le parfum des Anges…
J’écoute en frémissant chaque bûche qui tombe…

— Lignes courbes :

Quand tu vas balayant l’air de ta jupe large,
Tu fais l’effet d’un beau vaisseau qui prend le large
Chargé de toile et va roulant
Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent…
Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets…
Valse mélancolique et langoureux vertige…

— Lignes zigzagantes :

Emporte-moi, wagon, enlève-moi, frégate…

Ce ne sont là que quelques-uns des effets propres à Baudelaire. Il faudrait y ajouter quelques autres effets, moins linéaux que colorés, moins plastiques que musicaux, et les uns comme les autres tout à fait personnels. Par exemple :

— Le tremblement des reflets :

Son fantôme dans l’air danse comme un flambeau…
Des cocotiers absents les fantômes épars…

— Le grignotement des secondes :

Trois mille six cents fois par heure, la seconde
Chuchote : Souviens-toi. Rapide, avec sa voix
D’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois…

— Le chuchotement qui s’étouffe :

C’est l’heure où les douleurs des malades s’aigrissent.
La sombre nuit les prend à la gorge ; ils finissent
Leur destinée et vont vers le gouffre commun…

Et ainsi, d’exemples en exemples, on verrait se dégager toujours mieux l’originalité du « poète-musicien » qui grandit chaque jour. On verrait, toujours mieux, que si, « amant de la Muse plastique », Baudelaire a pu, sans s’abuser, saluer un jour Gautier pour son Maître, il n’en a pas moins marqué d’avance un revirement contre l’école qui allait sortir naturellement des livres et de l’enseignement du premier des Parnassiens.

Et pourquoi ?

Parce que, dans les Fleurs du Mal, l’image, élaborée et nourrie par quelque chose de plus intime à l’homme que n’est la raison elle-même, a reçu en outre un accompagnement musical qui lui manquait souvent chez les poètes antérieurs et presque toujours chez Gautier. C’est cet accompagnement musical, mêlé au sens rationnel jusqu’à se confondre avec lui et même à se suffire à lui-même, qui prolonge la voix du poète et lui donne cette ampleur mélodique coupée de rappels lancinants, grondements d’orgue interrompus par le son du tocsin, « le tocsin des souvenirs. »[2]

  1. Ceci n’est pas le seul cas où un poète français ait usé d’une triple allitération en m pour marquer la montée des vagues comme à trois échelons successifs. À cet exemple de Gautier, joignons, à titre de curiosité, celui de Corneille :

      Les Maures et la mer montent jusques au port (Le Cid)

    et celui de Victor Hugo :

      Quand l’eau profonde monte aux marches du musoir (Les Pauvres Gens).
  2. Baudelaire : Œuvres posthumes. p. 81 (Mercure de France).