TROIS ESSAIS


L’INQUIÉTUDE MORALE DE BAUDELAIRE


C’est le privilège des grands artistes d’avoir en quelque sorte deux existences. L’une est périssable est douloureuse : c’est leur vie réelle. L’autre est glorieuse et perpétuelle : c’est leur vie posthume. Baudelaire la connaît maintenant.

Sa carrière mortelle, d’abord heureuse et rayonnante, ne tarde pas à s’assombrir. La misère et la maladie, les tristesses et les rancœurs de toutes sortes l’assaillent, et ses dernières années offrent un des spectacles les plus lamentables qui soient, celui d’un homme de pensée réduit à l’impuissance de penser et gardant peut-être juste assez de lumière pour apercevoir son propre néant. Mais voici cinquante ans que la mort, la mort qu’il avait invoquée, est venue le délier de son corps (d’abord sa parure, puis son entrave), et, depuis lors, sa gloire n’a fait que grandir. Elle rayonne même si bien qu’aujourd’hui, lorsque nous nous retournons, nous croyons apercevoir ce poète parmi les cinq ou six Élus de la Poésie du siècle dernier.

Et non seulement la gloire de Baudelaire s’est établie au cours de ces cinquante ans, mais elle s’est métamorphosée.

Baudelaire vécut enveloppé dans une légende dont il fut d’ailleurs le premier artisan. Luxe bizarre, raffinement maladif, sensualité corrosive, perversité satanique : tels furent, montés par ses propres mains, les joyaux de sa sombre auréole. Il se plaisait en effet à décontenancer le « Bourgeois » au prix des propos les plus exorbitants, louant, par exemple, à l’occasion, la volupté du meurtre ou l’arôme de la cervelle d’enfant. Le chapitre de ses amours semblait bizarre et ténébreux. Mais qui donc se plaisait d’abord à en exagérer la bizarrerie et à en assombrir les ténèbres : lui encore, toujours lui !

…Aujourd’hui le recul du temps a dépouillé ces aventures de leur auréole romantique. Et de cet échafaudage satanique il reste l’histoire, poignante infiniment, d’un prince de la pensée réduit à la servitude des besognes quotidiennes ; d’un homme faible sans doute, et ayant sacrifié parfois aux faux dieux, mais demeuré simple malgré tout, capable de pleurer en songeant à sa mère, capable de s’imposer un dur servage d’homme de plume pour secourir la femme indigne par qui lui était venue la plus grande part de ses malheurs ! Telle fut la réalité, bien différente, on le voit, de la légende. Mais les contemporains immédiats n’écoutèrent ou ne voulurent écouter que cette légende. Le poète s’était plu à la répandre. La publication des Fleurs du mal vint encore l’affermir.

Les Fleurs du mal. Titre saisissant, mais inexact, et par là même déplorable. On ne lut ou ne voulut lire d’abord que les pièces touchées des marbrures de la décomposition ou léchées par les flammes de l’enfer : La charogne, Le voyage à Cythère, Les métamorphoses du vampire, Les femmes damnées, Les Litanies de Satan, etc… Et l’indignation alla jusqu’à l’attaque directe, l’attaque directe jusqu’à la poursuite et la condamnation judiciaire ! Qui aurait dit que, un demi-siècle plus tard, Baudelaire apparaîtrait comme une des consciences les plus inquiètes, comme un des cerveaux les plus tourmentés d’idéalisme du XIXe siècle français, le siècle des Lamartine et des Lamenais, des Vigny, des Laprade, des Chateaubriand ?

Pour la majorité de ses contemporains (car déjà les plus subtils, Gautier ou Sainte-Beuve, ne s’y étaient pas trompés), le nouveau venu ne frappa guère que par son étrangeté. Il ne séduisit même pas, malgré la prodigieuse musique de son verbe, mais, en revanche, il scandalisa… Or tel n’est pas le cas de sa destinée posthume. Sans doute il y eut en lui de l’artificiel, beaucoup d’artificiel, et même des parties pourries ou près de pourrir, mais tout cela s’est déposé, avec les années, comme une lie, comme un dépôt étranger sur les parois d’un flacon, et l’avenir ne recueillera sans doute dans son œuvre qu’un breuvage purifié.

Rouvrez-les, ces livres, et si vous avez l’oreille assez subtile, vous entendrez gémir à chaque page un tourment de l’infini peu différent en soi de celui qui fit les mystiques et créa les saints. Des chrétiens vont même jusqu’à revendiquer pour un des leurs l’auteur des Litanies de Satan, et ils n’ont pas tout à fait tort. Mais, même si on ne les suit pas jusqu’au bout, il est impossible de négliger l’inquiétude morale où le poète se débattit, sa vie durant, déchirant, déchiré, réussissant moins à guérir son mal qu’à l’exaspérer, mais en souffrant jusqu’à la mort. C’est même par là qu’il se distingua toujours des simples croyants, navigateurs heureux goûtant enfin la sécurité du port, mais c’est par là aussi qu’il se rattachait à cette famille des grands inquiets, dont Pascal n’est que le plus génial et le plus déchiré.

Pascal ! mais oui, ayons le courage de le dire, c’est à Pascal lui-même qu’il nous arrive de songer en lisant certaines invocations des Fleurs du mal et surtout certaines effusions de ce journal qu’en a publié après la mort de Baudelaire, sous son titre saisissant : Mon cœur mis à nu.

Les invocations d’abord…

Bénédiction dit la transfiguration de l’homme par la souffrance, sorte de prédestination divine.

Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés…


Et les Phares recueillent le sanglot de la terre pour le renvoyer vers le ciel en fumée d’encens :

Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de votre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité.


Partout dans les Fleurs du mal percent l’oppression du mystère et l’angoisse de la destinée. Tout n’est-il pas interrogation muette, le ciel sur notre tête et la mer à nos pieds, l’espace qui bée autour de nous et le temps, ce rongeur insatiable de notre vie ? (Voyez en particulier : Le gouffre, L’horloge, Le voyage.) Mais, à l’homme ainsi traqué de toutes parts, quel conseil va donner le poète :

conseil va donner…Si tu peux rester, reste ;
Pars s’il le faut. L’un court et l’autre se tapit
Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste,
Le temps…



Et ce conseil ne résonne-t-il pas sur un écho connu ?… Tout le malheur de l’homme ne vient-il pas de ce qu’il ne peut se tenir tranquille dans une chambre ? Mais il faudrait compter sans le besoin qu’il a de se divertir ! Les conseils baudelairiens résonnent comme un écho direct des Pensées de Pascal.

L’âme qui palpite en lui, c’est bien l’âme moderne, pénétrée de christianisme jusqu’en ses fibres les plus intimes, jusqu’en ses ressorts les plus secrets. Le cœur a beau rester charnel et l’esprit sacrifier lui aussi à des divinités de chair, il n’y a rien là qui ne reflue aux sources mêmes du christianisme, car c’est être chrétien évidemment que de porter en soi la notion de la déchéance et du péché, de se tourner vers Dieu comme vers un consolateur, d’aspirer à sa ressemblance et de considérer les sacrements comme les moyens dont nous disposons pour y réussir. Or si l’on ouvre les Journaux intimes de Baudelaire, c’est ce qu’on trouve à chaque pas.

Abandonné à lui-même, l’amour humain n’est plus à ses yeux qu’un « épouvantable jeu où il faut que l’un des joueurs perde le gouvernement de soi-même ! » Et « celui qui s’attache au plaisir lui fait l’effet d’un homme roulant sur une pente et qui, voulant se raccrocher aux arbustes, les arracherait et les emporterait dans sa chute. » Dès lors « rien n’est intéressant que la religion… » Il faut « prier, prier sans cesse, la prière est un réservoir de forces… L’homme qui fait sa prière du soir est un capitaine qui pose des sentinelles : il peut dormir… »

Il y a là, comme on le voit, une façon très nette de poser le problème religieux. À peine le poète a-t-il la foi que, déjà, il se met en prière. N’est-ce pas que, tout comme Pascal, il songe à cette « dynamique » de Dieu, qui est peut-être l’une des bases de la religion catholique. D’après l’enseignement de l’Église, nul ne s’élève jusqu’à Dieu sans un effort constant et d’abord gratuit, et nul ne conserve sa liaison avec lui s’il ne persévère dans cet effort. Baudelaire ici est tout près des mystiques. « Il existe une dynamique morale de Jésus… Les sacrements sont les moyens de cette dynamique. »

Mais sur un autre point il va s’éloigner d’eux. C’est quand il dit (et non seulement il le dit, mais il le répète comme un secret précieux) : « Avant tout être un grand homme pour soi-même, et un saint… Être un grand homme et un saint pour soi-même : voilà l’unique chose importante. » Et ce : pour soi-même constitue, si l’on y prend garde, un démenti à la conception mystique de la sainteté tel qu’il l’exposait un instant plus tôt : il y manque l’humilité.

Si donc on s’en tient là, cette religion de Baudelaire, toute réelle qu’elle est, serait tout au plus un stoïcisme orgueilleux ou, à la rigueur, un jansénisme impénitent (ce qui, entre parenthèses, nous ramènerait encore à Pascal). Mais il ne faut pas oublier cette autre prière où, cette fois, il a vraiment fait acte d’humilité :

Hygiène. Conduite. Méthode. — Je me jure à moi-même de prendre désormais les règles suivantes pour règles éternelles de ma vie :

Faire tous les matins ma prière à Dieu, réservoir de toute force et de toute justice, à mon père, à Mariette et à Poe, comme intercesseurs ; les prier de me communiquer la force nécessaire pour accomplir tous mes devoirs, et d’octroyer à ma mère une vie assez longue pour jouir de ma transformation ; travailler toute la journée, ou du moins tant que mes forces me le permettront ; me fier à Dieu, c’est-à-dire à la Justice même, pour la réussite de mes projets ; faire, tous les soirs, une nouvelle prière, pour demander à Dieu la vie et la force pour ma mère et pour moi ; faire, de tout ce que je gagnerai, quatre parts, — une pour la vie courante, une pour mes créanciers, une pour mes amis et une pour ma mère ; — obéir aux principes de la plus stricte sobriété, dont le premier est la suppression de tous les excitants quels qu’ils soient.

Résolutions vraiment touchantes que la vie ne devait pas lui permettre, hélas ! de réaliser.

De toutes façons l’œuvre de Baudelaire nous apparaît aujourd’hui comme l’œuvre d’un spiritualiste, blessé par les horreurs de la «  matière » et se vengeant d’elle à sa façon, c’est-à-dire en peignant, avec une rancune jalouse, ses stupres et ses gangrènes, ses hideurs et ses décompositions, sans oublier pourtant de nous montrer, à la fin, le fantôme ailé qui s’échappe du réseau dissous des apparences :

Alors, ô ma Beauté, dites à la vermine
               Qui vous mangera de baisers
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
               De mes amours décomposés !


Cette finale de La charogne est du plus pur idéalisme platonicien.

Mais entre le culte du spiritualisme et l’adhésion à une confession définie la route est longue encore, et je ne sais si Baudelaire a franchi l’étape. Malgré ses sympathies pour la religion catholique (dans laquelle il est né et dans laquelle il est mort), il avait un sens si aigu de la réalité qu’il en fut repoussé peut-être par certains compromis pharisaïques auxquels la religion, pour lui, n’avait pas toujours échappé. Religieux certes, il le fut, mais à la façon des grands indépendants qui placent plus haut que les églises leur propre idéal.

Et enfin Baudelaire est avant tout un artiste, un merveilleux artiste, auquel aucune des branches de l’art ne semble avoir été fermée : littérature, peinture et musique ! Or l’artiste est souvent plus éloigné qu’un autre homme peut-être des confessions trop définies. Et pourquoi ? Parce qu’il voit en chacune d’elles, et même dans la plus large, une limitation, — limitation du cœur, limitation de l’esprit, — tandis que dans chaque ordre son âme d’artiste demande l’illimité ! L’auteur des Fleurs du Mal sentait cela mieux que personne, lui qui a écrit dans son Hymne à la Beauté :

Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe !
Ô Beauté ! monstre énorme, effrayant, ingénu !
Si ton œil, ton souris, ton pied m’ouvre la porte
De l’Infini que j’aime et n’ai jamais connu ?


lui qui a répété aux derniers vers de son livre ce même désir de

Plonger au fond du gouffre, enfer ou ciel, qu’importe !
Au fond de l’inconnu, pour trouver du nouveau !

Mais ce même homme, ce même poète a fait entrer ailleurs dans une définition de la Beauté « quelque chose d’ardent et triste, des besoins spirituels, des ambitions ténébreusement refoulées, l’idée d’une puissance grondante et sans emploi… » Et dans ces mots, qui pourraient servir à caractériser les œuvres les plus hautes de l’esprit humain, d’Eschyle à Michel Ange et de Dante à Beethoven, se trouve défini, mieux que nulle part ailleurs en effet, ce qu’on pourrait appeler : la Beauté dans la Grandeur.

« Des besoins spirituels et des grondements de génie captif, » c’est aussi ce que nous cherchons dans l’œuvre de Baudelaire, miroir pathétique de sa vie. Portée par une mélodie, voluptueuse et grave à la fois comme certains registres d’orgue, sa voix nous parle sur le ton de la confidence, mais d’une confidence qui nous pousse sans cesse à sortir de nous-mêmes. C’est dans ce sentiment que nous célébrons, même en pleine guerre, l’anniversaire du poète en qui ses contemporains ne virent d’abord qu’un roué ou qu’un dandy. Sans doute serait-il absurde d’en faire maintenant un saint. Mais nous sommes nombreux à le considérer comme une façon de héros, un héros du drame intérieur dont il a connu l’angoisse et dit la grandeur.