Bernard Grasset (p. 64-87).


IV


« Où diable nous menez-vous ? » demanda Sladen.

Un long cortège d’autos particulières et de taxis venait de quitter Southwark Road et s’enfonçait dans les ruelles étroites de Deptford. Les habitants du quartier regardaient passer ce défilé avec un mélange de stupeur et d’admiration et se demandaient quelle cérémonie : visite princière ou inauguration — amenait cette invasion de « toffs ». Après un long parcours dans des rues où jouaient d’innombrables enfants déguenillés, où des commères aux bras nus encore humides d’eau savonneuse sortaient sur le perron de leurs petites maisons délabrées pour jouir du spectacle inattendu, l’auto qui portait Lord Westmount, le Major, Sladen et le banquier Rubinstein s’arrêta devant une petite porte ; les voitures qui suivaient vinrent se ranger à la file le long du trottoir boueux.

« Suivez-moi, gentlemen ! » cria Lord Westmount en poussant la porte. En groupe ils traversèrent une cour au sol de bitume, puis franchirent une porte.

Ils se trouvèrent alors à l’extrémité d’une sorte de grande halle haute de plus de trente pieds, dont le toit formé de longues poutres métalliques arrondies, était percé de nombreuses baies vitrées. Elle paraissait d’autant plus vaste qu’elle était complètement vide ou semblait l’être au premier coup d’œil.

Par petits groupes, regardant autour d’eux avec curiosité, les invités de Lord Westmount avancèrent, et lorsqu’ils furent arrivés à l’autre extrémité, qui n’était qu’une immense baie à moitié ouverte, un cri d’étonnement leur échappa.

Ils se trouvaient là au bord de la Tamise, dont les eaux grises roulaient à vingt pieds au-dessous d’eux ; non pas la Tamise domestiquée et pomponnée qui traverse le Londres élégant, mais le grand fleuve tel qu’il est au-dessous du dernier pont, transformé déjà en un port immense, flanqué de docks de toutes parts, peuplé de vapeurs venus de tous les coins du monde.

La marée montait, venant de l’embouchure lointaine, et des chalands montaient avec elle lentement, longeant les grands steamers amarrés, le temps était nuageux, mais clair pour Londres, et le grand courant de vent salé qui suit la marée apportait là un souffle du large dont les poumons se gonflaient instinctivement, aspirant l’air froid et vivifiant, chargé de force, qui s’engouffrait par la baie ouverte.

« Eh bien, gentlemen ; que dites-vous de nos quartiers d’entraînement ? »

À cette question de Lord Westmount ils écarquillèrent les yeux, et se souvinrent alors qu’il devait leur montrer ce jour-là un local et un homme ; le local les étonnait un peu.

En regardant plus attentivement ils virent qu’une douzaine de punching-balls de tous les systèmes étaient installés le long des murs, de même que des extenseurs en caoutchouc et des séries de petites haltères ; à une poutre pendaient deux sacs de la grosseur du corps d’un homme et remplis de sable ; dans un coin se dissimulait une planche à inclinaison variable munie de poignées ; enfin quatre trous dans le plancher, garnis de cuivre, étaient évidemment destinés à recevoir les poteaux du ring. Une véritable salle d’entraînement, mais dont les dimensions colossales déroutaient au premier abord.

« Ce n’est pas la place qui manque ! » fit le jeune lord. — « Et quant à l’aération !… »

Il désignait d’un geste la baie ouverte par où le vent venu du large s’engouffrait. Peu à peu ses compagnons se sentaient pris d’enthousiasme.

« Un ancien entrepôt désaffecté, évidemment — dit le banquier Rubinstein. — Le loyer doit être une jolie somme ! »

« Il n’y aura pas de loyer, Mister Rubinstein — répliqua le lord avec une nuance de mépris. — Le terrain et le bâtiment m’appartiennent… »

D’un geste négligent il désigna les colossales constructions qui bordaient la Tamise à perte de vue.

« De ce côté-ci, jusqu’au pont de la Tour, là-bas, le bord du fleuve est à moi. »

Presque tous ses auditeurs étaient des hommes puissamment riches, millionnaires ou presque millionnaires, dans un pays où ne sont millionnaires que ceux qui comptent vingt-cinq millions de francs ; pourtant cette phrase lancée négligemment par le plus millionnaire d’entre eux ne manqua pas de les impressionner.

Il leur vint une sorte d’orgueil collectif, en songeant à la fois aux ressources dont ils disposaient et au but qu’ils s’étaient fixé ; et une fois de plus il leur parut impossible que le succès ne vint pas, et bientôt. Car ils étaient tous habitués à voir promptement apparaître devant eux ce qu’ils avaient désiré et commandé, et cette fois ils s’étaient mis vingt pour commander… : un champion ! Plusieurs de préférence ; mais au moins un, de suite, qui rossât les « forinners » méprisés et rétablît le prestige souverain de la vieille Angleterre.

C’était comme si vingt potentats avaient donné ensemble leur ordre unique, impérieux :

« Apportez-nous l’homme qu’il nous faut, et damnez la dépense ! »

« Par ici maintenant, gentlemen ! » fit Lord Westmount, et ils comprirent qu’on allait leur montrer l’homme en question.

Une petite porte s’ouvrait dans un des côtés de l’immense salle, et donnait accès à une suite de petites pièces, où ils pénétrèrent. Elles étaient aménagées l’une en vestiaire, l’autre en salle de douches, avec un lit de massage. Tout cet aménagement était si manifestement neuf qu’il donnait l’impression d’être terminé de la veille, et cela était presque vrai : car les fournisseurs qui avaient reçu de Lord Westmount l’ordre péremptoire de faire le nécessaire, en quarante-huit heures, sans qu’aucune limite de coût leur fût imposée, avaient obéi aveuglément et bien.

Dans le vestiaire il y avait trois hommes, tous trois vêtus de pantalons de flanelle et d’épais sweaters blancs.

« C’est celui-là ! » dit le jeune lord en désignant l’un d’eux ; et les membres du « British Champion Research Syndicate » firent cercle et examinèrent gravement de la tête aux pieds, comme un animal rare, Pat Malone qui les regardait en souriant largement.

L’indication de leur guide était d’ailleurs superflue. Les trois hommes en sweater étaient à peu près de la même taille, tous trois puissamment charpentés et doués tous trois du faciès qui marque clairement, bien que d’une façon indéfinissable, le pugiliste né ; mais tous les gentlemen assemblés là eussent deviné au premier coup d’œil que deux des trois n’étaient que des figurants, des comparses, et que c’était Patrick Malone qu’ils étaient venus voir.

Les vêtements sommaires qu’il portait ne suffisaient pas à dissimuler les lignes de son corps, ni surtout l’équilibre frappant de toutes ses poses et la précision singulière, facile et qu’on sentait pourtant irrésistible, de ses mouvements. Mais son masque seul l’aurait désigné à leur attention.

Il était le plus jeune des trois hommes qui se trouvaient là, et sa figure était encore celle d’un adolescent, bien que les lignes en fussent nettes et fortement tracées. La jeunesse de cette figure était encore accentuée par l’expression qu’elle portait d’ordinaire, qui était curieusement simple et hardie — celle d’un jeune sauvage ingénu. Il s’en dégageait surtout une extraordinaire vitalité, un aspect de violence joyeuse qui faisait comprendre, sans doute possible, qu’en combattant il remplissait sa fonction naturelle, et que combattre était pour lui à la fois une vocation et une volupté.

Ses yeux gris-bleu, un peu longs, se fermaient souvent à demi et prenaient alors un air de ruse ; sa bouche était longue aussi, avec des lèvres minces toujours serrées et qui souriaient même sans s’ouvrir ; au-dessous de la bouche le menton descendait comme une falaise, s’épanouissant en une mâchoire trop forte d’ossature, trop carrée de dessin, qui gâtait l’ensemble d’un masque qui sans cela eût été beau, mais lui donnait un air de force agressive et de ténacité.

Bon enfant, amusé, il souriait en regardant l’un après l’autre les gentlemen rangés devant lui, et malgré le sourire simple et la jeunesse de ce garçon, ils se sentaient un peu gênés sous son regard, troublés vaguement comme le seraient des êtres foncièrement domestiqués en présence d’une bête de proie.

Ce fut Sladen, un des dirigeants du National Sporting Club, qui rompit le silence.

« Combien pèse-t-il ? »

« Cent soixante-cinq livres actuellement — répondit Lord Westmount. — Il fera la limite des poids moyens, facilement. »

Après un nouveau silence de quelques minutes et une nouvelle contemplation, il reprit :

« Venez dans le gymnase montrer aux gentlemen ce que vous savez faire, garçon ! »

Ils sortirent dans le grand hall et quelques instants plus tard Pat Malone les suivait, ayant quitté son pantalon et son sweater et ne gardant qu’un caleçon qui allait de la mi-cuisse au nombril.

La vue de ce corps aux trois quarts nu produisit sur chacun des gentlemen assemblés un effet différent. Le banquier Rubinstein écarquilla des yeux stupéfaits, et, après un court examen, il jeta des coups d’œil furtifs à ses voisins ; il ne savait évidemment qu’en dire ni même qu’en penser, et craignait de se rendre ridicule en donnant une opinion avant de connaître la leur. Sladen, en vrai connaisseur d’hommes qu’il était, étudiait l’un après l’autre les muscles découverts, puis il penchait un peu la tête de côté, les yeux mi-fermés, et semblait juger l’ensemble. Quelques-uns des autres membres du Syndicat poussèrent un long sifflement ébahi. Lord Westmount, l’air satisfait, contemplait le torse de Pat Malone comme s’il l’avait sculpté de ses propres mains.

C’était un torse dont l’aspect déconcertait au premier abord, comme s’il eut été anormal. Les épaules étaient larges, le thorax profond ; mais ce qui frappait surtout, c’était un développement inusité de certains muscles, et l’aspect d’autres muscles qui, d’ordinaire pleins et charnus sur la plupart des corps d’athlètes, semblaient chez Pat Malone rétrécis en lanières, réduits aux dimensions de fortes courroies, dont ils paraissaient avoir également la résistance sans limites.

Les deltoïdes, pectoraux et dorsaux, atteignaient des dimensions qui eussent été remarquables même chez un poids lourd très fortement construit, et ils formaient ainsi à la hauteur des épaules une sorte de cuirasse circulaire de muscles formidables, très détachés, saillant en relief au moindre effort, dont les faisceaux entrelacés cachaient l’ossature du thorax et des épaules. Au-dessous de cette ceinture puissante le reste du torse paraissait s’amincir brusquement ; les flancs étaient secs ; les plaques musculaires de l’abdomen se dessinaient comme des écailles de tortue, et tout le long des côtes et des reins chaque torsion faisait surgir sous la peau des faisceaux de lanières et de câbles. Les triceps étaient moyens, les biceps presque nuls, de sorte que les bras paraissaient grêles, mais grêles à la manière des pattes de certains animaux, qui ne font que servir d’outil aux muscles épais des épaules — grêles et irrésistibles comme le sont les pistons d’acier qu’une machine fait jaillir.

Comparé aux beaux athlètes grecs que le marbre a fait vivre parmi nous, Pat Malone eût semblé disproportionné, presque monstrueux. La plupart des hommes qui le regardaient, à qui la vue journalière de corps nus à l’exercice avait donné quelques connaissances d’anatomie et un sens vif de la mécanique musculaire, comprirent en effet qu’ils étaient en présence d’un être anormal, construit spécialement pour le pugilat ; et quand ils eurent senti cela il devint beau à leurs yeux, beau comme étaient beaux les « grey-hounds », les « whippets » ou les bulldogs de leurs chenils, beau de la beauté des animaux spécialisés et sélectionnés pour un effort unique, et que les profanes jugent disgracieux et laids.

« Heu ! — fit le banquier Rubinstein d’une voix hésitante — est-ce qu’il n’est pas un peu maigre ? »

Sladen laissa échapper un éclat de rire bref.

« Un combat de boxe n’est pas un concours de bébés, mon cher ! Je conçois que vous préféreriez un garçon gras et rose ; mais ce n’est pas cela que nous cherchons. »

Le Major, les mains à fond dans ses poches, regardait Pat Malone d’un air satisfait, tout différent de son habituelle expression méprisante et rogue.

« C’est un véritable Anglais d’autrefois — fit-il d’un air songeur. — Il paraît qu’il y en a encore quelques-uns ! J’ai souvenir d’avoir vu des musculatures comme celles-là sur de vieilles estampes de l’époque glorieuse des combats à mains nues. Un vrai combattant — du moins à en juger sur l’apparence — et pas une de vos femmelettes qui ont également peur des coups et des courants d’air. »

Sous le vent froid venant de la Tamise qui s’engouffrait par la baie ouverte, Pat Malone semblait parfaitement à son aise malgré sa quasi nudité, et l’on eût dit que ces souffles âpres redoublaient au contraire sa vitalité et faisaient galoper son sang plus vite dans ses veines, impuissants à entamer ce corps endurci.

Lord Westmount intervint :

« Travaillez un peu le ballon, garçon ! »

« Naturellement — expliqua-t-il — il n’a pas encore l’habitude de ces choses-là et ne s’entend pas aux fioritures comme en font les cogneurs de music-hall ; mais il va vous montrer une manière de se battre avec les ballons que vous n’avez encore jamais vue. »

Il y avait là une demi-douzaine de ballons, pendus à dix pieds l’un de l’autre à des plateformes circulaires accolées au mur ; plusieurs d’une autre espèce étaient attachés à la fois aux poutres de fer du toit et au plancher par des câbles élastiques ; d’autres enfin étaient montés à hauteur d’homme au bout de longues tiges flexibles qui oscillaient librement sur de lourds piédestaux de fonte.

Au milieu de ce régiment de sphères de cuir gonflées à bloc, semblables à des têtes suspendues, Pat Malone s’en alla rôder à foulées glissantes, les muscles lâches, les poings à la hauteur de la ceinture et prêts pour la détente, et puis tout à coup il serra les dents et commença à frapper.

Ignorant des règles, dédaigneux des jolis gestes à moitié retenus des virtuoses, il se rua parmi les ballons comme un terrier parmi des rats. Chaque coup atteignait un ballon, l’écrasait contre sa plateforme avec un choc qui menaçait de faire craquer les planches, le faisait rebondir cinq ou six fois et osciller toute une minute, et déjà le frappeur avait passé à un autre, et à un autre encore, parfois redoublant de l’autre poing, mais toujours s’écartant aussitôt d’un saut bref et se jetant en avant pour une autre détente, une détente rapide comme un éclair de lame, nette et brutale comme un coup de marteau, produite avec une torsion brusque des hanches et un déclenchement soudain des muscles anormaux de sa poitrine et de ses épaules, de tout ce terrible mécanisme de cogneur.

Sa bouche aux lèvres minces s’étirait en longueur dans une sorte de grimace qui ressemblait un peu à un rire ; ses yeux étaient à moitié fermés et luisaient d’une lueur aiguë et rusée ; l’ossature massive de sa mâchoire saillait sous la peau du menton ; son cou épais s’était contracté et il tenait la tête penchée en avant, regardant devant lui par-dessous les sourcils.

Clairement, il avait oublié où il était : il se revoyait encore dans les ruelles de Whitechapel ou de Shadwell, se débarrassant de deux policemen importuns ou bien réduisant en une masse informe la figure d’un homme qui avait osé l’affronter ou se croire son égal. Il frappait avec une férocité joyeuse, tout entier à sa tâche, absorbé par ce jeu de massacre où sa violence native pouvait se donner libre cours.

Le banquier Rubinstein le suivait des yeux en faisant des grimaces inquiètes. Il pensait : « Il a perdu la tête, évidemment ; et supposez qu’il vienne par ici ! » Mais les autres membres du « British Champion Research Syndicate » étaient visiblement enthousiasmés. Ils appréciaient le jeu de cette incomparable machine à frapper, et aussi cette mesure dans l’effort, cette économie de mouvements qui marque les grands athlètes.

Pat Malone continuait à se mouvoir parmi les ballons comme au milieu d’une foule en panique, et chacun de ses coups évoquait l’image d’un crâne ou d’une mâchoire fêlés, d’un hoquet bref et d’un corps couché à terre. Un ballon vint le frapper en pleine figure et fit jaillir le sang ; il rit, et d’une détente irrésistible cassa net la corde, envoyant la sphère de cuir rouler à l’autre bout du vaste hall. Puis il vint se camper en face du groupe qui le regardait, riant de la bouche et des yeux, un filet de sang en travers du menton, échauffé mais à peine essoufflé par l’exercice, joyeux comme un jeune barbare qui sort d’une tuerie.

Après un silence, Sladen dit en s’adressant à Lord Westmount :

« Vous aviez raison : c’est une trouvaille. Mais il faudra le voir dans le ring avant de pouvoir le juger définitivement. »

« Qu’à cela ne tienne ! — répliqua le jeune lord. — Jack Hoskins est là, et prêt à rendre service. »

Sur un geste de lui, les deux hommes en sweaters qui se trouvaient avec Pat Malone un quart d’heure auparavant apportèrent les poteaux du ring, les plantèrent dans les ferrures disposées à cet effet dans le plancher, serrèrent les tendeurs, et en deux minutes tout fut prêt, jusqu’aux serviettes jetées en travers sur les cordes dans les coins que les adversaires allaient occuper.

Puis un des deux hommes retourna au vestiaire et en ressortit presque aussitôt en costume de combat. C’était Jack Hoskins, un bon poids moyen de deuxième classe, surtout renommé pour son courage.

Sladen, son chronomètre à la main, annonça « Time ! » et les deux boxeurs, ayant revêtu des gants de six onces, s’avancèrent l’un vers l’autre.

Le bras gauche à moitié étendu, le poing droit à la hauteur du menton, dans la garde classique de l’école anglaise, Jack Hoskins s’avança en feintant. Il porta une première attaque, qui fut bloquée ; reculant de deux pas, il revint à la charge et plaça quelques coups inefficaces au cours d’un corps à corps. Un instant les deux hommes restèrent à demi enlacés, front contre front, poussant comme deux cerfs qui se battent, puis ils se séparèrent et Jack Hoskins reprit sa tactique coutumière, feintant du poing gauche, bien couvert, et frappant à toute volée dès qu’il croyait voir une ouverture.

Quelques-uns de ces coups se perdaient dans le vide ; d’autres atteignirent la nuque ou l’épaule sans produire aucun effet ; deux ou trois seulement touchèrent les parties vulnérables du torse ou de la tête : Pat Malone reçut ces derniers sans paraître les sentir, mais il baissa un peu le front et ses lèvres serrées esquissèrent un sourire dangereux.

Les gentlemen du National Sporting Club qui, rangés autour du ring, regardaient surtout le débutant, avec une curiosité à laquelle commençait à se mêler un peu d’impatience, s’aperçurent alors qu’il n’avait pas encore frappé un seul coup, ni reculé d’un seul pas.

Pendant une demi-minute il continua à suivre tout autour du ring son adversaire comme s’il attendait un signal. Et tout à coup il sentit le moment venu, chargea, et le combattant fort et endurci qu’était Jack Hoskins se trouva balayé dans les cordes, soulevé de terre par un coup du droit qu’il para à moitié, instinctivement, mais qui ne l’envoya pas moins sur les genoux.

Mais Jack Hoskins, de Battersea, avait le cœur attaché à la façon des bull-terriers à qui il faut ouvrir les mâchoires avec des leviers de fer pour leur faire lâcher prise. Il n’y avait de place sous son crâne épais que pour la confiance ingénue, indestructible, des batailleurs qui ne peuvent même pas concevoir la défaite, avant qu’elle ne soit venue. Au bout de cinq secondes il était debout de nouveau et reprenait aussitôt vaillamment son offensive inefficace.

Pat Malone lui laissa le temps de se remettre ; puis après l’avoir suivi patiemment quelques instants, il déplaça les pieds rapidement, rentra dans sa garde, et frappa pour la seconde fois. Les spectateurs qui le suivaient des yeux, fascinés et muets, entrevirent comme un éclair le balancement rapide de son torse, la détente souple et brutale des muscles démesurés de ses épaules, le poing qui jaillit… et leurs regards durent alors se porter sur Jack Hoskins, qui gisait face contre terre.

Éventé avec des serviettes, arrosé d’eau, frictionné par des mains expertes, il revint à lui au bout de quelque temps ; et presque aussitôt il donna libre cours à son enthousiasme.

« Il les battra tous — murmura-t-il, encore un peu étourdi et les yeux vagues… tous ! En cinq ans de ring je n’avais été mis « knock-out » que quatre fois, et ce garçon-ci, depuis quinze jours que je travaille avec lui, me met régulièrement « knock-out » deux fois par jour ! »

« Vous croyez qu’il battra Serrurier ? » demanda une voix, et tous tendirent l’oreille pour sa réponse.

Serrurier était la merveille pugilistique de cette décade, le prodigieux Français devant qui tous les poids moyens d’Angleterre et d’Amérique avaient dû baisser pavillon.

« Serrurier est bon, — répondit Hoskins d’une voix impartiale. Je l’ai vu faire, et il n’y a pas à dire, il est bon !… Mais quand ce garçon-ci lui aura placé un « hook » à l’angle de la mâchoire, Môssieu s’en ira rouler en boule dans un coin du ring et restera là jusqu’à ce qu’on le ramasse. »

C’était la réponse qu’ils avaient désirée, et ils se relevèrent tous avec une flamme de plaisir dans les yeux. Enfin, la vieille Angleterre allait redevenir suprême, et ils allaient pouvoir reprendre et revêtir de nouveau leur orgueil de race supérieure, comme un vêtement qui n’était resté démodé que quelques mois ! Ils se tournèrent vers Patrick Malone comme vers un nouveau Messie, ayant tous dépouillé pour le moment leur calme imperturbable, et cette froideur aristocratique qui leur avait été inculquée à Eton et à Oxford comme le seul air qui convînt à des hommes de leur rang et de leur pays.

Ils étaient tous avides de serrer la main du jeune barbare de Whitechapel, tous prêts à lui promettre une tranche de leur fortune s’il leur rendait par ses victoires le droit de mépriser de nouveau les étrangers.

Le vent froid s’engouffrait toujours par la baie ouverte sur la Tamise ; la sirène d’un remorqueur mugit tout près ; d’autres appels de sirène et coups de sifflet lui répondirent, apportant dans le grand hall un écho de la rumeur des docks, la chanson journalière de Britannia, Reine des mers, déesse symbolique du plus grand empire que le monde ait jamais vu.

Et, joyeusement, les membres du « British Champion Research Syndicate » qui comptaient dans leurs rangs deux lords, trois baronets, deux banquiers et une demi-douzaine de roturiers dont les fortunes combinées atteignaient un quart de milliard, baptisèrent et acclamèrent à la fois comme leur protégé et leur idole : « Battling Malone — Espoir Anglais ».