Bernard Grasset (p. 88-106).


V


« Eh bien, Pat, comment vous sentez-vous ? »

« Splendide, Boss, splendide ! »

Pat Malone souriait au jeune lord de toute sa forte mâchoire, les yeux brillants. Les membres du Syndicat avaient pris l’habitude de venir assez souvent au grand hall de Deptford pour suivre les progrès de leur protégé et l’encourager ; mais Lord Westmount venait plus souvent qu’aucun d’eux, et Patrick, de même que les autres professionnels qui aidaient à son entraînement, traitaient le jeune aristocrate avec une familiarité où il entrait un peu de respect, mais encore plus de sincère camaraderie.

Lui aussi se sentait à son aise dans ce milieu. Jusque-là il ne s’était mêlé au monde des pugilistes qu’en protecteur un peu dédaigneux ; mais depuis que les circonstances l’avaient amené à fréquenter régulièrement Pat Malone, Jack Hoskins et quelques autres, il s’était aperçu avec un peu d’étonnement qu’il prenait un plaisir réel à leur compagnie. C’était un soulagement pour lui que de se délivrer toute une heure du masque hautain et compassé qu’il portait d’ordinaire et de redevenir un homme, tout simplement, et même un homme simple d’idées et de manières, primitif, et doué d’une bonne dose de brutalité joviale et saine.

Il retrouvait tous les jours les mêmes hommes.

D’abord Steve Wilson, un poids lourd, récemment libéré des Horse Guards, qui n’avait pas eu le temps de se débarrasser encore des habitudes militaires que sept années de service lui avaient données. Instinctivement ses talons se rapprochaient quand Lord Westmount lui adressait la parole, et à chaque réponse sa main droite s’élevait, esquissant un salut réglementaire que la réflexion arrêtait à mi-chemin. Tout à fait dépaysé dans le civil, il s’estimait fort heureux de l’emploi qu’il avait trouvé là, encore que cet emploi lui valût un nombre considérable de horions, qu’il acceptait de bonne humeur comme d’inévitables corvées. Trop lent et maladroit pour jamais devenir un boxeur de classe, sa résistance phénoménale et sa bonne volonté en faisaient un compagnon d’entraînement idéal pour le terrible cogneur qu’était Pat Malone.

Jack Hoskins était un pugiliste plus habile, d’un type qui ne se rencontre guère dans toute sa perfection qu’en Angleterre. Ce qui dominait en lui, c’était une confiance indéracinable, enfantine, d’ailleurs dépourvue de toute vanité, qui le rendait absolument certain avant chaque combat qu’il allait gagner. Battu dix fois par le même adversaire, il aurait cherché et accueilli avec joie l’offre d’une onzième rencontre et serait entré dans le ring débordant de foi en lui-même et prêt à parier son dernier shilling sur sa propre chance. Projeté dix fois à terre au cours d’un combat, il se relevait dix fois, étourdi, saignant, lamentable à voir, mais serein, plein d’espoir, et sans que l’idée d’une défaite possible fût venue effleurer un seul instant son cœur indomptable et simple.

Il y avait encore là Andy Clarkson, l’entraîneur.

Andy Clarkson était un homme à charpente si massive que ses os s’imposaient et le faisaient paraître maigre, malgré les muscles puissants qui les revêtaient. Il avait eu le nez cassé deux fois et en avait gardé une déformation particulière qui n’ajoutait rien à sa beauté. Ses maxillaires étaient épais et saillants, son menton ressemblait à un mur : de petits yeux enfoncés luisaient de chaque côté de son nez aplati. Au demeurant paisible et peu querelleur, il avait pourtant tous les attributs extérieurs de la brute, de la brute-type telle que la représentent, pour en faire un objet d’exécration, les adversaires du pugilat. Quand il parlait à l’un des jeunes hommes confiés à ses soins et qu’il lui donnait des conseils, ses petits yeux brillaient d’une lueur féroce, ses larges poings osseux se balançaient en gestes menaçants ; il semblait leur prêcher quelque évangile sanguinaire et violent… Et, en s’approchant, on entendait avec étonnement qu’il ne donnait à son élève que d’inoffensifs conseils d’hygiène ou bien qu’il lui enseignait une petite ruse anodine, quelque ficelle fûtée. Car il semblait ne s’occuper que des détails, ne songer constamment qu’à inventer quelque perfectionnement d’entraînement ou de tactique, quelque truc infinitésimal, qu’il expliquait avec des gestes violents et des regards chargés de sauvagerie agressive.

C’était d’ailleurs un admirable entraîneur, qui s’entendait également bien à enseigner à un débutant les finesses de la science du pugilat et à parachever sa condition physique par un régime approprié.

Pat Malone avait d’abord accueilli ses ordres avec un scepticisme gouailleur et parfois avec indignation. Quoi ! Plus de platées de saucisses et de pommes de terre en purée ! Plus de bonne bière moussant dans les pots d’une pinte ! Plus de puddings bouillis qui faisaient dans l’estomac une masse si satisfaisante ! À moitié révolté, il protestait que toutes ces choses succulentes ne l’empêcheraient pas de cogner dur, et même il prédisait qu’un régime trop strict allait saper sa force, faire de lui un inoffensif squelette.

Mais peu à peu la bonne nourriture, à la fois simple et choisie, à laquelle il n’était pas accoutumé, le dosage méticuleux de sa boisson, sa vie saine et bien réglée, firent monter en lui une telle poussée de vigueur légère qu’il en fut lui-même étonné. Il sut ce que c’est que de se sentir si alerte et si puissant que la marche semble une allure trop lente, que l’on a envie de courir et de sauter, et de frapper dans le vide, et d’exprimer par des cris un peu de la joie animale qui gonfle les muscles et les artères. L’état physique d’un jeune athlète sain, intelligemment entraîné sans surmenage, et en parfaite condition, est une sensation unique au monde et si splendide que toutes les voluptés momentanées s’effacent devant elle.

À la question de Lord Westmount :

« Eh bien, Pat, comment vous sentez-vous ?

Il répondait invariablement :

« Splendide, Boss, splendide ! »

Et son teint clair, ses yeux brillants et son rire de joie sauvage en disaient plus long qu’aucune réponse.

Puis le jeune lord s’asseyait et le regardait s’entraîner. Dans les intervalles de repos ils causaient ensemble sans trace d’embarras d’aucune part : Les combats du moment, les hommes sur qui le Syndicat avait l’œil et qui pourraient bientôt venir rejoindre Pat dans le grand hall d’entraînement du bord du fleuve, les nouvelles sportives de l’étranger — voilà ce dont ils parlaient ensemble ; et aussi des prochains débuts de Pat au National Sporting Club, de ce qu’il ferait ensuite, de la carrière que l’on avait soigneusement tracée pour lui, sans hâte imprudente ; du jour où il battrait son premier Américain ; de cet autre jour où il ferait rouler à ses pieds sur les planches du ring Jean Serrurier, le Français…

Pat, qui n’avait d’abord vu dans son entraînement qu’une sorte de jeu profitable et qui convenait à ses instincts, en venait peu à peu à se faire de sa tâche une idée nouvelle, vaste, bien qu’encore un peu confuse.

Ces gens de la haute qui venaient le voir et s’intéressaient si prodigieusement à lui ; tout cet argent qu’on dépensait pour lui ; l’avenir qu’on lui laissait entrevoir, s’il répondait aux espérances, l’avenir vague mais superbe, plein d’argent et d’honneurs… La cervelle rudimentaire de Pat Malone finissait par se forger une vision un peu ahurissante d’une mission sacrée à accomplir, de tout un peuple mettant sa confiance en lui, de Britannia en personne, Britannia au casque à long cimier, son trident à la main, fixant sur lui son regard auguste et lui enjoignant de rosser les « forinners »…

« Damnez-les ! — se disait-il à demi-voix. — Il faudra que je les rosse ; c’est clair !… Je me demande s’ils seront plus difficiles à rosser que le gros Jim, qui déchargeait les bateaux dans le Dock des Indes ?… »

Un jour quelques-uns de ses protecteurs amenèrent avec eux un jeune homme mince, élégant, qu’ils présentèrent à Pat comme « un amateur. »

« Il faut vous habituer à tous les styles, mon garçon — dit le Major. — Ce jeune homme va faire quelques rounds avec vous ».

Pat, amusé, et soucieux de ne pas faire de mal à un jeune gentleman d’aussi bonne mine, se contenta d’abord d’esquisser des feintes, qu’il se proposait de faire suivre de quelques taloches amicales. Un coup droit sur le nez, porté très vite et avec une vigueur surprenante, l’arrêta à mi-chemin. Il recommença plus prudemment, mais toujours avec une grande modération.

Il n’avait que des idées assez vagues sur ce que pouvait être la boxe des amateurs, et surtout des amateurs aristocratiques et soignés comme celui qui se trouvait en face de lui. Une pantomime menaçante, accompagnée de quelques coups très anodins, lui parut être ce que l’on attendait de lui.

Mais la pantomime ne sembla pas impressionner l’amateur le moins du monde, et les coups ne l’impressionnèrent pas davantage, attendu qu’aucun d’eux n’arriva à destination. Très calme, il parait, esquivait et ripostait par des coups rapides et directs comme des coups d’épée qui paraissaient venir se poser sur la figure de Pat Malone délibérément, après réflexion faite. Un sur le nez, un sur l’œil gauche, un troisième sur la bouche, qui écrasa un peu la lèvre, et après ce troisième coup le choix de l’amateur était fait et il borna son attention à la partie inférieure du visage de Pat, qu’il parut vouloir remodeler entièrement, à petites touches précises, penchant un peu la tête sur le côté comme un artiste qui contemple son ouvrage.

Cela dura deux minutes environ ; puis Pat vit rouge, et chargea. Pour la première fois de sa vie il comprit alors que les gens de la haute, les hommes qui s’habillent avec élégance, se promènent en automobile et parlent correctement, sans jurons ni fautes de grammaire, sont aussi capables quelquefois de se battre proprement. L’amateur reçut sa charge à mi-chemin, frappant des deux mains à toute volée, une flamme dans les yeux, et l’arrêta net. Cela se répéta deux fois ; puis la grosse voix du Major annonça « Time » et les deux hommes regagnèrent leurs coins.

Andy Clarkson en éventant Pat se rapprocha de lui comme s’il allait lui dire quelque chose ; mais il parut se raviser tout à coup et le laissa se relever, une fois la minute de repos écoulée, sans avoir ouvert la bouche. Ses petits yeux enfoncés luisaient et il regardait son élève avec curiosité, se demandant évidemment : « Voyons un peu ce qu’il va faire ! »

Ce que Pat fit d’abord fut de rectifier ses idées sur les capacités pugilistiques des gens de la haute ; ensuite il baissa le front, se protégea mieux, et décida que le torse bien dessiné de son adversaire était une cible tentante. Lorsqu’il vit arriver le prochain direct destiné à sa figure il baissa brusquement la tête, fléchit un peu sur les genoux, et frappa à l’estomac.

L’« amateur » laissa échapper le hoquet de suffocation qui indique que le coup a touché juste, et tomba sur les genoux. Posément, en vieux pugiliste, il prit six secondes de repos avant de se relever ; mais dès qu’il fut sur ses pieds il chargea à son tour.

Seulement dans un corps à corps, où les hommes frappent de près, à coups très courts, doublés et triplés, dont la force dépend surtout de la puissance des muscles de la poitrine et de l’épaule, la lutte entre ce jeune homme et Battling Malone devenait subitement inégale : c’était la bataille de la levrette et du bull-terrier, Pat se retrouva dans son élément. C’est ainsi qu’on se battait dans les ruelles de Hoxton ou les bouges du quartier chinois : une courte mêlée décisive, à se toucher, épaule contre épaule, pour laquelle il fallait l’à-propos vertigineux et l’acharnement des rixes.

Lorsqu’il s’éloigna des cordes du ring, contre lesquelles leur corps-à-corps avait eu lieu, il laissait son adversaire couché sur le ventre, inanimé.

Pendant qu’on le ranimait, Andy Clarkson chuchotait avec bonne humeur à l’oreille de son élève :

« Vous avez été très grossier avec le gentleman, Pat !… Comment, vous n’avez pas plus de respect que cela pour Mister Fitzmorice Hunt, de l’Université de Cambridge, et trois fois champion amateur d’Angleterre ! »

Patrick Malone, qui se mouchait dans sa serviette, écarquilla un peu les yeux, Champion amateur d’Angleterre : tiens, tiens ! Mais c’était un étudiant de Cambridge, un monsieur, élevé dans du coton et qui ne s’était jamais battu que pour rire ! Pat se sentit un peu humilié d’avoir mis quatre minutes à le descendre.


De petites aventures comme celle-là rompaient la monotonie de l’entraînement. Un peu plus tard on lui fit faire de longues promenades sur route dans la direction de New-Cross et de Greenwich, pour compléter sa préparation en vue de son premier combat public.

De ce combat, lorsqu’il fut passé, Pat ne garda qu’un souvenir très confus.

Dans le hall d’entraînement il avait longuement contemplé les photographies de son adversaire, Jim Ellis, reproduites dans Boxing ; avec Andy Clarkson et ses autres entraîneurs il avait discuté les péripéties probables de la rencontre ; on lui avait tracé une tactique ; il était arrivé au jour solennel dans l’état d’esprit d’un écolier qui va passer un examen et s’effare de ne plus se souvenir de tout ce qu’il a appris… Les conseils d’Andy Clarkson sur d’innombrables points de détail ; les autres conseils que Lord Westmount, le Major et leurs amis lui avaient prodigués chacun à leur tour : il s’aperçut avec consternation, dans le vestiaire, qu’il ne lui restait rien de tout cela.

Puis le moment d’entrer dans le ring arriva, et dès son premier pas dans la salle du National Sporting Club, sa consternation s’évanouit devant une foule de sensations nouvelles.

Les plastrons de chemise des spectateurs, voilà ce qui le frappa surtout : les innombrables plastrons blancs étincelants, sertis dans les habits noirs, disposés tout autour de la salle en rangées uniformes… Les gens qui avaient amené là Battling Malone ne songeaient pas que c’était une révélation pour lui, quelque chose de totalement nouveau et d’impressionnant, tout cet entassement de foule élégante revêtue de la livrée de sa caste. Il n’en dit rien, naturellement ; mais le spectacle de ces quinze cents hommes — lords, baronets, banquiers et négociants de la cité, avocats à la mode et officiers en rupture de garnison — tous habillés de noir et la poitrine cuirassée de linge éclatant, donnait au jeune barbare brusquement arraché aux bas-fonds de l’East End son premier aperçu d’ensemble sur les « toffs », les hommes du grand monde qu’à l’est d’Aldgate on ne connaît que par ouï-dire, sans jamais les voir ; Pat Malone en resta ébahi et singulièrement troublé.

Puis Lord Westmount, qui causait familièrement avec ses amis, assis aux côtés du referee dans les fauteuils réservés aux dirigeants du club, vint lui donner une tape sur l’épaule, avec quelques mots d’encouragement. Dans le hall de Deptford, Pat traitait le jeune lord presque en égal ; dans cette salle du National Sporting Club, au centre de tous ces cercles de plastrons blancs, ce simple geste de bienveillance le laissa confondu.

Tous les yeux étaient fixés sur lui. Son adversaire Jim Ellis était bien connu : c’était un homme de valeur, mais qui avait déjà été battu et le serait encore. Il était classé définitivement et n’autorisait que des espoirs limités. Mais ce nouveau venu était l’énigme, et tous les regards s’efforçaient de le jauger avec exactitude.

« Trop musclé ! — disaient les uns. — Il est bâti comme un lutteur ! » Mais d’autres faisaient « Non » de la tête, et même ceux qui le dénigraient d’avance étaient impressionnés par la silhouette d’animal de combat, et la beauté étrange de son masque à la fois ingénu et violent.

Des rumeurs avaient circulé dans les couloirs et dans le fumoir du club ; l’on avait raconté, avec force variantes, l’histoire de sa découverte et de sa préparation ; plusieurs journaux sportifs avaient prédit à mots couverts une révélation sensationnelle. Et l’on attendait.

De sentir autour de lui cette atmosphère de curiosité et d’attente, le pauvre Pat, pour la première fois de sa vie, était intimidé.

Seulement sa timidité dura juste aussi longtemps que les préparatifs du combat, et dès qu’il fut debout, le premier coup de gong donné, et que Jim Ellis s’avança vers lui avec des gestes qui menaçaient, il oublia tout le reste du monde à la fois.

Et les quinze cents gentlemen assemblés dans leur club pour assister comme toutes les semaines à une démonstration des principes classiques du noble art de la défense de soi-même tels que le regretté marquis de Queensberry les a codifiés, prirent conscience peu à peu que ce qui se passait dans le ring était quelque chose d’inattendu et de peu usuel.

C’était l’intrusion au milieu de leur société polie et hautement civilisée de l’instinct primordial du combat, dépourvu de toute apparence de sport ou de jeu et de toute pantomime traditionnelle à laquelle ils étaient accoutumés. La méthode de combat du débutant était celle des animaux qui s’entretuent dans la forêt parce que c’est la grande loi, et à qui l’hérédité a donné l’instinct profond de la meilleure utilisation possible de leurs armes. Battling Malone avait d’eux les gestes avares, jamais faits en vain, terriblement simples et efficaces, et l’attitude d’attention concentrée, implacable, qui indique non pas le désir de briller dans un jeu, mais celui d’obtenir un résultat décisif dans un minimum de temps.

Le cadre artificiel de la salle et du ring, le public impeccable, les gants rembourrés qui amortissaient les coups — tout cela fut oublié, et ce que tous suivirent des yeux avec angoisse ce fut une bataille de jungle, la lutte inégale d’un homme et d’un animal meurtrier…