Bernard Grasset (p. 51-63).


III


Trois jours plus tard Lord Westmount disait à brûle-pourpoint à quelques-uns des membres du « British Champion Research Syndicate » :

« Je crois que nous tenons un homme, cette fois… »

En réponse à leurs questions pressées, il leur raconta, en glissant pourtant sur certains détails, l’histoire de leur exploration dans Whitechapel et de leur découverte. Sur la biographie de leur trouvaille avant le soir fatidique, il crut inutile de donner des renseignements, et à vrai dire elle n’eût intéressé que médiocrement ses aristocratiques auditeurs, car c’était tout uniquement l’histoire d’un enfant et d’un adolescent des bas-fonds de Londres, histoire à la fois tragique et terne, et qui peut se résumer ainsi.

Patrick Malone, malgré l’origine irlandaise qu’indiquait son nom, était un enfant de l’East End de Londres, et c’est là qu’il avait grandi. Sa mère restée veuve de bonne heure, avait épousé en secondes noces un charretier ivrogne qui la battait copieusement, elle et les enfants de son premier mari. Cela n’avait pas grand inconvénient en ce qui la concernait, car en robuste commère aux poings massifs qu’elle était, elle s’entendait fort bien à se défendre et même parfois à prendre l’offensive quand une dose généreuse de gin, le samedi soir, jour de paye, lui donnait l’humeur belliqueuse.

Mais les enfants, dont Patrick, l’aîné, n’avait pas onze ans à cette époque, ne pouvaient guère que se sauver en hurlant autour des tables, éviter tant bien que mal les coups de boucle de ceinture que leur beau-père envoyait dans leur direction, ou, quand sa colère était plus dangereuse encore que d’habitude, fuir la maison et aller dormir dans un hangar voisin sur de vieux sacs disposés dans une voiture à bras. Les meilleures semaines étaient celles où le chiffre de sa paye permettait à leur ennemi de ne quitter le public-house voisin qu’ivre-mort et par conséquent incapable de leur nuire.

Cela durait du samedi soir au lundi toutes les semaines. Quarante-huit heures de beuverie et de coups : les parents rentraient à minuit en titubant, parfois tendrement enlacés et chantant à tue-tête : « Let’s all go down the Strand !  » ou quelque autre refrain du moment ; parfois, le plus souvent, ne faisant que continuer dans l’escalier et dans leur chambre une querelle commencée dehors, qui finissait invariablement en bataille sauvage : coups de pied faisant un horrible bruit mat sur la chair ; ustensiles de ménage ou bouteilles transformées en massues ; clameurs aiguës de femme qu’on assomme où jurons forcenés d’un homme que des doigts ivres cherchent à éborgner.

Le mardi matin il ne restait plus que juste assez d’argent pour acheter du pain, un peu de margarine et une once ou deux de poussière de thé. Pendant le reste de la semaine les batteries bruyantes étaient donc remplacées par un silence d’hostilité sournoise, coupé d’accès brusques de fureur devant lesquels les quatre enfants sales et déguenillés s’égaillaient au plus vite, parant les coups de leur mieux, et prompts déjà à murmurer derrière le dos tourné de leur bourreau des menaces ou des injures obscènes.

Un jour un frère de leur père mort, chauffeur à bord d’un cargo-boat, vint les voir. En son honneur l’on mit, non pas les petits plats, mais les petits pots dans les grands, et le public-house du coin, à l’enseigne du « Duc de Clarence », fit des affaires d’or. Plusieurs semaines de paye accumulées au cours d’un long voyage fondirent en ripailles si magnifiques que toute la famille, y compris les quatre enfants, fit connaissance avec les boissons de riches : whisky et brandy de marque, et bière en bouteille, au lieu du gin coutumier et du mélange de « mild » et de stout rapporté dans des pichets.

Puis l’oncle chauffeur, un soir d’ivresse, vit le chef de famille frapper à coups de souliers à clous les enfants de son frère, et en conçut une fureur aussi terrible qu’inattendue.

La bataille qui prit place ce soir-là dans la pièce étroite, parmi les meubles renversés, fut d’une sorte que les moutards n’avaient encore jamais vue : une lutte sans cris ni injures, sinistrement silencieuse, qui laissa le beau-père à terre, étrangement immobile, bientôt froid, et fit de l’oncle un spectre blafard d’épouvante tardive qui sortit de la pièce à reculons et descendit l’escalier sans bruit pour disparaître à jamais dans le labyrinthe de l’East End et des docks.

Or, la cervelle d’enfant du petit Patrick crut comprendre que c’était sa querelle à lui que l’oncle avait épousée, qu’il était donc responsable aussi de cette immobilité rigide dont il sentait confusément l’horreur, et après avoir tremblé de peur pendant toute une heure dans la pièce obscure où il était resté seul avec le cadavre, il se glissa hors de la maison et disparut aussi.

Ce que sa vie fut pendant les quelques années qui suivirent ? La vie de plusieurs centaines de gamins de son âge qui peuplent les recoins obscurs de la cité géante, qui ont quitté ou perdu leur famille et qu’un instinct sauvage pousse à priser par-dessus tout et à conserver à tout prix leur liberté, même lorsqu’elle ne leur apporte que la faim presque incessante et l’asile impitoyable de la rue. Il n’est pas un quartier de Londres qui n’en abrite un contingent ; mais c’est surtout du côté des docks qu’ils pullulent, parce que les hangars, les entrepôts, les nombreux espaces à moitié déserts, leur fournissent des refuges, et qu’ils trouvent aussi de ce côté mille occasions de gagner quelques pence ou de faire main basse sur quelque victuaille.

Le petit Patrick fut un de ces boys déguenillés qu’abritent la nuit les maisons en construction, les hangars ou les porches, et qui tout le jour promènent leur indépendance dans les rues, toujours aux aguets, rusés, alertes, également habiles à éviter les policemen et à renouveler chaque jour le miracle de ne pas mourir de faim.

Il apprit à connaître l’East End et les docks mieux qu’aucun détective ; il resta parfois une année entière sans coucher dans un lit ; il fut vêtu d’un veston troué à même la peau, coiffé d’un melon trop grand pour lui et irrémédiablement défoncé, chaussé de souliers d’homme dont les semelles rattachées avec des ficelles l’abandonnaient plusieurs fois par jour. Il vendit des journaux dans Shoreditch, cira des bottes dans Aldgate, porta des valises aux alentours de la gare de Fenchurch Street, tint la tête des chevaux devant les public-houses. Il se nourrit de bananes gâtées ramassées dans le ruisseau devant les boutiques de fruitiers, de trognons de pain rassis, de rogatons de toutes sortes, ne s’offrant que rarement, aux jours d’abondance, une portion de pudding au suif ou une assiettée de saucisses et de purée de pommes de terre à deux pence et demi chez Lockharte.

Et le miracle fut que cette vie de vagabondage et de semi-famine perpétuelle lui façonna un corps robuste aux membres tressés de fortes lanières, et lui donna une constitution pour laquelle la fatigue et le froid, et les nuits passées sur le bois ou la pierre, étaient des choses sans importance et sans danger.

Quand il eut un peu grandi et qu’il lui devint plus facile de gagner çà et là quelques shillings et de manger à sa faim, sa croissance fut celle d’une plante en mai, et quelques mois firent de lui un adolescent à la poitrine profonde, qui montrait dans chacune de ses attitudes et dans chacun de ses mouvements l’équilibre incomparable des êtres sauvages que la sélection naturelle a laissés survivre parce qu’ils étaient les mieux faits pour le combat et la vie.

Il voulut être fort. Autour de lui il voyait les forts vivre gras et heureux, et les faibles souffrir, et il se fit du monde et de la vie une conception incroyablement simple, dont l’exactitude se confirmait à ses yeux chaque jour.

Dans les rues obscures du quartier des docks où il vivait, la force et son usage étaient les arguments ordinaires, et sans recours. Il y a là des jungles formées de ruelles, de terrains vagues, de maisons croulantes et d’anciens entrepôts délabrés, sur lesquelles la machine sociale n’a presque aucun pouvoir, et il existe de plus parmi les gens qui peuplent ces jungles une répugnance invincible à faire appel aux forces de la loi, même pour leur propre défense. De sorte qu’un homme dont la charpente massive, endurcie, ne craint pas les coups, et dont les muscles savent les donner avec assez de violence et de ruse, est libre et fort comme une armée au cœur d’une ville au pillage.

Et quand le petit Patrick Malone se souvenait de la rixe mortelle à laquelle il avait jadis assisté et qu’il revoyait son beau-père et son oncle tordus dans une lutte sinistre et muette, il songeait au meurtrier sans aucune horreur et même avec une sorte d’admiration reconnaissante, parce qu’il avait eu là la première image de la force, de la force qui vient parfois venger les faibles après les avoir torturés.

Un jour qu’il courait à toutes jambes dans Whitechapel Road pour vendre des journaux du soir, il vit un garçon de son âge installé dans un recoin, entre un public-house et la porte d’une usine, ou il vendait sans se donner aucun mal plus de journaux que tous les coureurs de la rue. C’était un emplacement que ce garçon occupait depuis longtemps tous les jours et dont la possession était devenue une sorte de droit tacitement reconnu.

Patrick s’avança vers lui, posa les journaux qu’il portait au pied du mur, et dit à l’autre garçon :

« Ôte-toi de là ! »

À son refus, accompagné d’imprécations, il répondit par un coup en pleine figure qui fit jaillir le sang. La foule friande de pugilat fit cercle aussitôt, mais elle n’en eut guère « pour son argent », car en vingt secondes le légitime possesseur du coin était couché dans les ordures du ruisseau, crachant des dents, et quelques instants plus tard ses journaux venaient l’y rejoindre.

Un ouvrier qui avait vu toute la scène intervint alors, et l’instinct rudimentaire de justice qui existe à peu près partout sembla devoir se tourner contre le vainqueur. Son courage d’animal batailleur le sauva.

L’ouvrier qui protestait était un homme fait, plus haut que Patrick de toute la tête, bien qu’assez malingre d’apparence. Le garçon ne dit rien, mais serra les dents et se rua sur lui. Sa jeunesse endurcie et l’extraordinaire maîtrise innée en lui de l’art d’endommager un être humain, compensèrent aisément la différence de taille, et l’homme finit par tourner casaque, pris de peur presque superstitieuse devant les charges à la fois féroces et rusées de ce gamin.

La foule, ayant vu le plus petit des adversaires triompher de l’autre, oublia promptement la cause de la querelle et se dispersa satisfaite. Patrick Malone vendit désormais ses journaux entre le public-house à l’enseigne du « Roi Alfred » et l’usine Jenkins, Evans and C°, et continua à élargir de semaine en semaine, surtout maintenant qu’il faisait trois vrais repas par jour, avec une pinte de porter à chaque repas.

Au cours des années qui suivirent, il eut maintes occasions d’éprouver la suffisance des seuls arguments dont il sut se servir. Lorsqu’il faisait queue à la porte des docks parmi d’autres débardeurs et qu’un petit nombre seulement devait trouver du travail, Pat Malone, arrivé le dernier, était toujours parmi les premiers à entrer. Il acquit promptement dans ce milieu une réputation un peu légendaire, car il semblait y avoir quelque chose de surnaturel dans l’inégalité flagrante de toutes les batailles où il jouait un rôle. Au milieu des pauvres hères chétifs, comme parmi les « bullies » ordinaires des docks, il semblait un être physiquement à part, aussi redoutable pour eux que l’est un loup pour des chiens sur qui aucune sélection n’a agi et qui ont dégénéré dans le servage.

Fatalement il devait un jour ou l’autre entrer dans le ring ; le hasard, en le conduisant sur le chemin de Lord Westmount, lui épargna les débuts pénibles des pugilistes obscurs.

Chose qui pourra paraître étonnante à ceux qui connaissent mal le peuple anglais, cet adolescent brutal ne songea jamais un seul jour à voler, ni à mendier, ni à vivre des gains d’une femme.