Albert Savine (p. 262-272).


XIX


Quelques jours se sont passés. Je me suis raisonné. J’ai réfléchi. Je ne dirai rien.

Bien que je ne puisse chasser de mon esprit le souvenir des tableaux terribles que j’ai vus se dérouler devant moi, bien que les paroles affreuses de la paysanne me poursuivent sans relâche, bien que je sente sa dernière insulte imprimée sur mon front comme avec un fer rouge, je suis décidé à garder pour moi la honte, à ne rien révéler des turpitudes qui me font frémir et crier, la nuit, à ne pas trahir le secret des ignominies qui m’écrasent.

L’autre matin, pourtant, en revenant de Moussy, j’ai été près de tout dire. Mais, aux premiers mots, j’ai senti le rouge de la confusion me monter au visage et j’ai compris que je ne pourrais jamais prononcer les paroles qui me brûlaient la langue, qui m’étranglaient pourtant, que j’avais besoin de hurler. Et j’ai raconté seulement la mort de la tante, devant moi ; j’ai dit l’épouvante que ce spectacle m’avait causé, et comment je m’étais sauvé, sans trop savoir pourquoi, pris de peur.

Mon père et ma sœur, heureusement, n’ont pas trop insisté. Ils ne m’ont pas semblé s’affecter outre mesure de la mort de la tante Moreau. Et lorsqu’ils sont partis pour Moussy, le jour des funérailles, ils n’avaient pas du tout ― même ma sœur ― des figures d’enterrement.

Moi, je n’ai pas été à l’enterrement. J’ai fait le malade. Je ne pourrais pas supporter la vue de mon grand-père.

J’ai passé la journée dans ma chambre, à pleurer, à écouter le frottement des rabots sur les planches, le grincement des scies dans les pièces de bois. Car, pendant mon absence, le chantier, qui chômait depuis longtemps, a repris son activité. Cela m’a fort étonné, à mon retour. Comment le travail a-t-il recommencé, tout d’un coup ? Pour qui travaille-t-on ?


Mon père, à qui j’ai posé ces questions, m’a fait des réponses vagues. On dirait qu’il est embarrassé, qu’il a quelque chose à cacher. Mais, aujourd’hui, je vais savoir à quoi m’en tenir. Mon père et ma sœur sont partis ce matin, de bonne heure. Ils vont à Moussy, pour la levée des scellés, et ne rentreront guère avant une heure, pour déjeuner. Midi va bientôt sonner et les ouvriers enfilent déjà leurs vestes. Je descends au chantier et je m’approche du contremaître.

― Monsieur Benoît, pour qui donc travaille-t-on, maintenant ?

― Comment ! monsieur Jean, vous ne le savez pas ? Mais, pour l’état-major.

― L’état-major allemand ?

― Dame !

― Alors, mon père travaille pour les Allemands ?

― Pourquoi pas ? Tiens ! si les Prussiens ont besoin de bois, on serait bien bête de ne pas leur en fournir, pourvu qu’ils paient.....

Le contremaître se rapproche de moi et, tout bas :

― Les Prussiens font de grands travaux dans ce moment-ci. J’ai vu ça l’autre jour, dans le parc de Saint-Cloud, en allant livrer des madriers ; ils établissent des batteries, des redoutes, un tas de machines. C’est pour bombarder Paris, vous comprenez.

― Bombarder Paris !

― Ni plus ni moins. Alors, voyez-vous, il y aura de sacrées fournitures de bois à leur faire. Ah ! le patron a eu une fière chance de tomber là-dessus..... Moi, je crois que c’est M. Zabulon Hoffner qui lui a fait avoir ça… Vous savez, le vieux vilain, qui a des lunettes ?

― Oui, je sais… Ah ! vous croyez ?

― Oui. Une fois que le patron m’avait fait demander, pour savoir si je pourrais embaucher assez d’ouvriers dans la ville, je l’ai trouvé en conversation à propos des fournitures avec le citoyen en question… Et puis, vous savez, ce particulier-là a bien une tête à s’entendre avec les Prussiens… Ça ne m’étonnerait même pas, qu’il ait demandé une bonne petite commission à votre papa.....


― Jean !

Je me retourne. C’est mon père qui m’appelle par la fenêtre de la salle à manger. Il a l’air en colère.

― Viens ici tout de suite !

― Oui, papa.

Je prends tout doucement le chemin de la maison. Je sais ce qui m’attend : un bon savon pour avoir causé avec les ouvriers. C’est l’affaire d’un quart d’heure. Mon père y met le temps.


― Jean, tu es un petit malheureux !

Quel drôle de début ! Mon père éprouve-t-il le besoin de changer la forme de ses prologues ?

― Tu m’as menti !

Mon père me crie ça d’une voix furieuse. Il n’est pas question des ouvriers. Qu’y a-t-il ?

― Tu m’as menti ! Tu as menti à ta sœur ! Tu as menti à tout le monde !

― Mais, papa… mais, papa…

― Viens ici, et tâche de dire la vérité, cette fois. Lorsque tu es arrivé chez ta tante, au Pavillon, l’autre jour, que s’est-il passé ?

― Mais, rien, papa.

― Sacré nom d’un chien ! si tu continues à mentir, tu auras affaire à moi !… Que s’est-il passé ? que t’a dit ta tante, pendant le temps que tu es resté seul avec elle, en arrivant ? Car tu es resté seul avec elle, j’en suis sûr ; la cuisinière nous l’a dit. N’est-ce pas, Louise ?

― Oh ! certainement. Du reste, regarde donc la figure de Jean. Regarde-le rougir.

Je rougis, parce que je comprends, maintenant, pourquoi mon père m’a appelé. Il peut m’interroger tant qu’il voudra ; je ne dirai rien.

― Allons, veux-tu parler ? que s’est-il passé ?

― Rien.

― Que t’a dit ta tante ?

― Elle m’a dit qu’elle était bien malheureuse… et bien malade… C’est tout.

― Et puis ?

― Et puis elle s’est évanouie.

― Et alors ?

― Justine a envoyé la cuisinière chercher le médecin allemand…

― Et toi, on t’a envoyé chercher ton grand-père ?

― Oui, papa.

― Y as-tu été ?

― Non, papa.

― Et tu es resté près de deux heures dehors ! Qu’as-tu fait pendant ce temps-là ?

― Je me suis amusé en route.

― Pendant deux heures ! Par le froid qu’il faisait !… Tu ne veux pas dire ce que tu as fait ? Tu ne veux pas le dire ?… Tu veux continuer à mentir ! Petit misérable !

Mon père s’avance vers moi, la main haute. Mais il se contente de m’empoigner par le bras et de m’amener devant lui, à côté de Louise.

― Reste là, gredin ! Et, puisque tu ne veux pas parler, je vais parler pour toi, moi ! je vais te dire ce que tu as fait. Tu as été chez ton grand-père. Tu es resté chez lui jusqu’à la nuit ! Et tu t’es entendu avec lui pour laisser mourir ta tante sans nous prévenir !… Est-ce cela, hein ? Est-ce vrai, dis ? Crois-tu que je voie clair, malgré tes mensonges ?…

Mon père se lève et me secoue de toutes ses forces.

― Et maintenant, tu vas nous dire ce qu’il t’a donné, le père Toussaint, ce qu’il t’a promis, plutôt, pour te faire son complice. Tu vas nous le dire ! Et tout de suite ! Parle !

― Allons, parle donc ! s’écrie ma sœur en grinçant des dents. Maintenant que c’est fait !…

― Je n’ai pas été chez grand-papa !

Mon père m’allonge une gifle terrible.

― Non ! je n’y ai pas été !

― Alors, qu’as-tu fait ?

― Rien !

Mon père se rassied, blanc de colère. Pendant deux minutes, un grand silence ; on n’entend que le bruit que font les pieds de ma sœur en trépignant sur le parquet.

― Allons, Jean, mon petit Jean, reprend mon père, d’une voix qui veut être douce, mais qui est aigre, ― les mains tremblent, les yeux brillent, les dents s’entre-choquent. ― Mon petit Jean, tu ne veux pas me désoler, nous réduire au désespoir. Tu vas nous dire… tout, n’est-ce pas ? Nous ne t’en voudrons pas. N’est-ce pas, Louise ?…

― Oh ! s’il dit tout, je ne lui en voudrai pas, sûrement.

Et ma sœur me lance un coup d’œil féroce.

― Tu nous as fait bien du mal, pourtant !… Sais-tu ce que tu as fait ? Sais-tu de quel malheur tu es cause ?… Je vais te l’apprendre : tu sais que ta tante Moreau devait vous laisser les deux tiers de sa fortune, à toi et à ta sœur ; elle avait fait un testament, déposé chez un notaire de Versailles. Tu sais cela, n’est-ce pas ?

Je ne réponds pas. Mon père frappe du pied et continue en crispant les doigts sur son pantalon :

— Eh bien, ce matin, chez elle, en brisant les scellés, on a découvert un testament, un nouveau, datant de huit jours, qui institue ton grand-père ― le père Toussaint ― légataire universel !

Mon père hurle les derniers mots. Il compte sur un effet. Mais je ne bronche pas.

― Légataire universel ! Entends-tu ? Comprends-tu ?… Et le dernier testament annule l’autre… l’autre, qui vous laissait une fortune à chacun ! quinze mille francs de rente. Comprends-tu, hein ?… Et vous n’avez plus rien ! rien ! rien !… Et le père Toussaint a tout ! tout !… Comprends-tu ?… Comprends-tu que vous avez été volés, ta sœur et toi ? Indignement, atrocement volés !… Et ta tante avait dû te prévenir de ça ! Elle t’en avait prévenu, j’en suis convaincu ! Moralement convaincu !… Et tu aurais dû venir nous prévenir, nous avertir immédiatement, sans perdre une minute !… Je serais accouru ! J’aurais fait déchirer ce testament ! Et vous auriez eu l’argent, tout l’argent !… Et, au lieu de cela, tu t’en vas chez ton grand-père, tu restes deux heures chez lui, tu te laisse entortiller par cette vieille canaille… Allons, Jean, voyons, si tu as un peu de cœur, mon petit Jean, dis-nous tout ce que tu sais ; raconte-nous ce que t’a dit ta tante, ce qu’elle t’a dit de ton grand-père, des moyens qu’il a employés… C’est lui, n’est-ce pas, qui la rendait si malheureuse ?… Réponds !… Mais réponds donc !…

― Ma tante ne m’a rien dit.

Mon père se lève.

― Ta tante ne t’a rien dit ? Tu persistes…

― Non ! Elle ne m’a rien dit.

― Prends garde à toi, Jean ! Prends garde à toi !… Si tu ne dis pas la vérité, si tu ne dis pas ce que tu as fait chez ton vieux voleur de grand-père…

― Je n’ai pas été chez grand-papa !

Mon père lève le poing ; mais je me gare et je reçois, sur le coude, un coup terrible qui m’engourdit le bras et m’envoie rouler jusqu’à la porte.

― Menteur ! Hypocrite ! Jésuite !

Et ma sœur, toute droite, le visage vert, la bave aux lèvres, s’écrie en me tendant le poing :

― On devrait te mettre dans une maison de correction !

Une maison de correction ! Oh ! j’aime mieux y aller que de rester ici ! Je ne veux plus rester ici ! Je ne veux plus ! Et je m’écrie en regardant mon père bien en face :

― Mettez-moi dans une maison de correction ! J’aime mieux ça !

J’ouvre la porte, furieusement, je traverse le corridor et je me précipite dans la rue.