Albert Savine (p. 273-284).


XX


Je m’en vais, sanglotant, le mouchoir appuyé sur les yeux.


― Eh bien ! maître Jean, on pleure ? Qu’est-ce qu’il y a donc ?

C’est le père Merlin qui rentre chez lui et qui m’a vu venir, de loin, en ce triste équipage. Je m’essuie le visage rapidement et je relève la tête.

― Tu as la figure toute rouge. Est-ce qu’on t’aurait battu ?

― Oui… oui, monsieur…

― Et qui ? Ce n’est pas ton père, je pense ?

― Si, monsieur…

― Qu’est-ce que tu as donc fait ?

Je ne réponds pas. Je recommence à pleurer. Le père Merlin me prend par la main.

― Allons, entre chez moi. Tu me raconteras tes chagrins… si tu veux. Et tu te chaufferas, au moins ; tu dois geler, dans la rue ; il fait un froid de chien, ce matin…

Je suis assis dans la salle à manger, au coin du feu, la tête dans les mains, sanglotant toujours.

― Alors, on n’a pas été sage ? On a fait de grosses bêtises ? Qu’est-ce qu’on a fait, allons ?

― Oh ! oh ! oh !… monsieur Merlin… si je vous disais…

― Pourquoi pas ? C’est donc bien grave ?

― Oh !… oui. C’est affreux, allez… Je n’ose pas… non…

Et je secoue la tête en regardant le vieux qui fixe sur moi ses yeux brillants. Ces yeux m’attirent ; je vois dans ces prunelles calmes de la loyauté et de la douceur, de la bonté pour les faibles, de la sympathie pour les souffrants. Tout remué encore par la scène atroce à laquelle je viens d’assister, le cerveau plein d’images horribles, le cœur débordant de terreur et de honte, je me sens entraîné vers ce vieil homme à la face honnête et digne. Je sens que derrière ce visage, sur lequel une expression de raillerie douce a fait place à la pitié, il ne peut y avoir qu’une âme droite. Et je comprends que je puis avoir confiance en ce vieillard, qu’il ne me trahira pas, qu’il me donnera peut-être du courage et du cœur, à moi qui n’ai plus de force, qui ne sais ni ce qu’il faut faire, ni ce qu’il faut penser.

J’essuie mes larmes et, bravement :

― Monsieur Merlin, je vais vous raconter tout.

Et je lui raconte tout, en effet, sans omettre un détail, sans passer un mot…

Le vieux s’est levé et se promène de long en large. De temps en temps, il crispe les poings en murmurant :

― Ah ! ces bourgeois… Ah ! ces bourgeois…

― Et je n’ai rien voulu dire, monsieur Merlin ; ce que je vous raconte à vous, je n’ai pas voulu le raconter à mon père, même quand il m’a battu. Mais maintenant qu’ils veulent me mettre dans une maison de correction, je dirai tout, je le crierai dans la rue, dans la ville, partout ! Je crierai que grand-papa a fait mourir ma tante et qu’il a fait fusiller le franc-tireur !… Et qu’il a fait envoyer Dubois en Prusse… et que papa travaille pour les Prussiens pour les aider à bombarder Paris…

Je crierai ça tant que je pourrai… avant d’aller dans la maison de correction !…

Le père Merlin s’est assis en face de moi et m’a pris les mains.

― Allons, mon enfant, calme-toi, calme-toi. Et écoute-moi un peu… Tu veux bien m’écouter ? Tu as bien confiance en moi, n’est-ce pas ?

― Oh ! oui, monsieur Merlin ; oui, oui… Je suis bien content que vous me parliez… que vous me parliez comme à un ami, parce que, voyez-vous, je… j’ai trop de chagrin…

Je recommence à sangloter.

― Eh bien ! ne pleure pas. Je vais te parler comme on parle à un ami, comme on parle à un homme, car il te faut maintenant la force, le courage d’un homme, mon pauvre enfant. D’abord, comme je viens de te le dire, il faut te calmer, laisser s’apaiser ta colère, laisser tes nerfs se détendre. Tu es hors de toi ; il faut reprendre possession de toi-même. On juge mal quand on n’est pas de sang-froid… Tu ne veux pas rentrer chez toi pour déjeuner, n’est-ce pas ?

Je secoue la tête.

― Non. Eh bien ! tu vas déjeuner avec moi. Je vais envoyer ma bonne prévenir tes parents que je t’ai rencontré en route et que je te garderai avec moi pendant l’après-midi. Je te reconduirai moi-même ce soir, quand nous aurons causé.

Nous déjeunons tranquillement et peu à peu, je sens mes angoisses s’apaiser, ma colère décroître et, malgré les frissons qui me secouent encore, je sens le calme descendre en moi.


― Mon enfant, me dit le père Merlin lorsque nous avons fini, tu parlais tout à l’heure d’aller révéler les horribles secrets qui te pèsent, de crier sur les toits les iniquités dont tu as été le témoin, de publier les mauvaises actions dont on s’est rendu coupable devant toi. Il ne faut pas faire cela. Il faut, comme tu l’as fait jusqu’ici, enfouir ces choses au fond de toi. Ne les oublie pas, souviens-t’en, au contraire, repasse-les souvent dans ton cœur. Laisse là ta colère, mais conserve ton indignation. L’indignation est toujours une chose juste. C’est pour cela qu’elle vit. Plus tard, quand tu seras grand, les frémissements qui t’agitent aujourd’hui te secoueront encore et ce sera peut-être au souvenir des ignominies qui t’ont fait horreur que tu devras d’être un homme. C’est une dure leçon qui t’est donnée là, mon enfant, tu le comprendras un jour. Elle peut te profiter à toi, si tu veux. Si tu veux, si tu es assez fort pour ne pas laisser fausser, pendant dix ans au moins, ton âme d’enfant qui est sincère et droite ; si tu es assez robuste pour voir les choses, plus tard, avec tes yeux d’aujourd’hui.

Quant à divulguer ce que tu as vu, à quoi bon ? À quel résultat arriverais-tu, en agissant ainsi ?

― Je me vengerais !… Puisqu’ils veulent me mettre dans une maison de correction !…

Le père Merlin sourit.

― Non, ils ne t’y mettront pas. Ils sont persuadés, maintenant, que tu ne sais pas grand’chose ; que tu t’es laissé entortiller bêtement, sans rien voir, que tu es tombé sans t’en douter dans les panneaux que te tendait ton grand-père, pour t’empêcher de revenir à Versailles avant la mort de ta tante. Ils te prennent pour un imbécile, vois-tu, un imbécile qui ne veut pas avouer, par fausse honte, les sottises qu’il a pu commettre. Ils ne te parleront plus de rien, sois-en sûr. Mais toi, de ton côté, garde-toi bien…

― Oh ! je ne parle à personne, à la maison ! Je ne peux parler à personne. Vous savez comment ils sont. À qui voulez-vous que je parle ? À mon père ? Il ne m’écoute pas ou ne me répond pas. À ma sœur ? Elle se moque de moi.

Le vieux hausse les épaules.

― Eh bien ! tu me parleras, à moi. Et si tu manques de courage, je t’en donnerai.

― Oh ! vous, oui. Vous ne pensez pas comme eux, au moins. Il y a longtemps que je le sais. Et il y a longtemps, aussi, que j’aurais voulu vous causer, voulu être votre ami…

― Bah ! dit le père Merlin, qui cependant semble ému, je ne vaux pas mieux que les autres !

― Oh ! si. Et, d’abord, vous ne feriez pas ce que fait mon père, vous ne livreriez pas aux Allemands les choses dont ils ont besoin pour canonner Paris. Voyez-vous, quand j’ai appris ça, ce matin, ça m’a bouleversé. Il me semble que mon père est un brigand, un traître…

― Ton père est un bourgeois, mon ami… un bourgeois… voilà tout…

Et le vieux parcourt la pièce, de long en large, les mains derrière le dos.

― … Un bourgeois, parbleu !…

― Et dire qu’à la maison, on ne parlait que de patriotisme, de défense nationale, de guerre à outrance ! On ne parlait que d’élever son cœur !…

― Le patriotisme, murmure le père Merlin qui semble se parler à lui-même, mais dont la voix s’élève peu à peu, le patriotisme ! Une trouvaille du siècle ! Une création toute nouvelle ! Une invention des bourgeois émerveillés par la légende de l’an II, hébétés par les panaches et les chamarrures de l’Empire ! C’est drôle, ils en rêvent tous, ces idiots, du plumet et de la ceinture à glands d’or des commissaires de la Convention aux armées !… On n’a qu’à désosser Saint-Just pour avoir Prud’homme… Un peu trop jeunes pour partir en guerre, les sires de Framboisy ; mais ça ne les empêche pas de faire les crânes. À Berlin ! À Berlin !… Allez leur crier : Vive la Paix, à ces ânes-là, pour voir comment vous serez reçus… J’en sais quelque chose… Le patriotisme, monsieur ! Et allez donc, les blouses blanches et les casse-têtes tricolores !… Et puis, la débâcle : encore le patriotisme… Seulement plus de casse-têtes : les souvenirs de 92. Ça vous assomme tout de même… Ah ! les souvenirs de 92 ! Le passé pris à témoin du présent ! Les fantômes devant les fantoches ! Les objurgations, les évocations, les exhumations… Mânes de Bonaparte, protégez-nous ! Après Bonaparte, c’est Kléber et Marceau… Pourquoi pas Sobieski et Palafox ?… Voilà : ils avaient moins de panaches… Et puis, le dénigrement préconçu de l’ennemi, les railleries, les moqueries, les annonces mensongères de victoires, les enthousiasmes, les énervements, les défaillances, les chaises qu’on brise à la Bourse, la Marseillaise qu’on fait chanter à Capoul. C’est du patriotisme, tout ça ! C’est du patriotisme bourgeois, le patriotisme de l’épicier et celui du journaliste ― les journalistes ! Quels misérables ! ― … Mais le patriotisme de première classe, le patriotisme extra, le fin et le râpé, c’est celui de Gambetta. Ah ! celui-là, par exemple, j’espère bien lui voir élever une statue avant ma mort… Ni un pouce du sol, ni une pierre de forteresse !… Et une fierté de théâtre, et des phrases creuses, et des déclamations ampoulées, et encore 92 ― lorsqu’il n’y a plus ni soldats, ni armes, ni rien ― lorsqu’on ne peut aboutir qu’à une chute plus irrémédiable, après des tueries inutiles, des boucheries idiotes, des carnages imbéciles. Ah ! il a tenu haut le drapeau, celui-là…

Le drapeau !… Voilà Thiers, le vieil assassin, l’homme qui a toujours fait litière de la justice et du droit : il est au pinacle. Il montera encore, le chacal ; et il pourra, si ça lui plaît, recommencer Transnonain. Qu’est-ce que ça fait ? C’est un patriote…

Ah ! ils y tiennent, à leur patriotisme ! Ils y tiennent, comme on tient aux sentiments factices, ceux qu’on n’éprouve pas ― et qu’on se targue d’éprouver… Seulement, il y a la pierre de touche : l’intérêt. Oh ! alors… Alors, les capotes en papier buvard, les souliers en carton, la poudre d’ardoise pilée, la viande pourrie, la farine avariée… Tiens, petit, tu serais à l’armée, toi, ― et le vieux me frappe sur l’épaule ― tu serais soldat, que ton père, entends-tu, ton père ? fournirait, pour de l’argent, aux Prussiens, de quoi établir les batteries qui devraient tirer sur toi !…

C’est dégoûtant, hein ? C’est infâme ? Oui, je sais bien… mais c’est logique, après tout. Ou plutôt, ce serait logique s’il n’y avait pas le patriotisme… L’intérêt ! l’intérêt !… Le paysan, au moins, ne cache pas sa haine de la guerre. Il ne se met pas de masque sur la figure ; il vous donnerait tous les drapeaux du monde pour un quarteron de pommes… Mais le bourgeois ! ce mouton affublé d’une peau de tigre ! cet imbécile qu’un plumet rend enragé et qu’une épaulette fait rêver de batailles… et qui ne comprend même pas, l’abruti, pourquoi les meneurs de nations tiennent à faire, de temps en temps, un charnier de leurs peuples…

La guerre ! l’ignoble guerre !… Oh ! quand donc les peuples seront-ils las de s’entre-tuer ? Quand refuseront-ils l’impôt du sang ?… Refuser l’impôt du sang ! Ah ! bien, oui ! Chauvin n’est pas mort… Attends un peu, mon garçon, attends un peu, et tu verras de drôles de choses, plus tard…

Tout le monde soldat… Tu verras ça… Plus de peuples : des armées. Plus d’humanité : du patriotisme. Plus de progrès : des drapeaux. Plus de liberté, d’égalité, de fraternité : des coups de fusil… Ah ! saleté humaine ! Ah ! bêtise ! Ah ! cochonnerie !.....


Le père Merlin s’arrête devant moi.

— Je m’emporte, mon enfant, je m’emporte. Ces choses-là, vois-tu… La guerre, je la hais.

― Oh ! moi aussi, je la hais !

― Toi aussi ? demande le vieux en souriant. Tu as déjà des convictions ?

Et il ajoute, très sérieux :

― Alors, tu souffriras. Ce sont les convaincus qui souffrent.


Quand je rentre à la maison, reconduit par le père Merlin, des tas d’idées tourbillonnent dans ma tête. J’éprouve des sensations que je n’ai jamais éprouvées. Je rêve de fraternité et de justice. Et tout le reste me semble très bas, très bas.