Albert Savine (p. 249-261).


XVIII


― Mon enfant, on veut me faire mourir !

Je n’oublierai jamais ce cri que pousse ma tante, lorsque je pénètre dans le salon du Pavillon où l’on a roulé son fauteuil, devant la cheminée.

― On veut me faire mourir ! On veut me tuer ! Je suis entourée d’assassins ! Jean, viens ici, mon petit Jean, tout près de moi, là…

J’approche, très ému. Ma tante me fait peur. Elle a l’air d’un spectre. C’est malgré moi que je lui tends mon visage et je frémis quand, de ses lèvres froides, elle pose un baiser sur ma joue. Elle tient mes deux mains dans les siennes ― des mains de glace ― et je sens ses ongles m’entrer dans la chair pendant qu’elle creuse mes yeux de ses prunelles froides où brille un point blanc, terrible.

Une idée m’empoigne ; ma tante est folle ! J’essaye de me dégager. Je ne veux pas rester là. Elle est folle !

― Ne t’en va pas, mon petit Jean. Je t’en prie… Assieds-toi là, tiens, près de moi, tout près…

La voix est lugubre et douce ; une voix de mourant.

― Prends une chaise… Mets-toi près du feu… Je suis si heureuse de te voir…

Et, brusquement, d’un ton rauque :

― Ton père est-il venu avec toi ?

― Non, ma tante. Il est très occupé pour le moment. Il a dit qu’un de ces jours… sans faute… il viendrait vous voir. Louise aussi.

La vieille femme porte la main à son cœur :

― Ah !… Eh bien ! tant mieux… oui, tant mieux… un de ces jours !… pourvu que je n’y sois plus…

Elle éclate en sanglots. Et, tout d’un coup, tendant vers moi ses bras décharnés :

― Jean ! pardon, pardon ! pardonne-moi ! Dis-moi que tu me pardonnes… que tu m’aimeras tout de même… que tu ne me le reprocheras jamais… quand je serai morte… que… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !…

Je me suis jeté à ses genoux.

— Ne pleurez pas, ma tante, je vous en supplie…

― Si, si ! il faut que je pleure… c’est honteux… c’est misérable… Ah ! qu’on est lâche quand on est vieux… Laisse-moi pleurer… ma vie ne valait pas la peine…

― Ma tante, je vous en prie…

Je cherche des mots ; je n’en trouve pas. Il faut que j’appelle quelqu’un.

― Justine !

Mais ma tante bondit dans son fauteuil et me saisit par le bras.

― N’appelle pas ?… Je te défends !… Cette fille ne m’obéit plus… Elle obéit à lui. Il la paye… J’en suis sûr…

Je la regarde, stupéfait. Elle n’a point lâché mon bras ; elle m’attire à elle.

― Jean, tu es grand, tu es raisonnable, tu es presque un homme. Eh ! bien, écoute. Je vais te parler comme je parlerais à ton père, s’il était ici. Je vais tout te dire. Écoute-moi bien. Et, plus tard, quand je serai morte, quand on dira que je n’étais qu’une vieille gueuse, tu pourras…

Elle recommence à pleurer et, à travers ses sanglots, me raconte des choses affreuses. Depuis près d’un mois, des scènes atroces ont lieu chez elle ; les Prussiens ont choisi le Pavillon pour s’y livrer à tous les excès, à toutes les orgies, à tous les outrages.

― C’est inimaginable, ce qu’ils ont fait, mon enfant. Il y a des choses que je ne voudrais dire pour rien au monde ; j’ai été près d’en mourir de frayeur et de honte. Eh bien, ce que tu ne croiras pas, c’est qu’ils étaient payés pour le faire…

― Payés ! ma tante ; et par qui ?

Elle me regarde douloureusement.

― Pauvre, pauvre petit !

Puis, rassemblant ses forces, hachant les mots, coupant les phrases de soupirs :

― Celui qui les payait est venu… quand il m’a vue à bout de forces… n’en pouvant plus. Et il m’a proposé de faire cesser ces… ces choses… de faire partir les Prussiens de chez moi… à condition… que je vous… que je vous dépouille, mes pauvres enfants… que je vous déshérite… Et moi, lâche, lâche, pour conserver ma vie… ma misérable vie que je sentais s’en aller… j’ai accepté… j’ai fini par accepter… Et ils sont revenus ! Ils sont revenus hier ! Ils ont recommencé… Tout le monde est vendu à lui. Il veut me faire mourir !… mourir !… Mais je ne veux pas mourir ! Jean, je te demande pardon, mais défends-moi, défends-moi… Jean !…

Et ses bras qu’elle a croisés autour de mon cou, tout d’un coup se détendent, battent l’air, et la pauvre vieille se laisse tomber, toute blanche, sur le dossier du fauteuil.

Cette fois, j’appelle. J’appelle à grands cris.

Justine accourt.

― Ah ! mon Dieu ! madame qui se trouve mal ! Quel malheur !

Elle s’empresse ; mais au bout d’un quart d’heure, ma tante n’est pas revenue à elle. Le pouls est faible, presque imperceptible. Elle respire difficilement.

― Monsieur Jean, je vais envoyer chercher le médecin, me dit la femme de chambre. C’est le major allemand qui nous sert de médecin. L’autre est parti. Mais… comme on ne sait jamais… si vous vouliez aller chercher M. Toussaint.

― Oui, j’y vais.


Je pars en courant. J’ai déjà dépassé la ferme de Dubois, l’ancien maire, lorsque des appels, derrière moi, me font tourner la tête.

― Pst ! pst ! petit, écoute donc un peu.

Une femme vêtue en paysanne, me fait des signes, de la porte de la ferme. Je la reconnais ; c’est la femme de Dubois. J’approche.

― Que me voulez-vous, madame ?

― Où vas-tu si vite que ça ? Chez ton grand-père, au moins ?

― Oui.

Elle se campe devant moi et, clignant de l’œil :

― Alors, c’est que la vieille est claquée ?

― Quelle vieille ?

― Eh ! ta tante, donc ! la dame du Pavillon ! Petit malin, va ! Comme si on ne connaissait pas vos affaires !

Je reste tout interloqué. Cette femme se moque de moi, c’est clair.

― Madame, vous n’êtes guère polie. Dans tous les cas, si vous vous intéressez à ma famille, apprenez que ma tante Moreau n’est pas morte.

― Si je m’intéresse !… Petit bandit !…

La femme de Dubois a sauté sur moi et, m’attrapant par ma cravate ― une belle cravate bleue toute neuve ― :

― Eh bien ! quand elle sera morte, tu pourras dire à ton grand-père, à ton vieux cochon de grand-père, de te payer une cravate encore plus belle que celle-là. Ça ne le gênera pas, car il aura pu mettre dans son sac l’argent de la vieille qu’il est en train de tuer par-dessus celui qu’il a reçu pour faire envoyer mon mari en Prusse et pour vendre l’officier de francs-tireurs qu’on a fusillé là-bas dans le pré. Entends-tu, morveux ? Et, tiens, voilà pour toi !

Elle lâche ma cravate et me flanque une paire de gifles.

― Graine d’assassin ! petit-fils d’assassin !


Elle ferme sa porte à la volée. Je reste là, hébété, sans voir, sans oser comprendre. Puis, des larmes s’échappent de mes yeux et je cours me jeter à plat-ventre derrière un buisson où je reste à pleurer, malgré le froid, jusqu’à ce qu’il fasse nuit noire. Alors, j’ai peur ; et je rentre au Pavillon en tremblant, me retournant à chaque pas pour regarder derrière moi.

― Vous n’avez donc pas été chercher votre grand-père ? me demande Justine.

― Non… Je me suis amusé en route… Et puis, il était trop tard…

― Heureusement qu’il est venu tout à l’heure. Il vient de s’en aller. Je vous conduirai demain matin chez lui pour déjeuner.

Des détonations éclatent dans le salon. On dirait des coups de pistolet.

― Qu’est-ce qu’il y a, Justine ?

― Oh ! rien, monsieur Jean, rien du tout. Ce sont les Prussiens qui s’amusent. C’est leur habitude, le soir. Ils enlèvent les balles de leurs cartouches et jettent les cartouches dans la cheminée. C’est très drôle ; ça fait comme un feu d’artifice ; et puis, il n’y a pas de danger, puisque les balles sont enlevées.

De nouvelles détonations crépitent. J’entr’ouvre la porte du salon. Devant la cheminée où pétille un feu de bois, ma tante est assise, la figure terreuse, les yeux fermés, les bras pendants. De chaque côté d’elle, un sous-officier prussien, dodelinant de la tête, ivre sans doute, dépouille des cartouches dont il jette les culots au feu. Il y a un tas de balles par terre. À chaque cartouche qui éclate, la vieille tressaute. C’est tout. Elle n’ouvre même pas les yeux.

― Justine ! Justine ! Il faut dire aux Prussiens de s’arrêter !

― Ah ! bien, oui ! Allez donc leur dire un peu, pour voir, monsieur Jean. Vous verrez comment vous serez reçu !

― Alors, il faut emmener ma tante, la porter dans sa chambre…

― Mais ça la distrait, ça, monsieur Jean !

― Il faut l’emmener dans sa chambre ! Entendez-vous ? Tout de suite !

― C’est bon, monsieur Jean, c’est bon, ne vous fâchez pas. Si vous y tenez…

Justine appelle la cuisinière ― une paysanne des environs ― et, à nous trois, nous transportons la pauvre vieille dans sa chambre. Elle ouvre les yeux en route, me regarde, mais ne prononce pas une parole.

― Là, dit Justine. Je vais la déshabiller et l’aider à se coucher. Allez donc dîner, monsieur Jean. Votre dîner est servi, en bas, dans la salle à manger. J’attends que vous soyez parti pour déshabiller madame.

Je descends. Je dîne en deux bouchées et je demande à remonter auprès de ma tante.

― Elle dort, déclare la femme de chambre. Le médecin a défendu de la déranger. Vous la verrez demain matin, monsieur Jean. Ah ! cette pauvre madame ! Elle est bien malade, voyez-vous. Nous faisons ce que nous pouvons, pourtant… Quelquefois, il y a du mieux. Ainsi, depuis deux jours elle se lève. C’est déjà quelque chose, puisque dernièrement elle est restée quatre jours couchée. Cette fois-là nous avons bien cru que c’était fini….

Justine parle longtemps. Je finis par ne plus l’entendre. Je ne comprends plus. Je n’ai plus d’idées. Il me semble qu’on m’a coulé du plomb dans le cerveau.

― Voulez-vous vous coucher, monsieur Jean ?

― Oui… Oui…

On me conduit à la chambre qu’on m’a préparée, une chambre du premier étage, tout au bout du Pavillon. D’habitude, je couchais au rez-de-chaussée, dans une chambre contiguë à celle de ma tante.

― C’est moi qui couche là maintenant, me dit Justine. C’est tout à côté de madame. Si elle a besoin de quelque chose, la nuit…

Je suis exténué, j’ai la tête en feu. Je m’endors d’un sommeil lourd. Je fais un rêve étrange, dans lequel je vois passer le paysan que les Prussiens escortaient ― celui qu’on a fusillé, dans le pré ; ― j’assiste à son exécution ; et, immédiatement après le bruit déchirant du feu de peloton, il me semble pendant longtemps, oh ! longtemps, entendre des cris affreux, des hurlements, un vacarme épouvantable… Puis, le bruit s’apaise… et je me vois, fuyant à Versailles, à travers le bois et poursuivi par mon grand-père qui, pour me saisir étend des mains toutes rouges…


J’entends une clef grincer dans la serrure. Je me réveille en sursaut, terrifié, couvert de sueur. C’est Justine qui entre.

― Monsieur Jean, habillez-vous vite… Il est sept heures… Et votre tante… votre pauvre tante…

Une idée me traverse le cerveau. Je me dresse sur mon séant.

― Morte ?

― Non… non… mais…

― Justine ! dites-moi la vérité !

― Venez vite, monsieur Jean…

Deux minutes après, je suis en bas. La chambre de ma tante est éclairée par des bougies. Tout au fond, un chirurgien-major allemand, en uniforme, est assis, les jambes croisées, sur une chaise basse. Au pied du lit, près d’une table sur laquelle est posé un crucifix, la cuisinière campagnarde est agenouillée, un mouchoir appuyé sur les yeux. Et, sur les oreillers blancs, des cheveux gris, le haut d’une face couleur de terre apparaissent au-dessus du drap remonté très haut et qu’ont agrippé avec rage des doigts longs et amincis. Les doigts semblent se resserrer de plus en plus, les paupières battent, doucement. Mais les mains semblent s’ouvrir. Les doigts se détendent, par saccades, les paupières se relèvent, l’œil se retourne et une grosse bille, toute blanche, paraît sortir de l’orbite.

La paysanne fait le signe de la croix et je m’appuie à la cheminée pour ne pas tomber.


Un coup de sonnette retentit.

― Voilà M. Toussaint, dit Justine qui pleure à chaudes larmes. Je vais lui ouvrir.

Je la suis ; mais je ne dépasse pas le salon. Aussitôt que la femme de chambre en est sortie, j’ouvre tout doucement une fenêtre, j’enjambe la barre d’appui et je me laisse glisser à terre.

Et je me sauve, à travers champs, à travers bois comme dans mon rêve, dans la direction de Versailles, en courant de toutes mes forces…

Graine d’assassins ! Petit-fils d’assassin !

Oh ! que j’ai peur ! oh ! que j’ai honte !… Je ne veux plus voir mon grand-père !…

Jamais !… Jamais !…