Albert Savine (p. 240-248).


XVII


Il y a quelque temps déjà que nous n’avons vu M. Beaudrain. Nous savons qu’il est malade. Malade de peur. Le 25 octobre, jour de la sortie de la Jonchère, lorsque le canon français, se rapprochant, semblait toucher aux portes de Versailles, il a été pris d’une crise de nerfs. Il a fallu le remonter à grand’peine de sa cave où il s’était blotti et le transporter mourant dans sa chambre.

Un billet de lui nous apprend qu’il vient de quitter le lit et qu’il a obtenu des autorités prussiennes un sauf-conduit qui lui permettra de se rendre à Caen, où demeure sa famille. Il s’excuse de ne pouvoir venir nous faire ses adieux, mais il craint, s’il se promenait dans la ville, d’être victime de quelque accident. Il sait que les Allemands lui en veulent, etc., etc.

― Si nous allions le voir ? demande mon père. C’est bien le moins que tu ailles serrer la main de ton professeur avant son départ, Jean.

Nous partons. M. Legros, qui n’a justement rien à faire, nous accompagne. Quant à Mme  Arnal, elle ne peut nous suivre, à son grand regret ; elle est obligée d’aller chercher son blessé qui est parti prendre l’air dans le parc et qu’elle a promis de rejoindre avant quatre heures, pour le ramener chez elle.

― Il s’impatienterait, vous comprenez ; et les malades, c’est tellement nerveux ! Un rien entrave leur guérison. Un rien ! la moindre contrariété !…

Mais elle nous remet une lettre à l’adresse de son mari, à Paris, en nous chargeant de prier M. Beaudrain de la faire parvenir, par un moyen quelconque, dans la capitale assiégée.

― Ce pauvre Adolphe ! Il sera si content d’avoir de mes nouvelles !…

Le professeur demeure dans une maison contiguë au lycée. L’entrée principale donne sur l’avenue de Saint-Cloud, mais M. Beaudrain a la jouissance d’une entrée particulière sur une cour du lycée ; c’est la cour des cuisines. M. Beaudrain est très fier de cette entrée.

Il n’y a pas de quoi. La cour est petite, sale, puante. De tous côtés gisent des instruments culinaires absolument infects, des marmites barbouillées de graisse, des casseroles vert-de-grisées. Des tas de vieux haricots et de lentilles, des os moussus, des rognures de légumes putréfiés entourent des cuves et des tonneaux pleins d’eau sale. Sur cette eau nagent des langues de pain, des rondelles de carottes, des poireaux qui ressemblent à des algues, des feuilles de choux blafardes, et, de temps en temps, apparaît la forme indécise d’un arlequin qui fait la planche. Une odeur repoussante monte de cette cour, passe par l’entrée particulière et nous poursuit dans l’escalier.

Nous trouvons le professeur en train de faire ses malles. Il nous explique qu’il se hâte, car il a peur que les Allemands se ravisent et lui enlèvent son sauf-conduit. M. Beaudrain me fait pitié ; ce n’est plus que l’ombre de lui-même. Il est horriblement troublé et, réellement, il ne sait plus ce qu’il fait. Il renverse son encrier dans un carton à chapeau et remplit de chaussettes sales et de vieux faux-cols un tuyau-de-poêle tout neuf. Il bredouille, tout en continuant ses préparatifs, des phrases inintelligibles. La lettre de Mme  Arnal l’embarrasse beaucoup ; il ne sait où la fourrer. Si les Prussiens la découvraient ! Enfin il déclare que, pour plus de sûreté, il la mettra dans ses bottes.

Nous nous en allons après lui avoir souhaité un bon voyage et le professeur, en nous reconduisant, semble retrouver la moitié de sa langue. Il murmure :


Non patriam fugimus ; nos dulcia linquimus arva…


Et, après du Virgile, du Casimir Delavigne :


Adieu, Madeleine chérie…


La maison de M. Beaudrain s’appelle Madeleine ? Je l’ignorais…


… Qui te réfléchis dans les eaux…


Les eaux grasses…

Nous traversons la cour infecte et nous allons sortir quand le concierge du lycée nous barre le passage. Un convoi de blessés entre dans l’établissement scolaire, qu’on a converti en ambulance. La vue des voitures, dont les bâches de toile grise portent la croix rouge, et d’où sortent des gémissements, me glace le sang dans les veines.

― Tous des blessés prussiens, murmure le concierge ; on ne met pas de Français ici.

― Ah ! dit M. Legros, tout bas, si l’on pouvait les achever !

Le concierge nous donne des détails. D’après lui, toutes les nuits, on emporte des cinquantaines de cercueils. Les Prussiens enterrent leurs morts la nuit pour ne pas laisser voir leurs pertes.

― Quand je vous dis qu’ils tombent comme des mouches ! murmure le marchand de tabac.

Et il ajoute :

― Si vous voulez, Barbier, nous irons jusqu’au Château. J’ai l’habitude de donner, tous les huit jours, quelque chose pour les blessés français. C’est ma femme qui veut ça. Une idée de femme. Elle voulait que je donne dix francs. Je donne cent sous. C’est assez.

― Mais, demande mon père, on vous laisse donc pénétrer dans l’ambulance du Château ?

― Non, non. Seulement, je passe devant, tout près. Je fais signe à un curé ― un curé français, l’abbé Chrétien ― qui se trouve toujours là l’après-midi, et il vient prendre mon argent qu’il distribue entre les Français. Ah ! il n’y a pas de danger qu’il en donne un sou aux Allemands ! Tout pour les nôtres ! On peut se fier à lui pour ça. Tout le monde le sait. Vous connaissez l’abbé Chrétien ?

― Je l’ai vu. Il a une sale tête.

― Vous trouvez ? C’est un bien brave homme. Et un patriote ! Je ne vous dis que ça…

Nous arrivons au Château. Nous passons devant la galerie des maréchaux où est installée l’ambulance. Nous passons et nous repassons, et M. Legros, qui regarde par toutes les fenêtres, n’aperçoit pas l’abbé Chrétien.

― C’est qu’il n’est pas là… c’est qu’il n’est pas venu… Ah ! voilà une sœur de charité.

Il lui fait signe. Deux minutes après, la sœur ouvre la porte et s’approche de nous. Elle a, sous la cornette, une belle figure triste et pâle.

― Ma sœur, dit le marchand de tabac, je voudrais vous remettre un peu d’argent… un peu d’argent pour les blessés… D’habitude, je donne la même somme, tous les huit jours, à l’abbé Chrétien…

Il allonge la pièce de cent sous vers la main qu’a tendue la sœur.

— Mais, ajoute M. Legros, il est bien entendu que c’est pour les nôtres, pas pour les Prussiens… rien que pour les nôtres…

La sœur a retiré la main et, étendant le bras vers la longue galerie où souffrent les mutilés :

― Pour tous, dit-elle.

M. Legros est stupéfait.

― Mais, ma sœur, voyons… je ne peux pas… pour les Prussiens… je ne peux pas…

― Alors, gardez votre argent, mon frère. Je ne peux pas le prendre.

Et la sœur est rentrée, droite et calme, dans l’ambulance dont elle a fermé la porte tout doucement.

M. Legros est furieux ; mon père aussi.

― Ah ! la béguine ! la garce ! la sale béguine ! Avez-vous vu ça ? Pas pour deux sous de patriotisme ! Pas un liard de cœur ! C’est honteux !…

Et le marchand de tabac frappe sur la pièce de cent sous qu’il a remise dans le gousset de son gilet.

― J’aimerais mieux la jeter dans la pièce d’eau des Suisses que de la donner aux Prussiens !

― Sacré nom d’un chien ! vous avez raison, dit mon père. Et on appelle ça des sœurs de charité ! Quelque chose de propre !…


En rentrant, nous trouvons à la maison Justine, la femme de chambre de la tante Moreau. Elle vient prier mon père, de la part de la tante, de venir la voir le plus tôt possible à Moussy.

― Diable ! dit mon père, ça tombe mal. J’ai justement à faire ce soir avec M. Zabulon Hoffner, au sujet d’une chose… d’une machine… très importante… Et je serai probablement très occupé pendant quelque temps…

Mon père réfléchit.

― Si on envoyait Jean ? demande ma sœur. Puisque ma tante se plaint surtout de la solitude dans laquelle elle vit, à ce qu’affirme Justine… Ça lui ferait une société.

Il me semble que Louise dispose de moi bien cavalièrement. Petite péronnelle ! Attends un peu ! Mais mon père approuve l’idée qu’elle vient d’émettre et je suis prié ― pas trop poliment ― d’aller m’habiller.

― Tu resteras à Moussy deux jours, trois jours, peut-être une semaine. Ça dépend. Tu ne t’y ennuieras pas plus qu’à Versailles, après tout.

Une heure après, je pars avec Justine.