Barzaz Breiz/1846/Le Faucon



LE FAUCON.


______


ARGUMENT.


Geoffroi Ier, duc de Bretagne, était parti pour Rome, laissant le gouvernement du pays à Ethwije, son épouse, sœur de Richard de Normandie. Comme il revenait de son pèlerinage, le faucon qu’il portait au poing, suivant la coutume des seigneurs du temps, s’étant abattu sur la poule d’une pauvre femme du peuple, et l’ayant étranglée, cette femme saisit une pierre et tua du même coup le faucon et le prince (1008). La mort du comte fut le signal d’une effroyable insurrection populaire[1]. L’histoire n’en dit pas la cause : la tradition poétique l’attribue à l’envahissement de la Bretagne par les étrangers que la veuve de Geoffroi y attira, aux vexations qu’ils exercèrent contre les paysans, et à la dureté de leurs agents fiscaux. On chante encore dans les montagnes noires une chanson guerrière sur ces événements ; j’en dois une version à un sabotier de Koatskiriou, nommé Brangolo.


XVI


LE FAUCON.


( Dialecte de Cornouaille. )


Le faucon a étranglé la poule, la paysanne a tué le comte ; le comte tué, on a opprimé le peuple, le pauvre peuple, comme une bête brute.

Le peuple a été opprimé, le pays a été foulé par des envahisseurs étrangers, par des envahisseurs des pays Gaulois, que la Douairière a appelés comme la vache le taureau.

Le pays grevé, une révolte a éclaté ; les jeunes se sont levés, levés se sont les vieux ; par suite de la mort d’une poule et d’un faucon, la Bretagne est en feu, et en sang, et en deuil.

Au sommet des montagnes noires, la veille de la fête du bon Jean, trente paysans étaient réunis autour du feu de joie du père[2]. Or, Kado-le-Batailleur était là avec eux, s’appuyant sur sa fourche de fer.

— Que dites-vous, mangeurs de bouillie ? payerez-vous la taxe ? Quant à moi, je ne la payerai pas ! j’aimerais mieux être pendu !

— Je ne la payerai pas non plus! mes fils sont nus, mes troupeaux maigres ; je ne la payerai pas, je le jure par les charbons rouges de ce feu, par saint Kado et par saint Jean !

— Moi, ma fortune se perd, je vais être complètement ruiné avant que l’année soit finie, il faudra que j’aille mendier mon pain.

— Mendier votre pain, vous n’irez pas ; à ma suite je ne dis pas ; si c’est querelle et bataille qu’ils cherchent, avant qu’il soit jour ils seront satisfaits !

— Avant le jour ils auront querelle et bataille ! nous le jurons par la mer et la foudre ! nous le jurons par la lune et les astres ! nous le jurons par le ciel et la terre ! —

Et Kado de prendre un tison, et chacun d’en prendre un comme lui : — En route, enfants, en route maintenant ! et vite à Guerrande ! —

Sa femme marchait à ses côtés, au premier rang, portant un croc sur l’épaule droite, et elle chantait en marchant : — « Alerte ! alerte ! mes enfants !

« Ce n’est pas pour aller demander leur pain que j’ai mis au monde mes trente fils ; ce n’est point pour porter du bois de chauffage, oh ! ni des pierres de taille non plus  !

« Ce n’est pas pour porter des fardeaux comme des bêtes de somme que leur mère les a enfantés ; ce n’est pas pour piler la lande verte, pour piler la lande rude avec leurs pieds nus.

« Ce n’est pas aussi pour nourrir des chevaux, des chiens de chasse et des oiseaux carnassiers ; c’est pour tuer les oppresseurs que j’ai enfanté mes fils, moi ! » —

Et ils allaient d’un feu à l’autre, en suivant la chaîne des montagnes :

— Alerte ! alerte ! boud ! boud ![3] iou ! iou ![4] Au feu, au feu, les valets du fisc ! —

Quand ils descendirent la montagne, ils étaient trois mille et cent ; quand ils arrivèrent à Langoad, ils étaient neuf mille réunis.

Quand ils arrivèrent à Guerrande, ils étaient trente mille trois cents, et alors Kado s’écria : — Allons ! courage ! c’est ici ! —

Il n’avait pas fini de parler, que trois cents charretées de lande avaient été amenées et empilées autour du fort, et que la flamme, ardente et folle, l’enveloppait ;

Une flamme si ardente, une flamme si folle, que les fourches de fer y fondaient, que les os y craquaient comme ceux des damnés dans l’enfer,

Que les agents du fisc hurlaient de rage en la nuit, comme des loups tombés dans la fosse, et que le lendemain, quand le soleil parut, ils étaient tous en cendre.


________


NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


Ainsi se vengeaient les montagnards bretons forcés de se faire justice à eux-mêmes, à défaut de chefs nationaux de leur race pour la leur rendre. La sœur du duc de Normandie fit entourer, massacrer, disperser et poursuivre, par ses hommes d’armes, selon l’expression d’un contemporain, les bandes insurgées des pauvres paysans[5]. Mais, plus tard, le joug de l’étranger s’étant adouci en s’usant, comme il arrive toujours, un duc, plus humain et plus juste, voyant l’oppression dont le peuple était l’objet de la part des roturiers, que les nobles, revêtus du titre de sergents féodés, chargeaient d’exercer leurs fonctions, moyennant salaire, publia l’ordonnance suivante : « Pour ce que au temps passé nos sergentises ont esté données à personnes poy savantes et moins suffisantes, quant adee (c’est-à-dire non nobles) ; et quand elles ont esté données à personnes suffisantes, ceulx les affermoient à aultres personnes moins suffisantes, et en tel nombre que ce qui pouvoit estre gouverné par un seul estoit affermé a deux, trois, quatre ou cinq, qui tous convenoient vivre soubz celles sergentises ; et ainxi ont esté noz dits subjetz mangiez, destruits et grandement pillez, et justice celée, et les rapportz malilvesement et faulxement recordez... pour ce avons ordrenné et ordiennons que ceulx qui tendront et à qui nous donrons desoremes en avant sergentises en nostre duchié, les serviront en leurs propres personnes, sans les bailler a ferme... et ne prendront ceulx sergents des subjetz de leurs sergentises, robes, pansiofts, louiers, ne aullres choses...; vinages, bladages, gerbages, ne aultres exactions indues, et en ont levé plusieurs aultres et usé du contraire, dont nous entendons à les faire punir[6]. »



Mélodie originale



  1. Post mortem Gaufridi ducis ;... Britanni in seditionem versi, bella commoverunt. Nam rustici insurgentes contra dominos suos congregantur. (Acta sancti Glldae Ruynensis. D. Morice, Histoire de Bretagne, Preuves, t. I, col. 333.)1
  2. V. plus haut, p. 20.
  3. C'est le son de la corne des pâtres.
  4. Cri de joie.
  5. Agmina rusticorum invadunt, trucidant dispergunt, persequuntur. (Histoire de Bretagne, Preuves, t. I, col. 333.)
  6. Etablissements de Jean III. (Histoire de Bretagne, t. 1, col. 1165 et 1164.)