Barzaz Breiz/1846/Le Faucon/Bilingue

Barzaz Breiz, édition de 1846
Le Faucon



XVI


LE FAUCON.


( Dialecte de Cornouaille. )


Le faucon a étranglé la poule, la paysanne a tué le comte ; le comte tué, on a opprimé le peuple, le pauvre peuple, comme une bête brute.

Le peuple a été opprimé, le pays a été foulé par des envahisseurs étrangers, par des envahisseurs des pays Gaulois, que la Douairière a appelés comme la vache le taureau.

Le pays grevé, une révolte a éclaté ; les jeunes se sont levés, levés se sont les vieux ; par suite de la mort d’une poule et d’un faucon, la Bretagne est en feu, et en sang, et en deuil.

Au sommet des montagnes noires, la veille de la fête du bon Jean, trente paysans étaient réunis autour du feu de joie du père[1]. Or, Kado-le-Batailleur était là avec eux, s’appuyant sur sa fourche de fer.

— Que dites-vous, mangeurs de bouillie ? payerez-vous la taxe ? Quant à moi, je ne la payerai pas ! j’aimerais mieux être pendu !

— Je ne la payerai pas non plus! mes fils sont nus, mes troupeaux maigres ; je ne la payerai pas, je le jure par les charbons rouges de ce feu, par saint Kado et par saint Jean !


— Moi, ma fortune se perd, je vais être complètement ruiné avant que l’année soit finie, il faudra que j’aille mendier mon pain.

— Mendier votre pain, vous n’irez pas ; à ma suite je ne dis pas ; si c’est querelle et bataille qu’ils cherchent, avant qu’il soit jour ils seront satisfaits !

— Avant le jour ils auront querelle et bataille ! nous le jurons par la mer et la foudre ! nous le jurons par la lune et les astres ! nous le jurons par le ciel et la terre ! —

Et Kado de prendre un tison, et chacun d’en prendre un comme lui : — En route, enfants, en route maintenant ! et vite à Guerrande ! —

Sa femme marchait à ses côtés, au premier rang, portant un croc sur l’épaule droite, et elle chantait en marchant : — « Alerte ! alerte ! mes enfants !

« Ce n’est pas pour aller demander leur pain que j’ai mis au monde mes trente fils ; ce n’est point pour porter du bois de chauffage, oh ! ni des pierres de taille non plus  !

« Ce n’est pas pour porter des fardeaux comme des bêtes de somme que leur mère les a enfantés ; ce n’est pas pour piler la lande verte, pour piler la lande rude avec leurs pieds nus.

« Ce n’est pas aussi pour nourrir des chevaux, des chiens de

chasse et des oiseaux carnassiers ; c’est pour tuer les oppresseurs que j’ai enfanté mes fils, moi ! » —

Et ils allaient d’un feu à l’autre, en suivant la chaîne des montagnes :

— Alerte ! alerte ! boud ! boud ![2] iou ! iou ![3] Au feu, au feu, les valets du fisc ! —

Quand ils descendirent la montagne, ils étaient trois mille et cent ; quand ils arrivèrent à Langoad, ils étaient neuf mille réunis.

Quand ils arrivèrent à Guerrande, ils étaient trente mille trois cents, et alors Kado s’écria : — Allons ! courage ! c’est ici ! —

Il n’avait pas fini de parler, que trois cents charretées de lande avaient été amenées et empilées autour du fort, et que la flamme, ardente et folle, l’enveloppait ;

Une flamme si ardente, une flamme si folle, que les fourches de fer y fondaient, que les os y craquaient comme ceux des damnés dans l’enfer,

Que les agents du fisc hurlaient de rage en la nuit, comme des loups tombés dans la fosse, et que le lendemain, quand le soleil parut, ils étaient tous en cendre.


________


  1. V. plus haut, p. 20.
  2. C'est le son de la corne des pâtres.
  3. Cri de joie.