Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 383-391).
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VOYAGE DE BAILLY DE PARIS À NANTES ET ENSUITE DE NANTES À MELUN. — SON ARRESTATION DANS CETTE DERNIÈRE VILLE. — IL EST TRANSFÉRÉ À PARIS.


Après avoir quitté la mairie de Paris, Bailly se retira à Chaillot, où il espérait retrouver le bonheur dans l’étude ; mais plus de deux années passées au milieu des orages de la vie publique avaient profondément altéré la santé de notre confrère ; il fallut donc obéir aux prescriptions de la médecine et entreprendre un voyage. Vers la mi-juin 1792, Bailly quitta la capitale, fit quelques excursions dans les départements voisins, se rendit à Niort chez son ancien collègue et ami, M. de Lapparent, et poussa bientôt après jusqu’à Nantes, où la juste influence d’un autre ami, M. Gelée de Prémion, semblait lui promettre protection et tranquillité. Décidés à se fixer dans cette dernière ville, Bailly et sa femme prirent un petit logement chez des personnes distinguées qui pouvaient les comprendre et les apprécier. Ils espéraient y vivre en paix ; des nouvelles de Paris ne tardèrent pas à leur enlever cette illusion. Le conseil de la commune venait de décider que l’hôtel précédemment occupé, en vertu d’une décision formelle, par le maire de Paris et par les bureaux de la ville, aurait dû supporter une imposition de 6,000 livres, et, chose singulière, que Bailly en était responsable. La prétendue dette était réclamée avec dureté. On demandait le paiement sans retard. Pour s’acquitter, Bailly fut obligé de vendre sa bibliothèque, de livrer aux hasards d’un encan cette foule de livres précieux auxquels il avait demandé, dans le silence du cabinet et avec une si remarquable persistance, les plus antiques secrets du firmament.

Cette séparation douloureuse fut suivie de deux actes qui n’affligèrent pas moins notre confrère.

Le gouvernement central, dirigé alors, il faut bien l’avouer, par le parti de la Gironde, mit Bailly en surveillance. Tous les huit jours, le vénérable académicien était obligé de se présenter chez le procureur syndic de l’administration départementale de la Loire-Inférieure, comme un vil malfaiteur dont la société aurait eu intérêt à épier attentivement les moindres pas. Quel fut le vrai mobile d’une si étrange mesure ? Ce secret a été enseveli dans des tombes où je ne me permettrai pas d’aller fouiller.

Il m’est pénible de le dire, l’assimilation odieuse de Bailly à un criminel dangereux n’avait pas épuisé les rancunes de ses ennemis. Une lettre de Roland, ministre de l’intérieur, annonça bien sèchement au malheureux proscrit que le logement du Louvre, dont sa famille était en possession depuis plus d’un demi-siècle, venait de lui être retiré. On porta l’inconvenance jusqu’à saisir un huissier de l’ordre de vider les lieux.

Peu de temps avant cette époque, Bailly s’était vu forcé de vendre sa maison de Chaillot. L’ancien maire de Paris n’avait donc plus ni foyer, ni domicile dans la grande ville, théâtre naguère de son dévouement, de sa sollicitude, de ses sacrifices. Quand cette remarque lui venait à l’esprit, ses yeux se remplissaient de larmes.

La douleur qu’éprouvait Bailly en se voyant journellement l’objet d’odieuses persécutions, laissa, au surplus, ses loyales convictions intactes. Vainement essaya-t-on, à plusieurs reprises, de transformer une légitime aversion pour les hommes en antipathie pour les principes. On se rappelle encore, en Bretagne, le débat qu’une de ces tentatives souleva entre notre confrère et un médecin vendéen, le docteur Blin. Jamais, au temps de sa plus grande faveur, le président de l’Assemblée nationale ne s’était exprimé avec plus de vivacité ; jamais il n’avait défendu notre première révolution avec plus d’éloquence. Naguère, à cette même place, je signalais à l’attention publique un autre de nos confrères (Condorcet), qui, déjà sous le coup d’une condamnation capitale, consacrait ses derniers moments à remettre en lumière les principes d’éternelle justice que les passions, que la folie des hommes n’avaient que trop obscurcis. À une époque de convictions molles ou intéressées et de honteuses capitulations de conscience, ces deux exemples de convictions inébranlables méritaient d’être remarqués. Je suis heureux de les avoir trouvés au sein de l’Académie des Sciences.

La tranquillité d’esprit n’est pas moins nécessaire que la vigueur d’intelligence à qui veut composer de grands ouvrages. Aussi, pendant son séjour à Nantes, Bailly n’essaya-t-il même pas d’ajouter à ses nombreuses productions scientifiques et littéraires. Le célèbre astronome passait sa vie à lire des romans. « Ma journée a été bien remplie, disait-il quelquefois avec un amer sourire : depuis mon lever, je me suis mis en mesure de donner, à qui voudra l’entendre, l’analyse des deux, des trois premiers volumes du roman nouveau que le cabinet de lecture vient de recevoir. » De temps en temps ses distractions étaient d’un ordre plus élevé ; il les devait à deux jeunes gens qui, parvenus aujourd’hui à un âge avancé, entendent peut-être mes paroles. Bailly discoursit avec eux d’Homère, de Platon, d’Aristote, des chefs-d’œuvre de notre littérature, des rapides progrès des sciences, et principalement de ceux de l’astronomie. Ce que notre confrère appréciait surtout dans ses jeunes amis, c’était une sensibilité vraie, une grande chaleur d’âme. Les années, je le sais, ont laissé chez les deux Bretons ces rares qualités intactes et vivaces. M. Pariset, notre confrère, M. Villenave, trouveront donc naturel que je les remercie ici, au nom des sciences et des lettres, au nom de l’humanité, des quelques moments de douce quiétude et de bonheur qu’ils procurèrent au savant académicien, à une époque où l’ingratitude et l’inconstance des hommes bourrelaient son cœur.

Louis XVI avait péri ; l’horizon se couvrait de sombres nuages ; des actes d’une odieuse brutalité venaient de montrer au savant proscrit combien peu il devait compter désormais sur les sympathies du public ; combien les temps étaient changés depuis la mémorable séance (7 octobre 1791) où l’Assemblée nationale décidait que le buste de Bailly serait placé dans la salle de ses réunions ! L’orage se montrait menaçant et très-prochain ; les personnes les moins prévoyantes songeaient à se ménager un abri.

Sur ces entrefaites, le marquis Charles de Casaux, connu par diverses productions littéraires et d’économie politique, alla supplier notre confrère de prendre passage, avec madame Bailly, à bord d’un bâtiment qu’il avait frété pour lui et sa famille. « Nous nous rendrons d’abord en Angleterre, disait M. de Casaux ; si vous le préférez, nous irons passer notre exil en Amérique. N’ayez aucun souci, j’ai de la fortune ; je puis, sans me gêner, pourvoir à toutes les dépenses. Pythagorc disait : « Dans la solitude, le sage adore l’écho ; cela ne suffit plus en France : le sage doit fuir une terre qui menace de dévorer ses enfants. »

Ces sollicitations chaleureuses et les prières d’une compagne éplorée n’ébranlèrent pas la ferme résolution de Bailly. « Depuis le jour, répondit-il, où je suis devenu un personnage public, ma destinée se trouve invariablement liée à celle de la France ; jamais je ne quitterai mon poste au moment du danger. En toute circonstance, la patrie pourra compter sur mon dévouement. Quoi qu’il doive arriver, je resterai. »

En réglant sa conduite sur des maximes si belles, si généreuses, un citoyen s’honore, mais il s’expose à tomber sous les coups des factions.

Bailly était encore à Nantes le 30 juin 1793, lorsque quatre-vingt mille Vendéens, commandés par Cathelineau et Charette, allèrent faire le siége de cette ville.

Qu’on se représente ce que pouvait être la position du président de la séance du Jeu de Paume, du premier maire de Paris dans une ville assiégée par les Vendéens ! Il n’est pas présumable que la défaveur dont Bailly était alors frappé par la Convention, que la surveillance à laquelle il était rigoureusement soumis, l’eussent soustrait à des traitements rigoureux si la ville avait été enlevée. Personne ne pourra donc s’étonner qu’après la victoire des Nantais, notre confrère s’empressa de donner suite au projet, formé peu de temps auparavant, de s’éloigner des départements insurgés.

Jusqu’au commencement de juillet 1793, Melun avait joui d’une tranquillité parfaite. Bailly le savait par M. de Laplace, qui, retiré alors dans ce chef-lieu de département, y composait l’immortel ouvrage où les merveilles des cieux sont étudiées avec tant de profondeur et de génie. Il savait aussi que le grand géomètre, espérant être encore plus recueilli dans une petite habitation située sur le bord de la Seine et hors de la ville, allait laisser disponible sa maison de Melun. On devine combien Bailly dut être séduit par la perspective de vivre loin des agitations politiques et à côté d’un illustre ami !

Les dispositions furent promptement arrêtées, et, le 6 juillet, M. et Mme Bailly quittaient Nantes, en compagnie de M. et Mme Villenave, qui se rendaient à Rennes.

À cette même époque, une division de l’armée révolutionnaire était en marche pour Melun. Dès que la terrible nouvelle fut connue, madame Laplace s’empressa d’écrire à Bailly pour l’engager, en termes couverts, à renoncer au projet convenu. La maison, lui disait-elle, est sur le bord de l’eau ; il règne dans toutes les pièces une humidité extrême : madame Bailly y mourrait. Une lettre si différente de celles qui l’avaient précédée ne pouvait manquer de produire son effet : tel était, du moins, l’espoir dont M. et Mme de Laplace se berçaient, lorsque, vers la fin de juillet, ils aperçurent avec une frayeur inexprimable Bailly qui traversait l’allée de leur jardin. Grand Dieu !, vous n’avez pas compris la dernière lettre, s’écrièrent d’une commune voix les deux amis de notre confrère. — J’ai compris à merveille, répondit Bailly avec le plus grand calme ; mais, d’une part, les deux domestiques qui m’avaient suivi à Nantes ayant entendu dire que j’allais être mis en prison, m’ont quitté ; de l’autre, si je dois être arrêté, je désire que ce soit dans une maison que j’occuperai depuis quelque temps. Je ne veux pas être qualifié dans aucun acte d’individu sans domicile ! « Qu’on dise après cela que les grands hommes ne sont pas sujets à d’étranges faiblesses !

Ces minutieux détails seront ma seule réponse à des paroles coupables que j’ai trouvées dans un ouvrage fort répandu : « M. Laplace, dit l’auteur anonyme, connaissait tous les secrets de la géométrie ; mais il n’avait pas la moindre notion de la situation de la France, et il donna à Bailly l’imprudent conseil d’aller le rejoindre. »

Ce qu’on doit déplorer ici en fait d’imprudence, c’est celle d’un écrivain qui, sans connaître exactement les faits, prononce d’autorité des sentences aussi sévères contre une des principales illustrations du pays.

Bailly ne jouit pas même de la puérile satisfaction de prendre rang au nombre des citoyens de Melun domiciliés. Le surlendemain de son arrivée dans cette ville, un soldat de l’armée révolutionnaire l’ayant reconnu, lui enjoignit brutalement de l’accompagner à la municipalité : « J’y vais, répondit froidement Bailly ; vous pouvez m’y suivre. »

Le corps municipal de Melun avait alors à sa tête un homme honnête et plein de courage, M. Tarbé des Sablons. Le vertueux magistrat essaya de prouver à la multitude dont la place de l’Hôtel de Ville s’était remplie à la nouvelle, rapidement propagée, de l’arrestation de l’ancien maire de Paris, que les passe-ports, délivrés à Nantes et visés à Rennes, ne présentaient rien d’irrégulier ; qu’aux termes de la loi il ne pouvait se dispenser, sous peine de forfaiture, de mettre Bailly en liberté. Vains efforts ! Afin d’éviter une catastrophe sanglante, il fallut promettre qu’on en référerait à Paris, et qu’en attendant, notre malheureux confrère serait gardé à vue dans sa maison.

La surveillance, peut-être à dessein, n’avait rien de rigoureux ; une évasion eût été très-facile. Bailly repoussa bien loin cette idée. Il n’aurait voulu à aucun prix compromettre ni M. Tarbé, ni même son gardien.

Un ordre du Comité de salut public enjoignit aux autorités de Melun de transférer Bailly dans une des prisons de la capitale. Le jour du départ, madame de Laplace rendit visite à notre malheureux confrère. Elle lui démontra de nouveau la possibilité de s’enfuir. Les premiers scrupules n’existaient plus ; l’escorte attendait déjà dans la rue. Bailly fut inflexible. Sa sécurité était entière. Madame de Laplace tenait son fils dans ses bras ; Bailly en prit occasion de tourner l’entretien sur l’éducation de la jeunesse. Il traita ce sujet, auquel on aurait dû le croire étranger, avec une supériorité remarquable, et finit même par l’égayer en contant plusieurs anecdotes qui pourraient prendre place dans la galerie spirituelle et burlesque des enfants terribles.

En arrivant à Paris, Bailly fut emprisonné aux Madelonnettes, et quelques jours après à la Force. On lui accorda alors une chambre où sa femme et ses neveux avaient la permission de le visiter.

Bailly n’avait encore subi qu’un interrogatoire sans importance, lorsqu’il fut appelé à témoigner dans le procès de la reine.