Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 391-418).
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BAILLY EST APPELÉ COMME TÉMOIN DANS LE PROCÈS DE LA REINE. — SON PROPRE PROCÈS DEVANT LE TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE. — SA CONDAMNATION À MORT. — SON EXÉCUTION. — DÉTAILS IMAGINAIRES AJOUTÉS PAR LES HISTORIENS MAL INFORMÉS À CE QUE CET ÉVÉNEMENT PRÉSENTA D’ODIEUX ET D’EFFROYABLE.


Bailly, sous le coup d’une accusation capitale, et précisément pour une partie des faits reprochés à Marie-Antoinette, fut entendu comme témoin dans le procès de cette princesse. Les annales des tribunaux tant anciens que modernes n’avaient encore rien offert de pareil. Qu’espérait-on ? Amener notre confrère à des déclarations inexactes ou à des réticences par le sentiment d’un danger imminent et personnel ? Lui suggérer la pensée de sauver sa tête aux dépens de celle d’une malheureuse femme ? Faire chanceler, enfin, la vertu ? En tout cas, cette combinaison infernale échoua ; avec un homme tel que Bailly, elle ne pouvait réussir.

« Connaissez-vous l’accusée ? » dit le président à Bailly. — « Ah ! oui, je la connais ! » répondit notre confrère d’un ton pénétré et en saluant respectueusement Marie-Antoinette. — Bailly protesta ensuite avec horreur contre des imputations odieuses, que l’acte d’accusation avait mises dans la bouche du jeune dauphin. Dès ce moment, Bailly fut traité avec une grande dureté. Il paraissait avoir perdu aux yeux du tribunal la qualité de témoin et être devenu accusé. La marche que prirent les débats autoriserait, en vérité, à appeler la séance où la reine fut condamnée, où elle figurait ostensiblement comme seule prévenue, procès de Marie-Antoinette et de Bailly. Qu’importe, après tout, telle ou telle qualification du monstrueux procès ; au jugement de tout homme de cœur, jamais Bailly ne se montra plus loyal, plus courageux, plus digne, que dans cette circonstance difficile.

Bailly comparut de nouveau devant le tribunal révolutionnaire, et cette fois comme prévenu, le 10 novembre 1793. L’accusation portait principalement sur la prétendue participation du maire de Paris à l’évasion de Louis XVI et de sa famille, et sur la catastrophe du Champ-de-Mars.

Si quelque chose au monde paraissait évident, même en 1793, même avant les révélations détaillées des personnes qui prirent une part plus ou moins directe à l’événement, c’est que Bailly ne facilita point le départ de la famille royale ; c’est que, dans la mesure des soupçons arrivés jusqu’à lui, il fit tout ce qui était en son pouvoir pour l’empêcher ; c’est que le président de la séance du Jeu de Paume n’eut et ne put jamais avoir, en aucun cas, le projet d’aller rejoindre la famille fugitive à l’étranger ; c’est, enfin, que tout acte émané d’une autorité publique, dans lequel on pouvait lire des expressions telles que celles-ci : « La profonde scélératesse de Bailly… Bailly avait soif du sang du peuple ! » devait exciter le dégoût et l’indignation des hommes de bien, quelle que fût d’ailleurs leur opinion politique.

L’accusation, en ce qui concernait la fusillade meurtrière du Champ-de-Mars, avait plus de gravité ; cet événement eut pour contre-coup le 10 août et le 31 mai ; La Fayette dit, dans ses Mémoires, que ces deux journées furent une revanche. Il est du moins certain que les scènes terribles du 17 juillet coûtèrent la vie à Bailly ; elles ont laissé dans la mémoire du peuple des impressions profondes, que nous avons retrouvées après la révolution de 1830, et qui, dans plus d’une occasion, rendirent la position de La Fayette fort délicate. Je les ai donc étudiées religieusement, avec le désir bien sincère, bien vif, de dissiper, une fois pour toutes, les nuages qui semblaient avoir obscurci ce point, ce seul point de la vie de Bailly. J’ai réussi, Messieurs, sans jamais avoir eu ni la pensée, ni le besoin de farder la vérité. Je ne fais à aucun Français l’injure de supposer que j’aurais besoin de définir, devant lui, un événement de l’histoire nationale qui a eu tant d’influence sur la marche de notre révolution ; mais, peut-être, quelques étrangers assistent à cette séance. Ce sera donc pour eux, seulement, que je consignerai ici quelques détails. Dans la soirée du 17 juillet, rappelons ces circonstances déplorables, la foule s’était assemblée au Champ-de-Mars ou de la Fédération, autour de l’autel de la patrie, reste de l’édifice en charpente qu’on avait élevé pour célébrer l’anniversaire du 14 juillet. Une partie de cette foule signait une pétition, tendant à demander la déchéance de Louis XVI, ramené récemment de Varennes, et sur le sort duquel l’Assemblée constituante venait de statuer. À cette occasion la loi martiale fut proclamée. La garde nationale, ayant à sa tête Bailly et La Fayette, se rendit au Champde Mars ; elle fut assaillie par des clameurs, par des pierres et par un coup de pistolet ; elle fit feu ; il y eut beaucoup de victimes, sans qu’il soit possible d’en assigner exactement le nombre, car les évaluations, suivant l’effet qu’on voulait produire, varièrent entre vingt-quatre et deux mille !

Le tribunal révolutionnaire entendit, sur les événements du Champ-de-Mars, des témoins parmi lesquels je remarque Chaumette, procureur de la commune de Paris ; Lullier, procureur général syndic du département ; Coffinhal, juge du tribunal révolutionnaire ; Dufourny, régisseur des poudres ; Momoro, imprimeur.

Tous ces témoins inculpèrent vivement l’ancien maire de Paris ; mais qui ne sait combien les individus dont je viens de citer les noms montrèrent, pendant nos troubles, d’exaltation et de cruauté ! Leurs déclarations doivent donc être reçues avec une grande défiance.

Les admirateurs sincères de Bailly seraient soulagés d’un grand poids, si l’événement du Champ de la Fédération n’avait été assombri que par les témoignages des Chaumette et des Coffinhal. Malheureusement, l’accusateur public produisit dans les débats des pièces très graves, dont l’historien impartial ne peut pas faire abstraction. Disons, en passant, pour rectifier une erreur entre mille, que le jour du procès de Bailly, l’accusateur public était Naulin, et non pas Fouquier-Tainville, malgré tout ce qu’ont pu écrire, à ce sujet des personnes se disant bien informées, voire même les amis intimes de notre confrère.

La catastrophe du Champ-de-Mars, examinée impartialement dans ses phases essentielles, présente quelques problèmes très-simples :

Une pétition, rédigée le 17 juillet 1791, contre un décret rendu le 15 à l’Assemblée constituante, était-elle illégale ?

En se réunissant au Champ-de-Mars, les pétitionnaires avaient-ils violé quelque loi ?

Pouvait-on leur imputer deux assassinats commis dans la matinée ?

Des projets de désordre, de rébellion, s’étaient-ils manifestés avec assez d’évidence pour justifier la proclamation, et surtout la mise en action de la loi martiale ?

Je le dis, Messieurs, avec une profonde douleur, ces problèmes seront résolus négativement par quiconque prendra la peine d’analyser sans passion, sans idées préconçues, des documents authentiques qu’on semble, en général, avoir pris à tâche de laisser dans l’oubli. Je me hâte d’ajouter, qu’en posant la question intentionnelle, Bailly restera, après cet examen, tout aussi humain, tout aussi honorable, tout aussi pur que nous l’avons trouvé dans les autres phases d’une vie privée et publique qui pouvait servir de modèle.

Aux plus belles époques de l’Assemblée nationale, personne, dans son sein, n’aurait osé soutenir que rédiger, que signer une pétition, quel qu’en pût être l’objet, étaient des actes de rébellion. Jamais, alors, le président de cette grande Assemblée n’eût appelé la haine, la vindicte publique, une répression sanglante, sur ceux qui prétendaient, disait Charles Lameth dans la séance du 16 juillet, « opposer leur volonté individuelle à la loi, expression de la volonté nationale. » Le’droit de pétition semblait devoir être absolu, même contre des lois sanctionnées, promulguées, en pleine action, et, à plus forte raison, contre des dispositions législatives encore en discussion ou à peine votées.

Les pétitionnaires du Champ-de-Mars demandaient à l’Assemblée constituante de revenir sur un décret rendu l’avant-veille. Nous n’avons pas besoin d’examiner si la démarche était raisonnable, opportune, dictée par un sentiment éclairé du bien public. La question est simple : en sollicitant l’Assemblée pour qu’elle revînt sur un décret, on ne violait aucune loi. Peut-être croira-t-on que les pétitionnaires faisaient au moins une chose insolite, contraire à tous les usages. Cela même serait sans fondement. Dans dix circonstances différentes, l’Assemblée nationale modifia ou annula ses propres décrets ; dans vingt autres, elle avait été priée de les rapporter, sans qu’on criât à l’anarchie.

Il est bien établi que la foule du Champ-de-Mars usait d’un droit que la constitution reconnaissait, en voulant rédiger et signer une pétition contre un décret, qu’à tort ou à raison elle croyait opposé aux vrais intérêts du pays. Mais l’exercice du droit de pétition fut toujours sagement soumis à certaines formes. Les avait-on violées ? La réunion était-elle illégale ?

En 1791, d’après les décrets, toute réunion voulant user du droit de pétition devait se composer de citoyens sans armes, et avoir été annoncée aux autorités compétentes vingt-quatre heures à l’avance.

Eh bien, le 16 juillet, douze personnes s’étaient rendues en députation à la municipalité, afin de déclarer, conformément à la loi, que le lendemain 17 de nombreux citoyens se réuniraient, sans armes, au Champ-de-Mars, où ils voulaient signer une pétition. La députation obtint un récépissé de sa déclaration de la main du procureur syndic Desmousseaux, lequel lui adressa en outre ces paroles solennelles : « La loi vous couvre de son inviolabilité. »

Le récépissé fut présenté à Bailly le jour de son jugement.

Avait-on commis des assassinats ? Oui, sans doute ; on en avait commis deux ; mais dans la matinée, de très bonne heure ; mais au Gros-Caillou et non au Champ-de-Mars. Ces affreux assassinats ne pouvaient légitimement être imputés aux pétitionnaires, qui, huit à dix heures après, entouraient l’autel de la patrie ; à la foule sur laquelle tomba la fusillade de la garde nationale. En changeant la date de ces crimes, en déplaçant aussi le lieu où ils furent commis, quelques historiens de notre révolution, et, entre autres, le plus connu de tous, ont donné, sans le vouloir, au rassemblement de l’après-midi, un caractère qui ne peut être loyalement accepté.

Il faut savoir exactement à quelle heure, en quel lieu et comment ces malheurs arrivèrent, avant de se hasarder à porter un jugement sur les actes sanglants de la journée du 17 juillet.

Un jeune homme s’était rendu ce jour-là, de très-grand matin, à l’autel de la patrie. Ce jeune homme voulait copier diverses inscriptions. Tout à coup il entend un bruit singulier. Bientôt après, la mèche d’une vrille traverse de bas en haut la planche sur laquelle ses pieds reposent. Ce jeune homme va chercher la garde ; elle enlève un madrier et trouve sous l’autel deux individus d’assez mauvaise mine, couchés, munis de provisions. Un de ces deux hommes était un invalide à jambe de bois. La garde s’en empare et les conduit au Gros-Caillou, à la section, chez le commissaire de police. Dans le trajet, le baril d’eau dont ces malheureux étaient munis sous l’autel de la patrie se transforme, suivant le cours ordinaire des choses, en un baril de poudre. Les habitants du quartier s’attroupent ; c’était un dimanche. Les femmes, surtout, se montrent fort irritées lorsqu’on leur raconte la déclaration de l’invalide sur la destination des trous de vrille. Quand les deux prisonniers sortent de la section pour être conduits à l’Hôtel de Ville, la foule les arrache à la garde, les massacre et promène leurs têtes sur des piques !

On ne saurait trop le répéter, ces assassinats hideux, cette exécution de deux vieux libertins par la population barbare et aveuglée du Gros-Caillou, n’avait évidemment aucun rapport, aucune connexité avec les événements qui, le soir, portèrent le deuil dans le Champ de la Fédération.

Le soir du 17 juillet, de cinq à sept heures, la foule réunie autour de l’autel de la patrie avait-elle pris un caractère de turbulence qui dût faire craindre une émeute, une sédition, de la violence, quelque entreprise anarchique ?

Nous avons, à cet égard, la déclaration écrite de trois conseillers que la municipalité avait envoyés le matin au Gros-Caillou, à la première nouvelle des deux assassinats dont j’ai déjà parlé. Cette déclaration fut présentée à Bailly le jour de son jugement. On y lit « que les citoyens rassemblés au Champ-de-Mars n’avaient en rien manqué à la loi ; qu’ils demandaient seulement le temps de signer leur pétition avant de se retirer ; que la foule avait témoigné aux commissaires tous les égards imaginables et donné des marques de soumission à la loi et à ses organes. » Les conseillers municipaux, de retour à l’Hôtel de Ville, accompagnés d’une députation de douze des pétitionnaires, protestèrent vivement contre la proclamation de la loi martiale ; ils déclarèrent que si le drapeau rouge était déployé, on les regarderait, avec une grande apparence, comme des traîtres et des gens sans foi.

Vains efforts ; la colère des conseillers enfermés depuis le matin à l’Hôtel de Ville l’emporta sur l’opinion éclairée de ceux qu’on avait envoyés pour étudier scrupuleusement l’état des choses, qui s’étaient mêlés à la foule, qui revenaient après avoir pris avec elle des engagements rassurants.

Je pourrais invoquer le témoignage d’un de mes honorables confrères. Conduit par le beau temps, et quelque peu aussi par la curiosité, du côté du Champ-de-Mars, il put tout observer ; et il m’a assuré que jamais réunion ne montra moins de turbulence et d’esprit séditieux ; que les femmes et les enfants s’y montraient surtout en très grand nombre. N’est-il pas, d’ailleurs, parfaitement avéré aujourd’hui que dans la matinée du 17 juillet le club des Jacobins désavoua par des affiches imprimées tout projet de pétition, et que les hommes influents des Jacobins et des Cordeliers, que les hommes dont la présence eût pu donner au rassemblement le caractère dangereux d’une émeute, non-seulement n’y parurent pas, mais qu’ils étaient partis dans la nuit pour la campagne ?

Rapprocher ainsi toutes les circonstances d’où résulte la démonstration que la loi martiale fut proclamée et mise en action le 17 juillet sans motifs légitimes, c’est, au premier aspect, faire planer sur la mémoire de Bailly la plus terrible responsabilité. Rassurez-vous, Messieurs ; les événements qui aujourd’hui se groupent, se coordonnent à nos yeux avec une complète évidence, n’étaient connus ce jour néfaste, à l’Hôtel de Ville, qu’après avoir été défigurés par l’esprit de parti.

Dans le mois de juillet 1791, après que le roi fut revenu de Varennes, la monarchie et la république commencèrent pour la première fois à se trouver sérieusement en présence ; chez les partisans de l’une et de l’autre forme de gouvernement, la passion prit sur-le-champ la place de la froide raison. La terrible formule : Il faut en finir ! était dans toutes les bouches.

Bailly se trouvait entouré de ces hommes politiques passionnés qui, sans le moindre scrupule sur l’honnêteté, sur la légalité des moyens, sont décidés à en finir avec les adversaires qui les gênent, dès que les circonstances semblent leur promettre la victoire.

Bailly avait encore près de lui des échevins habitués depuis longtemps à le regarder comme un magistrat de représentation.

Les premiers donnaient à notre confrère des nouvelles mensongères ou sous une couleur exagérée. Les autres se croyaient, par habitude, dispensés de lui rien communiquer.

Dans la sanglante journée de juillet 1791, Bailly fut peut-être, de tous les habitants de Paris, celui qui connut les événements du matin et de la soirée avec le moins de détail et d’exactitude.

Bailly, avec son horreur profonde pour le mensonge, aurait imaginé faire la plus cruelle injure à des magistrats, s’il ne leur avait pas attribué le même sentiment. Sa loyauté ne le mettait pas assez en garde contre les machinations des partis. C’est évidemment par de faux rapports qu’on le décida à déployer le drapeau rouge le 17 juillet : « Ce fut, dit-il au tribunal révolutionnaire sur une question du président, ce fut d’après les nouvelles qui se succédaient, et qui toutes étaient plus alarmantes d’heure en heure, que le conseil prit l’arrêté de marcher avec la force armée au Champ-de-Mars. »

Dans toutes ses réponses, Bailly insista sur les ordres itératifs qui lui furent transmis par le président de l’Assemblée nationale ; sur les reproches qu’on lui avait adressés de ne pas surveiller avec assez de soin les agents des puissances étrangères : c’était contre ces prétendus agents et leurs créatures que le maire de Paris croyait marcher quand il se mit à la tête d’une colonne de gardes nationaux.

Bailly ne savait pas même la cause du rassemblement ; on ne l’avait pas informé que la foule désirait signer une pétition ; et que la veille, suivant le vœu de la loi, on faisait à ce sujet une déclaration devant l’autorité compétente. Ses réponses au tribunal révolutionnaire ne laissent sur ce point aucune espèce de doute !

Oh ! échevins, échevins ! quand vos prétentions vaniteuses étaient seules en jeu, tout le monde pouvait vous pardonner ; mais le 17 juillet, vous abusiez de la confiance de Bailly ; vous le jetiez dans des mesures de répression sanglante, après l’avoir fasciné par des récits mensongers ; vous commettiez un véritable crime. Si le tribunal révolutionnaire, de déplorable mémoire, devait, en 1793, demander compte à quelqu’un des massacres du Champ-de-Mars, ce n’était certainement pas Bailly qu’il fallait accuser en première ligne.

Le parti politique dont le sang coula le 17 juillet, prétendit avoir été la victime d’un complot ourdi par ses adversaires. Interpellé à ce sujet, Bailly répondit au président du tribunal révolutionnaire : « Je n’en avais pas connaissance, mais l’expérience m’a donné lieu de penser depuis qu’un tel complot existait à cette époque. »

Rien de plus grave n’a jamais été écrit contre les promoteurs des violences sanglantes du 17 juillet.

Le blâme qu’on a jeté sur les événements du Champ-de-Mars n’a pas porté seulement sur le fait de la publication de la loi martiale ; les mesures répressives qui suivirent cette publication n’ont pas été critiquées avec moins d’amertume.

On a particulièrement reproché à l’administration municipale d’avoir arboré un drapeau rouge beaucoup trop petit ; un drapeau qui fut appelé au tribunal drapeau de poche ; d’avoir placé ce drapeau, non à la tête de la colonne, comme le voulait la loi, mais dans une position telle, que le public sur lequel la colonne s’avançait ne pouvait pas le voir ; d’avoir fait entrer à la fois la force armée par toutes les portes du Champ-de-Mars situées du côté de la ville, manœuvre qui semblait plutôt destinée à cerner le rassemblement qu’à le disperser ; d’avoir ordonné à la garde nationale de charger les armes, déjà sur la place de Grève ; d’avoir fait tirer avant les trois sommations voulues, et sur les personnes placées autour de l’autel de la patrie, tandis que les pierres et le coup de pistolet, qui semblèrent motiver cette exécution sanglante, étaient partis des gradins ou banquettes ; d’avoir laissé poursuivre, fusiller et sabrer des personnes qui fuyaient du côté de l’École Militaire, ou même qui s’étaient précipitées dans la Seine.

Ill résulte avec évidence d’une publication de Bailly, de ses réponses aux questions du président du tribunal révolutionnaire, des écrits de l’époque :

Que le maire de Paris ne donna point d’ordre pour le rassemblement des troupes le 17 juillet ; qu’il n’avait eu, ce jour-là, aucune conférence avec l’autorité militaire ; que, s’il fut adopté des dispositions blâmables et contraires à la loi, quant à la place de la cavalerie, du drapeau rouge et du corps municipal, dans la colonne marchant sur le Champ-de-Mars, on ne pouvait, sans injustice, les lui imputer ; que Bailly ignorait si les gardes nationaux avaient chargé leurs fusils à balle avant de quitter la place de l’Hôtel de Ville ; qu’il ignorait aussi jusqu’à l’existence du drapeau rouge dont les petites dimensions lui furent tant reprochées ; que la garde nationale tira sans son ordre ; qu’il fit tous ses efforts pour faire cesser le feu, arrêter la poursuite et reprendre les rangs ; qu’il félicita la troupe de ligne, laquelle, entrée sous le commandement d’Hulin par la grille de l’École Militaire, non-seulement ne tira pas, mais arracha un grand nombre de malheureux des mains de quelques gardes nationaux dont l’exaspération était allée jusqu’au délire. Enfin, on pouvait demander, quant aux inexactitudes que Bailly put commettre en racontant cette malheureuse affaire, s’il était juste de les imputer à celui qui, dans ses lettres à Voltaire sur l’origine des sciences, écrivait en septembre 1776 :

« J’ai le malheur d’avoir la vue courte. Je suis souvent humilié en pleine campagne. Tandis que j’ai peine à distinguer une maison à cent pas, mes amis me racontent les choses qu’ils aperçoivent à cinq ou six lieues. J’ouvre les yeux, je me fatigue sans rien voir, et je suis quelquefois tenté de croire qu’ils s’amusent à mes dépens. »

Vous entrevoyez, Messieurs, tout le parti qu’un avocat ferme et habile aurait pu tirer des faits authentiques que je viens de retracer. Mais Bailly connaissait le prétendu jury devant lequel il comparaissait. Ce jury n’était pas, quoi qu’en aient pu dire des écrivains passionnés, un ramassis de savetiers ivres ; c’était pis que cela, Messieurs, malgré les noms devenus très-justement célèbres qu’on y voyait figurer de temps en temps : c’était, tranchons le mot, une odieuse commission.

La liste, très-circonscrite, sur laquelle s’exerçait le sort, pour désigner en 1793 et en 1794 les jurés du tribunal révolutionnaire, n’embrassait pas, comme le mot sacré de jury semblait l’impliquer, toute une classe de citoyens. L’autorité la formait, après une enquête préalable et très-minutieuse, de ses seuls adhérents. Les malheureux accusés étaient ainsi jugés, non par des personnes impartiales et sans système préconçu, mais par des ennemis politiques, autant dire par ce qu’il y a au monde de plus cruel, de plus impitoyable.

Bailly ne se fit pas défendre. Depuis sa comparution comme témoin dans le procès de Marie-Antoinette, notre confrère avait seulement composé et répandu, par la voie de l’impression, une pièce intitulée : Bailly à ses concitoyens. Elle se termine par ces paroles attendrissantes :

« Je n’ai gagné à la révolution que ce que mes concitoyens y ont gagné : la liberté et l’égalité. J’y ai perdu des places utiles, et ma fortune est presque détruite. Je serais heureux avec ce qui m’en reste et ma conscience pure ; mais, pour être heureux dans le repos de ma retraite, j’ai besoin, mes chers concitoyens, de votre estime : je sais bien que, tôt ou tard, vous me rendrez justice ; mais j’en ai besoin pendant que je vis et que je suis au milieu de vous. »

Notre confrère fut condamné à l’unanimité des voix. Il faudrait désespérer de l’avenir si une pareille unanimité ne frappait pas de stupeur les esprits amis de la justice et de l’humanité, si elle n’augmentait pas le nombre des adversaires décidés de tout tribunal politique.

Lorsque le président du tribunal interpella l’accusé, déjà déclaré coupable, pour savoir s’il avait quelques réclamations à présenter sur l’application de la peine, Bailly répondit :

«J’ai toujours fait exécuter la loi, je saurai m’y soumettre puisque vous en êtes l’organe. »

L’illustre condamné fut reconduit en prison.

Bailly avait dit dans l’Éloge de M. de Tressan : « La gaieté française produit le même effet que le stoïcisme. » Ces paroles me revenaient à la mémoire au moment où je recueillais de diverses sources la preuve qu’en rentrant à la Conciergerie après sa condamnation, Bailly se montra à la fois stoïque et gai.

Il exigea que son neveu, M. Batbéda, fît avec lui, comme à l’ordinaire, une partie de piquet. Notre confrère pensait à toutes les circonstances de l’affreuse journée du lendemain avec un tel sang-froid, qu’il lui arriva pendant le jeu de dire en souriant à M. Batbéda : « Reposons-nous un instant, mon ami et prenons une prise de tabac ; demain je serai privé de ce plaisir, puisque j’aurai les mains attachées derrière le dos. »

Je citerai quelques paroles qui, tout en témoignant au même degré de la sérénité d’âme de Bailly, sont plus en harmonie avec son caractère sérieux et grave, plus dignes d’être recueillies par l’histoire.

Un des compagnons de captivité de l’illustre académicien lui adressait, le 11 novembre au soir, des reproches dictés par une tendre vénération : « Pourquoi, s’écriait-il, les yeux baignés de larmes, nous avoir laissé entrevoir la possibilité d’un acquittement ? Vous nous trompiez donc ? » — « Non, repartit Bailly ; je vous apprenais à ne jamais désespérer des lois de votre pays. »

Dans les paroxysmes d’un désespoir délirant, quelques prisonniers faisant un retour sur le passé, allaient jusqu’à regretter de n’avoir jamais enfreint les règles de la plus stricte honnêteté.

Bailly ramena ces intelligences momentanément égarées dans la ligne du devoir, en leur faisant entendre des maximes qui, par le fond et par la forme, ne dépareraient pas les recueils des plus célèbres moralistes :

« Il est faux, très-faux qu’un crime puisse jamais être utile. — Le métier d’un honnête homme est le plus sûr, même en temps de révolution. — L’égoïsme éclairé suffit pour mettre tout individu intelligent sur la voie de la justice et de la vérité. — Dès que l’innocence peut être impunément sacrifiée, le crime n’est pas plus sur de son fait. — Il y a une distance si grande entre la mort de l’homme de bien et celle du méchant, que le vulgaire n’est pas capable de la mesurer. »

Les anthropophages dévorant leurs ennemis vaincus me semblent encore moins hideux, moins hors de nature que les misérables, rebut des populations des grandes villes, qui trop souvent, hélas ! ont porté la férocité jusqu’à troubler par des clameurs, par d’infâmes railleries, les derniers moments des malheureux que le glaive de la loi allait frapper. Plus la peinture de cette dégradation de l’espèce humaine est humiliante, plus on doit se garder d’en charger les couleurs. À peu d’exceptions près, les historiens de la sublime agonie de Bailly me paraissent avoir oublié ce devoir. La vérité, la stricte vérité n’était elle donc pas assez déchirante ? Fallait-il, sans preuves d’aucune sorte, imputer à la masse le cynisme infernal de quelques cannibales ? Devait-on, à la légère, faire planer sur une immense classe de citoyens de justes sentiments de dégoût et d’indignation ? Je ne le pense pas, Messieurs. Aussi je surmonterai ce qu’il y a de cruel, de poignant à arrêter longtemps sa pensée sur de pareilles scènes ; je prouverai qu’en rendant le drame un peu moins atroce, je n’ai sacrifié que des détails imaginaires, fruits empestés de l’esprit de parti.

Je ne veux pas me dérober à des questions qui déjà bourdonnent à mes oreilles. Quels sont, me dira-t-on, vos titres pour oser modifier une page de l’histoire de notre révolution, sur laquelle tout le monde paraissait d’accord ? De quel droit prétendez-vous infirmer des témoignages contemporains, vous qui, au moment de la mort de Bailly, veniez à peine de naître ; vous qui viviez dans une obscure vallée des Pyrénées, à deux cent vingt lieues de la capitale ?

Ces questions ne m’embarrassent nullement. Je ne demande pas, en effet, qu’on adopte sur parole la relation qui me semble l’expression de la vérité. J’énumère mes preuves, j’exprime mes doutes. Dans ces limites, personne n’a de titres à produire ; la discussion est ouverte à tout le monde, le public prononcera son jugement définitif.

En thèse générale, j’ajouterai qu’en concentrant ses recherches sur un objet spécial et circonscrit, on a plus de chances de le bien voir, de le bien connaître, toutes choses d’ailleurs égales, qu’en éparpillant son attention en tout sens.

Quant au mérite des relations contemporaines, il me paraît très-contestable. Les passions politiques ne laissent voir les objets, ni dans leurs dimensions réelles, ni sous leurs vraies formes, ni avec leurs couleurs naturelles. Des documents inédits et très-précieux ne sont-ils pas venus, d’ailleurs, porter de vives lumières, là où l’esprit de parti avait étendu ses voiles épais ?

La relation que Riouffe donna de la mort de Bailly, a guidé presque aveuglément tous les historiens de notre révolution. Au fond, de quoi se composait-elle ? Le prisonnier de la Conciergerie l’a dit lui-même, de propos de valets de bourreau, répétés par des guichetiers.

J’admettrais volontiers qu’on m’opposât cette relation, malgré l’affreux cloaque où Riouffe avait été contraint de puiser, s’il n’était pas évident que cet écrivain spirituel voyait tous les événements révolutionnaires à travers la juste colère qu’une incarcération inique devait inspirer à un jeune homme vif et ardent ; si cette direction de sentiments et d’idées ne lui avait pas fait commettre des erreurs manifestes.

Qui n’a lu, par exemple, les larmes aux yeux, dans les Mémoires sur les prisons, ce que l’auteur rapporte de la fournée des quatorze jeunes filles de Verdun : « De ces filles, dit-il, d’une candeur sans exemple, et qui avaient l’air de jeunes vierges parées pour une fête publique. Elles disparurent, ajoute Riouffe, tout à coup, et furent moissonnées dans leur printemps. La cour des femmes avait l’air, le lendemain de leur mort, d’un parterre dégarni de fleurs par un orage. Je n’ai vu jamais parmi nous de désespoir pareil à celui qu’excita cette barbarie. »

Loin de moi la pensée d’affaiblir les sentiments pénibles que la catastrophe rapportée par Riouffe doit naturellement inspirer ; mais chacun l’a remarqué, la relation de cet écrivain est très-circonstanciée ; l’auteur semble avoir tout vu par ses propres yeux. Cependant, il a commis les plus graves inexactitudes.

Parmi les quatorze malheureuses femmes qu’on mit en jugement après la reprise de Verdun sur les Prussiens, deux de dix-sept ans ne furent pas condamnées à mort, à cause de leur âge.

Cette première circonstance valait bien la peine d’être rapportée. Allons plus loin. Un historien ayant consulté récemment les journaux officiels de l’époque et le bulletin du tribunal révolutionnaire, n’a pas trouvé sans surprise que, parmi les douze jeunes filles condamnées, il y avait sept femmes mariées ou veuves, dont les âges étaient compris entre quarante et un et soixante-neuf ans !

Les relations contemporaines, même celles de Riouffe, peuvent donc, sans irrévérence, être soumises à une discussion sérieuse. Quand on appliquera au dépouillement des registres relatifs à la révolution française la dixième partie des fonds qui sont annuellement employés à la recherche et à l’examen des vieilles chroniques, nous verrons certainement disparaître de notre histoire contemporaine plusieurs autres circonstances hideuses qui soulèvent le cœur. Voyez les massacres de septembre ! Les historiens le plus en renom portent de six à douze mille le nombre des victimes de cette boucherie ; tandis qu’un écrivain, qui vient de prendre la peine de dépouiller les registres d’écrou des prisons, n’a pu arriver à un total de mille. Ce chiffre est déjà assurément bien fort ; mais, pour ma part, je remercie l’auteur de la récente publication d’avoir réduit le nombre des assassinats de septembre à moins du dixième de ce qu’on admettait généralement.

Lorsque la discussion à laquelle je me suis livré sera connue du public, on verra combien les retranchements à opérer sur cette page lugubre de notre histoire étaient nombreux et graves. On pourra apprécier aussi une circonstance importante qui m’a paru ressortir de tous les faits. Après avoir pesé mes preuves, chacun, je l’espère, se réunira à moi pour ne plus voir autour de l’échafaud de Bailly que des misérables, rebut de la population, accomplissant, à prix d’argent, le rôle qui leur avait été assigné par trois ou quatre riches cannibales.

C’est le 12 novembre 1793 que la sentence rendue contre Bailly par le tribunal révolutionnaire devait être exécutée. Les souvenirs, récemment publiés, d’un compagnon de captivité de notre confrère, les souvenirs de M. Beugnot, nous permettront de pénétrer à la Conciergerie, dans la matinée de ce jour néfaste.

Bailly s’était levé de bonne heure après avoir dormi, comme à l’ordinaire, du sommeil du juste. Il prit du chocolat, et s’entretint longtemps avec son neveu. Le jeune homme était en proie au désespoir ; l’illustre prisonnier conservait toute sa sérénité. La veille, en revenant du tribunal, le condamné remarquait avec un sang-froid admirable, mais empreint d’une certaine inquiétude : « qu’on avait fortement excité contre lui les spectateurs de son procès. Je crains, ajoutait-il, que la simple exécution du jugement ne leur suffise plus, ce qui serait dangereux par ses conséquences. Peut-être la police y pourvoira-t-elle. » Un reflet de ces impressions ayant pénétré, le 12, dans l’esprit de Bailly, il demanda et prit, coup sur coup, deux tasses de café à l’eau. Ces précautions étaient de sinistre augure. « Calmez-vous, disait notre vertueux confrère à ceux qui, dans ce moment suprême, l’entouraient en sanglotant ; j’ai un voyage assez difficile à faire, et je me défie de mon tempérament. Le café excite et ranime ; j’espère maintenant que j’arriverai convenablement au bout. »

Midi venait de sonner. Bailly adressa un dernier et tendre adieu à ses compagnons de captivité, leur souhaita un meilleur sort, suivit le bourreau sans faiblesse comme sans forfanterie, monta sur la fatale charrette, les mains attachées derrière le dos. Notre confrère avait coutume de dire : « On doit avoir mauvaise opinion de ceux qui n’ont pas, en mourant, un regard à jeter en arrière. » Le dernier regard de Bailly fut pour sa femme. Un gendarme de l’escorte recueillit avec sensibilité les paroles de la victime, et les reporta fidèlement à sa veuve. Le cortége arriva à l’entrée du Champ-de-Mars, du côté de la rivière, à une heure un quart. C’était la place où, conformément aux termes du jugement, on avait élevé l’échafaud. La foule aveuglée, qui s’y trouvait réunie, s’écria avec fureur que la terre sacrée du champ de la Fédération ne devait pas être souillée par la présence et par le sang de celui qu’elle appelait un grand criminel ; sur sa demande, j’ai presque dit sur ses ordres, l’instrument du supplice fut démonté, transporté pièce à pièce dans un des fossés, et remonté de nouveau. Bailly resta le témoin impassible de ces effroyables préparatifs, de ces infernales clameurs. Pas une plainte ne sortit de sa bouche. La pluie tombait depuis le matin ; elle était froide, elle inondait le corps et surtout la tête nue du vieillard. Un misérable s’aperçut qu’il frissonnait, et lui cria : Tu trembles, Bailly. — Mon ami, j’ai froid, répondit avec douceur la victime. Ce furent ses dernières paroles.

Bailly descendit dans le fossé, où le bourreau brûla devant lui le drapeau rouge du 17 juillet ; il monta ensuite d’un pas ferme sur l’échafaud. Ayons le courage de le dire, lorsque la tête de notre vénérable confrère tomba, les témoins soldés que cette affreuse exécution avait réunis au Champ-de-Mars, poussèrent d’infâmes acclamations.

J’avais annoncé une relation fidèle du martyre de Bailly ; je viens de tenir parole. J’avais dit que j’en bannirais bien des circonstances sans réalité, et que le drame deviendrait ainsi moins atroce. Si j’en croyais votre attitude, je n’aurais pas accompli cette seconde partie de ma promesse. Les imaginations refusent peut-être d’aller au delà des faits cruels sur lesquels j’ai dû m’appesantir. On se demande ce que j’ai pu retrancher de relations anciennes, quand ce qui reste est si déplorable.

L’ordre d’exécution adressé au bourreau par Fouquier Tainville a été vu par diverses personnes vivantes. Elles déclarent toutes que s’il diffère des ordres nombreux de même nature que le misérable expédiait chaque jour, c’est seulement par la substitution des mots : Esplanade du Champ-de-Mars, à la désignation ordinaire, place de la Révolution. Or, le tribunal révolutionnaire a mérité bien des anathèmes, mais je n’ai jamais remarqué qu’on lui ait reproché de n’avoir pas su se faire obéir.

Je me suis senti allégé d’un énorme poids, Messieurs, quand j’ai pu arracher de ma pensée l’image d’une lugubre marche à pied de deux heures, puisque avec elle disparaissaient deux heures de sévices corporels que, d’après les mêmes relations, notre vertueux confrère aurait eu à endurer depuis la Conciergerie jusqu’au Champ-de-Mars.

Un écrivain illustre prétend que l’on conduisit Bailly sur la place de la Révolution, que l’échafaud y fut démonté sur la demande de la multitude, et qu’en suite on conduisit la victime jusqu’au Champ-de-Mars. Ce récit manque d’exactitude. Le jugement portait en termes très positifs, que, par exception, la place de la Révolution ne serait pas le théâtre du supplice de Bailly. Le cortége se rendit directement au lieu désigné.

L’historien déjà cité assure que l’instrument de mort fut remonté au bord de la Seine sur un tas d’ordures ; que cette opération dura plusieurs heures, et que pendant ce temps on traîna Bailly plusieurs fois autour du Champ-de-Mars.

Ces promenades sont imaginaires. Ceux qui à l’arrivée du lugubre cortége vociférèrent que la présence de l’ancien maire de Paris souillerait le champ de la Fédération, ne pouvaient, un moment après, l’y introduire pour lui en faire parcourir l’enceinte. En fait, l’illustre condamné resta sur la chaussée. L’idée si savamment cruelle attribuée aux acteurs de ces scènes hideuses, d’élever l’instrument fatal sur un tas d’ordures et au bord de la rivière, afin que Bailly pût apercevoir, à l’instant suprême, la maison de Chaillot où il avait composé ses ouvrages, se présenta si peu à l’esprit de la multitude, que la sentence s’exécuta dans le fossé, entre deux murs.

Je n’ai pas cru, Messieurs, devoir faire porter de force au condamné lui-même des pièces de l’instrument fatal ; il avait les mains liées derrière le dos. Dans mon récit, personne n’agite le drapeau rouge enflammé sur la figure de Bailly, par la raison que cette barbarie n’est point mentionnée dans les relations, d’ailleurs si déchirantes, rédigées par des amis de notre confrère, peu de temps après l’événement ; je n’ai point consenti enfin, avec l’auteur de l’Histoire de la Révolution française, à placer dans la bouche d’un des soldats de l’escorte la question qui amena de la part de la victime, non pas, disons-le en passant, cette réponse théâtrale : « Oui, je tremble, mais c’est de froid ; » mais les paroles si touchantes, si bien dans les habitudes et dans le caractère de Bailly : « Mon ami, j’ai froid. »

Loin de moi, Messieurs, la supposition qu’aucun soldat au monde ne serait capable d’une action blâmable et basse. Je ne demande pas, assurément, la suppression des conseils de guerre ; mais pour se décider à donner à un homme revêtu de l’uniforme militaire, un rôle personnel dans l’épouvantable drame, il fallait des preuves ou des témoignages contemporains dont je n’ai trouvé nulle trace. Le fait, s’il avait existé, aurait eu certainement des suites connues du public. J’en prends à témoin un événement qui se trouve relaté dans les Mémoires de Bailly.

Le 22 juillet 1789, sur la place de l’Hôtel de Ville, un dragon mutila avec son sabre le cadavre de Berthier. Ses camarades, outrés de cette barbarie, se montrèrent à l’instant résolus de le combattre l’un après l’autre, et de laver dans son sang la honte qu’il avait fait rejaillir sur le corps tout entier. Le dragon se battit le soir même et fut tué.

Riouffe dit dans son Histoire des Prisons, que « Bailly épuisa la férocité de la populace, dont il était l’idole, et fut lâchement abandonné par le peuple, qui n’avait jamais cessé de l’estimer. »

On trouve à peu près la même idée dans l’Histoire de la Révolution et dans plusieurs autres ouvrages.

Ce qu’on appelle la populace ne lisait guère, et n’écrivait pas. L’attaquer, la calomnier, était donc jadis chose commode ; car on n’avait pas à craindre de réfutation. Je suis loin de prétendre que les historiens dont j’ai cité les ouvrages aient jamais cédé à des considérations pareilles ; mais j’affirme avec une entière certitude qu’ils se sont trompés. Dans le drame sanglant qui vient de se dérouler à vos yeux, les atrocités eurent une tout autre cause que les sentiments propres des barbares pullulant au fond des sociétés, et toujours prêts à les souiller de tous les crimes ; en termes moins prétentieux, ce n’est point aux malheureux sans propriétés, sans capital, vivant du travail de leurs mains, aux prolétaires, qu’on doit imputer les incidents déplorables qui marquèrent les derniers moments de Bailly. Avancer une opinion si éloignée des idées reçues, c’est s’imposer le devoir d’en prouver la réalité.

Après sa condamnation, notre confrère s’écria, dit La Fayette : « Je meurs pour la séance du Jeu de Paume, et non pour la funeste journée du Champ-de-Mars. » Je n’entends pas sonder ici ces paroles mystérieuses dans tout ce qu’elles laissent entrevoir sous un demi-jour ; mais, quelque sens qu’on leur attribue, les sentiments, les passions des prolétaires n’y joueront évidemment aucun rôle ; c’est un point hors de discussion.

En rentrant à la Conciergerie, la veille de sa mort, Bailly parlait des efforts qu’on avait dû faire pour exalter les passions des auditeurs qui suivirent les diverses phases de son procès. L’exaltation factice est toujours le produit de la corruption. Les ouvriers manquent d’argent ; ils ne peuvent donc avoir été les corrupteurs, les promoteurs directs des scènes fâcheuses dont se plaignait Bailly.

Les ennemis implacables de l’ancien président de l’Assemblée nationale avaient trouvé, à prix d’argent, des auxiliaires dans les guichetiers de la Conciergerie. M. Beugnot nous apprend qu’au moment de remettre le vénérable magistrat aux gendarmes qui devaient le conduire au tribunal, « ces misérables le poussaient avec violence, se le renvoyaient comme un homme ivre, de l’un à l’autre, en s’écriant : Tiens, voilà Bailly ! A toi Bailly ! Prends donc Bailly ! et qu’ils riaient aux éclats de l’air grave que conservait le philosophe au milieu de ces jeux de cannibales. »

Pour affirmer que ces violences, devant lesquelles, en vérité, pâlissent celles du Champ-de-Mars, avaient été obtenues moyennant salaire, j’ai plus que la déclaration formelle du compagnon de captivité de notre confrère. Je remarque, en effet, qu’aucun autre accusé ou condamné ne les éprouva ; pas même le nommé l’Admirai, quand il fut conduit à la Conciergerie pour avoir tenté d’assassiner Collot-d’Herbois.

Au reste, ce n’est pas seulement sur des considérations indirectes que se fonde mon opinion bien arrêtée, touchant l’intervention de personnes riches et influentes, dans les scènes d’une inqualifiable barbarie du Champ-de-Mars. Mérard Saint-Just, l’ami intime de Bailly, a cité par ses initiales un misérable qui, le jour même de la mort de notre confrère, se vantait publiquement d’avoir électrisé les quelques acolytes qui, avec lui, exigèrent le déplacement de l’échafaud ; le lendemain du supplice, la séance des Jacobins retentissait du nom d’un autre individu du Gros-Caillou, lequel réclamait aussi sa quote-part d’influence dans le crime.

J’ai déroulé successivement devant vous la série d’événements de notre révolution auxquels Bailly a pris une part directe ; j’ai recherché, avec scrupule, les moindres circonstances de la déplorable affaire du Champ-de-Mars ; j’ai suivi notre confrère dans la proscription, au tribunal révolutionnaire, jusqu’au pied de l’échafaud. Nous l’avions vu, précédemment, entouré d’estime, de respect et de gloire, au sein de nos principales Académies. Toutefois, l’œuvre n’est pas complète ; il y manque plusieurs traits essentiels.

Je réclamerai donc encore quelques instants de votre bienveillante attention. La vie morale de Bailly est comme ces chefs-d’œuvre de la sculpture antique, qui doivent être étudiés sous tous les aspects, et dans lesquels on découvre sans cesse de nouvelles beautés à mesure que la contemplation se prolonge.