Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 267-271).
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DÉBATS RELATIFS À LA PLACE DE SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES.


Nous avons vu d’Alembert, dès l’année 1763, invitant Bailly à s’exercer dans un genre de composition littéraire alors fort goûté, le genre des éloges, et lui présentant en perspective la place de secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences. Six ans après, l’illustre géomètre donnait les mêmes conseils, et peut-être aussi les mêmes espérances, au jeune marquis de Condorcet. Celui-ci, docile à la voix de son protecteur, composait et publiait rapidement les Éloges des premiers fondateurs de l’Académie, les Éloges de Huygens, de Mariotte, de Roëmer, etc.

Au commencement de 1773, le secrétaire perpétuel, Grandjean de Fouchy, demanda Condorcet comme son suppléant en survivance. D’Alembert appuya fortement cette candidature. Buffon soutint Bailly avec non moins de vivacité. L’Académie offrit, pendant quelques semaines l’aspect de deux camps ennemis. Il y eut enfin une véritable bataille électorale fort disputée ; le résultat fut la nomination de Condorcet.

Je regretterais que nous dussions juger des sentiments de Bailly, après cette défaite, par ceux de ses adhérents. Leur colère s’exhala en termes d’une âpreté impardonnable. D’Alembert, disaient-ils, avait « lâchement trahi l’amitié, l’honneur, les premiers principes de la probité. »

On faisait ainsi allusion à une promesse de protection, d’appui, de concours, remontant à dix années. Cette promesse avait-elle été absolue ? En s’engageant vis-à-vis de Bailly pour une place qui pouvait ne devenir vacante qu’après un intervalle de douze à quinze années, d’Alembert avait-il, manquant à son devoir d’académicien, déclaré d’avance que toute autre candidature, quel qu’en pût être l’éclat, serait pour lui comme non avenue ?

Voilà ce qu’il aurait fallu éclaircir avant de se livrer à des imputations violentes et odieuses.

N’était-il pas tout naturel que le géomètre d’Alembert, ayant à se prononcer entre deux savants honorables, accordât la préférence au candidat qui lui semblait représenter le mieux les hautes mathématiques ? Les éloges de Condorect étaient d’ailleurs, par le style, beaucoup plus en harmonie avec ceux que l’Académie applaudissait depuis près de trois quarts de siècle. Avant la déclaration de la vacance, le 27 février 1773, d’Alembert disait à Voltaire à l’occasion du Recueil de Condorect : « Quelqu’un me demandait l’autre jour ce que je pensais de cet ouvrage. Je répondis en écrivant sur le frontispice : « Justice, justesse, savoir, clarté, précision, goût, élégance et noblesse. » Voltaire écrivait le 1er mars : « J’ai lu, en mourant, le petit livre de M. de Condorect ; cela est aussi bon en son genre que les Éloges de Fontenelle. Il y a une philosophie plus noble et plus modeste, quoique hardie. »

Quelque vivacité de paroles et d’action ne saurait être légitimement reprochée à celui qui marchait appuyé sur des convictions si nettes et sur un suffrage si imposant.

Dans les Éloges de Bailly, il en est un, celui de l’abbé de Lacaille, qui n’ayant pas été composé pour une académie littéraire, n’offre plus aucune trace d’enflure, de déclamation, et pourrait, ce me semble, lutter avec les meilleurs Éloges de Condorcet. Mais, chose singulière, cette excellente biographie contribua, peut-être tout autant que les démarches de d’Alembert, à faire échouer la candidature de Bailly. Vainement le célèbre astronome se flattait-il, dans son exorde, « que M. de Fouchy, qui déjà, comme secrétaire de l’Académie, avait payé son tribut à Lacaille, ne lui saurait pas mauvais gré d’être entré après lui dans la même carrière,… qu’il ne serait pas blâmé de répéter les éloges dus à un homme illustre. »

Bailly, en effet, ne fut pas blâmé à haute voix ; mais quand l’heure de la retraite eut sonné à l’oreille de M. de Fouchy, sans faire d’éclat, sans se montrer blessé dans son amour-propre, en restant toujours modeste, ce savant n’en demanda pas moins pour adjoint, un confrère qui s’était dispensé de répéter ses Éloges ; qui n’avait point trouvé ses biographies insuffisantes. Cette désignation ne fut pas et ne devait pas être sans influence sur le résultat de la lutte.

Bailly, secrétaire perpétuel de l’Académie, aurait été obligé de résider continuellement à Paris. Bailly, membre de la section d’Astronomie, pouvait se retirer à la campagne et échapper ainsi aux attaques continuelles de ces voleurs de temps, comme disait Byron, qui abondent surtout dans les capitales. Bailly fixa sa résidence à Chaillot. C’est à Chaillot que notre confrère composa ses meilleurs ouvrages, ceux qui traverseront les siècles.

La nature avait doué Bailly de la mémoire la plus heureuse. Il n’écrivait ses discours qu’après les avoir achevés dans sa tête. Sa première copie était toujours une copie au net. Tous les matins, Bailly partait de bonne heure de sa modeste maison de Chaillot ; il allait au bois de Boulogne, et là, pendant des promenades de plusieurs heures, sa puissante intelligence élaborait, coordonnait et revêtait de toutes les pompes du langage, des conceptions destinées à charmer les générations. Les biographes nous apprennent que Crébillon composait de même. Telle fut, suivant divers critiques, la principale cause de l’incorrection et de l’âpreté de style qui déparent plusieurs pièces du célèbre tragique. Les œuvres de Bailly et surtout les discours qui terminent l’Histoire de l’Astronomie, infirment cette explication. Je pourrais invoquer aussi les productions si élégantes, si pures du poëte que la France vient de perdre et qu’elle pleure. Personne, en effet, ne l’ignore ; Casimir Delavigne, comme Bailly, ne jeta jamais ses vers sur le papier avant de les avoir amenés dans sa tête à l’harmonieuse perfection qui leur valut les suffrages unanimes des gens de goût. Pardonnez-moi ce souvenir, Messieurs. Le cœur se plaît à rapprocher des noms tels que ceux de Bailly, de Delavigne ; ces glorieux et rares symboles en qui se trouvent réunis le talent, la vertu et un invariable patriotisme.