Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 263-267).
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TRAVAUX LITTÉRAIRES DE BAILLY. — SES BIOGRAPHIES DE CHARLES V, DE LEIBNITZ, DE PIERRE CORNEILLE, DE MOLIÈRE.


Lorsque Bailly entra à l’Académie des sciences, Grandjean de Fouchy en était le secrétaire perpétuel. La mauvaise santé de ce savant estimable faisait prévoir une vacance prochaine. D’Alembert jeta les yeux sur Bailly, lui fit entrevoir la survivance de Fouchy, et l’invita, afin de préparer les voies, à composer des biographies. Bailly suivit le conseil de l’illustre géomètre, et choisit, pour sujet de ses études, les éloges proposés par diverses académies, et principalement par l’Académie française.

Depuis l’année 1671 jusqu’à l’année 1758, les sujets de prix proposés par l’Académie française étaient relatifs à des questions de dévotion et de morale. L’éloquence des concurrents avait eu ainsi à s’exercer successivement, sur la science du salut ; sur le mérite et la dignité du martyre ; sur la pureté de l’esprit et du corps ; sur le danger qu’il y a dans certaines voies qui paraissent sûres, etc., etc. Elle dut même paraphraser l’Ave Maria. Suivant les intentions formelles du fondateur (Balzac), chaque discours se terminait par une courte prière. Duclos pensa, en 1758, que cinq à six volumes de pareils sermons avaient dû épuiser la matière, et, sur sa proposition, l’Académie décida, qu’à l’avenir, elle prendrait pour sujet des prix d’éloquence, l’Éloge des grands hommes de la nation. Le maréchal de Saxe, Duguay-Trouin, Sully, d’Aguesseau, Descartes, figurèrent les premiers sur la liste. Plus tard, l’Académie se crut autorisée à proposer l’éloge des rois eux-mêmes ; elle entra dans cette nouvelle voie au commencement de 1767, en demandant l’Éloge de Charles V.

Bailly concourut. Sa pièce obtint seulement une mention honorable.

Rien n’est plus instructif que de rechercher à quelle époque naquirent, et comment se développèrent les principes, les opinions des personnages qui ont joué un rôle important sur la scène politique. Par une bien regrettable fatalité, les éléments de ces investigations sont d’ordinaire peu nombreux et infidèles. Nous n’aurons pas à exprimer ces regrets à l’égard de Bailly. Chaque composition nous présentera l’âme sereine, candide, vertueuse de l’illustre écrivain, sous un jour vrai et nouveau. L’Éloge de Charles V, point de départ d’une longue série d’ouvrages, doit nous arrêter quelques instants.

Les pièces couronnées par l’Académie française n’arrivaient jadis au public qu’après avoir été soumises à la censure sévère de quatre docteurs en théologie. Une approbation spéciale et réfléchie des hauts dignitaires de l’Église, que l’illustre Assemblée compta toujours parmi ses membres, ne dispensait pas de l’humiliante formalité. Si nous sommes certains de connaître l’Éloge de Charles V, tel qu’il sortit de la plume de son auteur ; si nous n’avons pas à craindre que les pensées aient subi quelque mutilation, nous en sommes redevables au peu de faveur qu’eut le discours de Bailly dans le concours académique de 1767. Ces pensées, au reste, auraient défié l’esprit le plus méticuleux, la susceptibilité la plus ombrageuse. Le panégyriste déroule avec émotion les affreux malheurs qui assaillirent la France pendant le règne du roi Jean. La témérité, l’imprévoyance de ce monarque ; les honteuses passions du roi de Navarre ; ses trahisons ; la barbare avidité de la noblesse ; l’esprit de sédition du peuple ; les déprédations sanguinaires des grandes Compagnies ; les insolences sans cesse renaissantes de l’Angleterre ; tout cela est dépeint sans réticence, mais avec une extrême retenue. Aucun trait ne décèle, ne fait même pressentir dans l’écrivain le futur président d’une assemblée nationale réformatrice, et surtout le maire de Paris au temps d’une effervescence révolutionnaire. L’auteur fera dire à Charles V qu’il écartera la faveur et appellera la renommée pour choisir ses représentants ; l’impôt lui paraîtra devoir être assis sur la richesse et respecter l’indigence ; il s’écriera même que l’oppression éveille les idées d’égalité. Ses témérités ne franchiront pas cette limite. Bossuet, Massillon, Bourdaloue, firent retentir la chaire de paroles bien autrement hardies.

Je suis loin de blâmer cette scrupuleuse réserve : la modération, quand elle s’unit à la fermeté, devient une puissance. En un point, cependant, le patriotisme de Bailly aurait pu, je voulais dire aurait dû, se montrer plus susceptible, plus ardent, plus fier. Lorsque, dans l’éloquente prosopopée qui termine l’Éloge, le roi d’Angleterre a rappelé avec arrogance la fatale journée de Poitiers, ne fallait-il pas sur-le-champ circonscrire cet orgueil dans de justes limites ; ne fallait-il pas jeter un coup d’œil rapide sur la composition de l’armée du prince Noir ; rechercher si un corps de troupes, parti de Bordeaux, recruté dans la Guyenne, ne comptait pas plus de Gascons que d’Anglais ; si la France, renfermée aujourd’hui dans ses limites naturelles, dans sa magnifique unité, n’aurait pas le droit, tout bien examiné, de considérer presque la fameuse bataille comme un événement de guerre civile ; ne fallait-il pas, enfin, faire observer, pour corroborer ces remarques, que le chevalier à qui le roi Jean se rendit, Denys de Morbecque, était un officier français banni de l’Artois ?

La confiance en soi est, sur les champs de bataille, la première condition de succès ; or, notre confiance ne serait-elle pas ébranlée, si les hommes les plus à portée de connaître les faits, de les apprécier sainement, avaient l’air de croire à une infériorité native de la race franque sur les races qui ont peuplé telles ou telles régions voisines ou éloignées ? Ceci, qu’on le remarque bien, n’est pas une susceptibilité puérile. De grands événements pourront, un jour donné, dépendre de l’opinion que la nation aura d’elle-même. Nos voisins d’outre-Manche nous donnent à ce sujet des exemples que nous ferions bien d’imiter.

En 1767, l’Académie de Berlin mit au concours l’Éloge de Leibnitz. Le public en témoigna quelque surprise. On croyait généralement que Leibnitz avait été admirablement loué par Fontenelle, et que le sujet était épuisé. Dès que la pièce de Bailly, couronnée en Prusse, vit le jour, on revint complétement de ces premières impressions. Chacun s’empressa de reconnaître que les appréciations de Bailly pouvaient être lues avec profit et plaisir, même après celles de Fontenelle. L’Éloge composé par l’historien de l’Astronomie ne fera sans doute pas oublier celui du premier secrétaire de l’Académie des sciences. Le style en est peut-être trop tendu ; peut-être aussi a-t-il une légère teinte déclamatoire ; mais la biographie et l’analyse des travaux sont plus complètes, surtout en tenant compte des notes ; Leibnitz, l’universel, s’y trouve envisagé sous des points de vue plus variés.

Bailly obtint, en 1768, l’accessit au prix d’éloquence proposé par l’Académie de Rouen. Le sujet était l’Éloge de Pierre Corneille. En lisant ce travail de notre confrère, on sera peut-être étonné de voir la distance immense que le modeste, le timide, le sensible Bailly, mettait entre le grand Corneille, son poëte de prédilection, et Racine.

Dans le concours que l’Académie française ouvrit, en 1768, pour l’Éloge de Molière, notre confrère ne fut vaincu que par Chamfort. Et encore, si dans ces derniers temps on n’avait parlé à satiété de l’auteur du Tartufe, peut-être me hasarderais-je à soutenir, qu’avec quelque infériorité dans le style, le discours de Bailly offrait une appréciation plus nette, plus vraie, plus philosophique, des chefs d’œuvre de l’immortel poëte.