Éditions Édouard Garand (55p. 39-43).

VII


À quelques jours de là, le père Francœur, par une belle matinée des premiers jours de juillet, se présenta chez Phydime Ouellet.

Après le « bonjour » d’usage, il alluma lentement sa pipe et demeura un bon moment pensif et comme gêné, ne répondant aux questions de Phydime ou de Dame Ouellet que par monosyllabes. Il était facile de deviner que quelque chose le tracassait.

Phydime était seul avec sa femme.

Ce jour là, Dosithée était allée au village de Kamouraska pour y passer la journée avec une ancienne amie de couvent. Le matin. Zéphirin l’y avait conduite dans une jolie voiture dont son père venait de lui faire cadeau, et il avait promis de revenir le soir la chercher.

— Eh ben ! père Francœur, il faut nous dire s’il y a quelque chose qui va pas ? dit Phydime après un bon moment de silence.

— J’vas vous dire, Phydime, répondit le père Francœur en levant le front et en se dérhumant, c’est par rapport à mon garçon que je veux établir que je suis venu vous voir.

— Ah ! ah ! vous avez décidé d’établir Zéphirin ?

Et Phydime fut bien près de penser que le père Francœur venait pour lui emprunter de l’argent dans le dessein d’acheter une terre pour le dernier de ses enfants.

Mais il fut trompé.

— Oui, Phydime, je veux établir Zéphirin, c’est-à-dire le marier.

— Ah ! ah ! c’est juste, il est en âge.

— Oui, c’est le temps d’y penser. D’ailleurs, c’est lui qui veut se marier. Hier, il m’a parlé de ça, et il m’a demandé de venir vous voir et de vous parler de la chose à vous et à Dame Ouellet. Et puis, vaut autant vous le dire de suite, Zéphirin aime Dosithée.

— Ah ! ah ! fit encore Phydime qui paraissait songeur.

Dame Ouellet toussa fortement et se leva pour aller à sa soupe sur le poêle.

— Moi, j’vas dire comme c’t’homme, reprit le père Francœur avec un peu plus de hardiesse, c’est pas de mes affaires. Seulement, je vois ça de même : si Zéphirin aime Dosithée, et si Dosithée aime Zéphirin, il me semble qu’on pourrait les marier et que ça nous ferait pas de mal à nous autres. Est-ce pas, Phydime ?

— Hum ! Hum !… fit seulement Phydime qui se mit à fumer à bouffées énormes tout en continuant à réfléchir.

— Ensuite, j’avais pensé, Phydime, qu’il va vous falloir un gendre avant longtemps. Vous pourrez pas toujours faire tout votre ouvrage tout seul, et je suis pas mal certain que Zéphirin fera votre affaire. C’est pas pour le vanter, mais il a de l’œil et du pied. Ça travaille tout le temps, et ça dit jamais rien. Il se fâche pas, il sacre pas, il est toujours content, que ça aille bien ou que ça aille mal ; et, ma foi, pour lui ç’a toujours l’air d’aller bien. Vous pourrez donc lui demander tout ce que vous voudrez, et je vous assure que vous serez servi à souhait. Il est toujours paré pour la besogne, et jamais il regimbe ou rechigne.

— Pour ça, dit Phydime, je crois ben qu’il a pas son pareil dans toute la paroisse.

— Et puis, j’vas vous le dire de suite, Phydime, et à vous aussi, Dame Ouellet, il partira pas à pied de chez nous. Je lui donne deux chevaux… (Ici le père Francœur scruta attentivement la figure de son voisin comme pour saisir l’effet que ses paroles pouvaient produire. Mais la figure osseuse et fermée de Phydime demeura impassible.) Et je lui donne, poursuivit le père Francœur, une vache et un génisson, un poulain d’un an et demi, un quatre-roues tout neuf que je lui ai acheté la semaine passée, puis une charrette, une charrue à rouelles, trois cochons et dix moutons. À part de ça, je lui donne cent piastres en argent pour se marier, et puis les cinq arpents de terre basse que j’ai au bout de ma terre et qui sont voisins de votre pacage. Comme vous le savez, ces cinq arpents qui valent pas mal d’argent, attendu que c’est là que pousse mon meilleur foin. Mais comme j’en ai vingt arpents, je lui en donne cinq, et il m’en restera ben assez encore.

— Oui, dit Phydime, je crois ben qu’il partira pas à pied, comme vous dites.

— Je m’étais toujours promis, Phydime, que je ferais des sacrifices pour lui. Mais ça nous empêchera pas de vivre, mon autre garçon, moi et ma femme. Quand bien même qu’on deviendrait pas riches riches, c’est toujours pas la richesse qui nous ouvre le Paradis. J’ai pas d’argent de prêté, mais je dois rien à personne, tout ce que j’ai est à moi, et tous mes enfants sont établis et en lieu de vivre. Il reste plus que Zéphyrin, et je le dis, c’est bien lui qui nous a le plus aidé, à part, bien entendu, de Thomas, mon aîné, à qui le bien va revenir quand on sera morts ma femme et moi.

— Non, non, Zéphirin n’aura pas à se plaindre ! prononça distraitement Phydime.

— J’ai voulu l’avantager comme il faut, quand il m’a déclaré qu’il voulait marier votre Dosithée, parce que je sais ben que vous la laisserez pas elle non plus les mains vides. Eh ben ! qu’est-ce que vous pensez de tout ça Phydime ?

— Hum ! Hum !… j’sais pas. Vous comprenez, père Francœur, c’est pas ben ben de mes affaires à moi non plus. Il faudra que j’en parle à Dosithée, je veux pas la marier de force, et elle mariera qui elle voudra, pas vrai ? Je voudrais pas qu’elle soit malheureuse pour ben de quoi, car, je vais vous le dire à vous, père Francœur, c’est Dosithée que j’ai le mieux aimée de tous mes enfants. Elle m’a jamais contrarié, elle a toujours été de mon avis, et je sais qu’elle m’aime assez pour rester toujours avec nous autres. Oui, elle nous aime bien, et on l’aime gros.

— Oh ! pour ça, Phydime, je sais ben que c’est la meilleure fille, et, j’vas vous le dire à vous moi aussi, je l’ai ben souhaitée pour Zéphirin. Vous voyez que je suis franc. Et puis je sais que Zéphirin la fera pas malheureuse, je le connais, il ne ferait pas de mal à une mouche. Il n’est pas instruit comme il y en a, c’est vrai, mais il lit tous les journaux et il écrit pas mal. La semaine passée il a écrit une lettre au curé, je sais pas pourquoi, et le curé, dimanche, m’a demandé si c’était bien lui, Zéphirin, qui avait écrit cette lettre-là. Il a trouvé ça si bien écrit, qu’il a pensé que la lettre avait été écrite par un autre. Rien que ça, Phydime, ça peut vous dire qu’il ira pas mal avec Dosithée qui est instruite. Eh ben ! voilà toute la commission que j’avais à vous faire. À c’t’heure c’est à vous de prendre une décision. Moi, je m’en vas, parce qu’il faut aller aux foins après-midi.

Et il se leva pour se retirer, ajoutant :

— À la revoyure, Phydime et vous, Dame Ouellet. Quand vous aurez pris une résolution, vous me le laisserez savoir.

— C’est ben, c’est ben père Francœur, répondit Phydime en reconduisant son visiteur au perron. On va penser à ça et l’on en reparlera.

Lorsque le père Francœur se fut éloigné, Phydime ralluma sa pipe, s’assit et demanda à sa femme qui n’avait pas encore émis une seule parole :

— Eh ben toi, Phémie, qu’est-ce que tu penses de tout ça ?

— Bonne Vierge Marie ! s’écria Dame Ouellet avec un visage réjoui, je pense que si le père Francœur donne tant que ça à son garçon, faudrait pas le refuser !

— Hum ! Hum !… fit seulement Phydime en fumant.

Le silence se fit.

— Et toi, Phydime, qu’est-ce que tu penses ? demanda à son tour Dame Ouellet après un moment.

Phydime branla la tête d’une façon vague et répondit :

— Moi, j’sais pas. Avant de penser à quelque chose, faudrait pourtant savoir si Dosithée aime Zéphirin. Tout de même…

Il s’interrompit net pour demeurer silencieux et très méditatif.

Oui, ce que venait de lui proposer le père Francœur lui donnait fort à penser.

De fait, la proposition de son voisin ne lui souriait guère. Sans en vouloir au père Francœur, comme nous l’avons déjà rapporté, Phydime Ouellet n’oubliait pas le procès qui lui avait été intenté dix années auparavant. Non, il n’en gardait pas rancune à père Francœur, il était même toujours disposé à lui rendre tous les services. Mais de là à donner sa fille en mariage à Zéphirin ?… Non, il ne se sentait pas prêt à conclure cette affaire. Il se disait que sa Dosithée pouvait trouver mieux que le garçon de son voisin, malgré que le père Francœur avantageât son fils plus que lui, Phydime, n’avait jamais pensé. Il se le disait et il le croyait, car depuis quelques jours il ruminait un projet de mariage entre Léandre Langelier et Dosithée. C’était, dès l’abord, le mariage qui lui paraissait le plus convenable. Il n’avait pas oublié le jeune médecin de Rivière-du-Loup… mais il demeurait si loin ! Léandre Langelier était un enfant de la paroisse, et à deux ou trois reprises Phydime et lui s’étaient vus au village, ils avaient parlé de choses et d’autres, Léandre avait pris des informations sur la santé de Dame Ouellet et de Dosithée, et le jeune homme s’était montré si intéressant, si aimable qu’il avait énormément plu à Phydime. Et lui cherchait depuis quelques jours un moyen pour amorcer une liaison entre Léandre et Dosithée.

Il ne voulait pas encore faire part à sa femme de ses idées qui ne lui paraissaient pas assez mûres. Il préférait attendre encore un peu. Aussi, pour ne pas s’entendre interroger par Dame Ouellet, il se leva brusquement pour quitter la maison.

— Phémie, dit-il en s’arrêtant près de la porte ouverte de la cuisine, va falloir attendre avant de reparler de cette affaire !

Et il sortit d’un pas rude.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À l’heure même où Phydime songeait à rapprocher Dosithée et Léandre, lui et elle se rencontraient par le plus pur hasard au village de Kamouraska sur la jolie plage du Saint-Laurent.

Il était environ onze heures de cette matinée pleine de soleil et chaude, mais délicieusement fraîchie par une légère brise de mer.

Seule et assise sur un roc et protégée des ardeurs du soleil par son ombrelle de soie bleue, Dosithée assistait au reflux des eaux. C’était sa plus grande joie que de regarder le beau fleuve, elle se laissait aller à d’exquises rêveries et son esprit et âme flottaient dans la plus belle quiétude. Il lui semblait qu’elle aurait pu demeurer là paisible, heureuse, des heures… des journées entières. Dans la brise et les parfums de mer elle sentait la sève de son être se renouveler, son sang bouillonnait dans ses veines, ses joues, de roses qu’elles étaient, devenaient toutes rouges, ses lèvres, plus rouges aussi, s’humectaient, et dans ses grands yeux noirs, plus humides, passaient des reflets de bonheur. Comme elle était plus jolie et gracieuse ainsi !…

Derrière elle, à quelques pas seulement, ondulait la route qui va à Saint-Denis. La jeune fille entendit sur cette route le bruit des sabots d’un cheval et le roulement d’une voiture. Elle éleva son ombrelle et jeta un rapide coup d’œil sur la route poudreuse. Elle vit un nuage de poussière diaphane, et dans ce nuage, une légère voiture à deux roues ressemblant fort à la charrette anglaise, tirée par un vigoureux cheval noir et le tout conduit par un jeune homme élégant qu’elle reconnut de suite : ce jeune homme, c’était Léandre Langelier.

Lui, venait de reconnaître aussi la jeune fille.

Il salua galamment et arrêta son cheval.

Elle lui sourit.

Il sauta hors de sa voiture et, le chapeau à la main, s’approcha, disant :

— Mademoiselle, pardonnez-moi de troubler votre solitude, mais si l’on m’avait dit ce matin que j’allais faire une si agréable rencontre, je ne l’aurais pas cru. Car, si je ne me trompe, vous êtes Mademoiselle Dosithée Ouellet ?

— Oui, monsieur Langelier, je suis bien celle que vous pensez. Et, si j’en crois l’expression de votre regard, vous êtes un peu surpris de me trouver seule sur cette plage déserte ?

— Mademoiselle, sourit le jeune homme, on est toujours surpris de faire une rencontre inattendue. Et puis, d’ailleurs, vous n’êtes pas bien loin de chez vous…

— Trois milles seulement, monsieur. Et pourtant je vous assure que, hormis les dimanches, je ne viens pas souvent repaître mes yeux et mon esprit du splendide panorama qui s’offre à nous.

— Je ne suis pas beaucoup plus éloigné que vous de cette admirable plage, et moi non plus je n’y viens pas souvent. Mais j’y viendrai plus souvent à l’avenir, je me réserverai des loisirs exprès.

Il se tut pour regarder le roc sur lequel Dosithée demeurait assise. Ce roc était large, poli comme un marbre, blanc comme un ivoire, et l’on pouvait s’y asseoir à trois et quatre.

— Vous permettez ? fit-il interrogativement.

— Certainement.

Tous deux se regardèrent un moment, émus, un peu gênés même.

Puis Léandre sourit doucement.

— Mademoiselle, reprit-il après s’être assis près d’elle et sous l’ombrelle qu’elle avait avancée et penchée au-dessus de sa tête, je me réjouis de ce bienheureux hasard qui me fait vous rencontrer. Puis-je vous avouer que j’ai permis, tout récemment, qu’on me parlât de vous ? Et l’on m’a dit de si bonnes choses que j’ai ardemment souhaité la venue de ce hasard.

— Il est bien possible, monsieur, sourit ingénument la jeune fille, qu’on ait exagéré mes qualités.

— Oh ! non, je suis certain qu’on n’a rien exagéré. Je découvre déjà des vérités merveilleuses. On m’avait assuré aussi, que vous êtes instruite…

— Je n’ai que l’instruction que j’ai acquise auprès de nos bonnes religieuses de l’immaculée Conception, interrompit la jeune fille.

— Mais c’est beaucoup, c’est tout ce qu’il faut ! Et puis je viens de m’apercevoir que vous êtes une amante de la nature…

— La nature, monsieur, je l’aime et l’adore dans toute sa grandeur et sa beauté ! répondit Dosithée avec chaleur. Voyez comme elle est admirable ici.

Et la jeune fille étendit sa main vers le fleuve immense et les paysages pittoresques qui le bordaient.

Le jeune homme sourit encore.

— Oui, c’est admirable, dit-il, et voilà bien pourquoi j’aime mon pays et surtout la délicieuse campagne qui m’a vu naître. Sur nos routes grises l’été, blanches l’hiver, sous l’averse ou dans la poudrerie, sur nos collines ou dans nos vallons, pas nos prairies multicolores et parfumées ou nos pâturages verts, sur ces plages délicieuses ou dans le bercement des flots de ce fleuve magnifique, partout je me sens chez moi et je m’enivre de tout ce qu’embrassent mes regards. La jouissance qui enveloppe mon esprit et mon cœur est puissante, indéfinissable. La ville me fait ennuyer de nos campagnes, j’y éprouve une sensation toute contraire, je m’y sens étranger, j’y étouffe, et si je dois y vivre, c’est avec le désir ardent de lui échapper le plus tôt possible.

— Ainsi, sourit Dosithée, c’est votre amour du sol qui vous a fait interrompre vos études de droit ?

— Qui me les a fait abandonner, voulez-vous dire ? Eh bien, oui ! Que voulez-vous ? la culture du sol m’attire tellement que je n’ai pu résister plus longtemps.

Il se mit alors à lui parler de ses projets d’avenir, il lui confia qu’il allait bientôt acheter une terre située tout près du village et qui toucherait presque à la terre de Phydime. Son but était de s’édifier un superbe domaine et d’y vivre dans le travail, la paix et le bonheur. Puis il parla de son pays. Comme il aimait le Canada, sa province de Québec et surtout le sol natal.

Dosithée écoutait le jeune homme qui lui parlait lentement, posément, mais pourtant avec une ardeur difficilement retenue qui la faisait frémir. Elle l’écoutait avec ravissement, et elle croyait entendre son propre cœur chanter l’amour de son pays. Et voilà que ce jeune homme lui plut, il lui plut énormément, et non parce qu’il parlait bien, ou parce qu’il était bien mis et possédait de belles manières, seulement parce qu’il parlait à son cœur de fille de la race, parce qu’il disait tout ce qu’elle aurait voulu dire elle-même, parce qu’il pensait comme elle pensait…

L’Angélus de midi mit fin à leur entretien.

Et ce fut avec la sensation d’une ivresse nouvelle, inconnue, que Dosithée regagna le domicile de son amie à quelque distance de là.