Éditions Édouard Garand (55p. 33-39).

VI


Ce fut une nouvelle sensationnelle par toute la paroisse, lorsqu’on apprit que Léandre Langelier abandonnait l’étude de la loi pour revenir sur la terre de son père. Un volume n’aurait pas suffi pour rapporter tous les commentaires, plus ou moins curieux, qu’on se plut à faire à ce sujet.

On était arrivé à la fin de juin. Les semences dans le pays étaient généralement terminées.

Le dimanche d’avant, on avait remarqué la présence de Léandre Langelier à la messe, et la belle tenue du jeune homme n’avait pas manqué d’émerveiller tous les paroissiens.

Dosithée vit ce jeune homme pour la première fois, ce dimanche-là, et elle lui trouva bel et bon air. Jusqu’à ce jour elle n’avait connu Léandre que par son nom et ce qu’on en avait dit dans la paroisse, et elle n’avait jamais entendu que des éloges. Tout le monde avait été d’accord pour reconnaître que le fils du père Anselme Langelier était studieux, poli et distingué, et chacun lui avait prédit le plus bel avenir. Dosithée reconnut qu’on avait dit la vérité et fut agréablement impressionnée. De son côté le jeune homme avait entendu dire les meilleures choses sur le compte de Dosithée Ouellet. Et la veille de ce jour le père Langelier avait dit à son fils :

— Ce qu’il pourra y avoir de plus embêtant pour toi, mon garçon, c’est qu’il n’y a pas beaucoup de filles de ton rang dans la paroisse. Pourtant, il y a la fille du père Phydime Ouellet, elle n’est pas pire, avec ça qu’elle est joliment instruite. Dans tous les cas, tu pourras la reluquer demain, à la messe, tu me diras ce que t’en penses.

Sans le dire à son père, le jeune homme avait trouvé Dosithée fort de son goût. La sachant instruite et de bonne famille, il pensa que c’était là une femme toute trouvée pour lui.

Léandre Langelier était ce qu’on est convenu d’appeler « un chic garçon ». Grand, bien fait, aux manières distinguées, sans pédanterie ni forfanterie, il plaisait à tout le monde. À vingt-cinq ans il avait le sérieux de l’homme mûr. Il s’habillait avec soin, et voulait par le physique comme par le moral passer dans la paroisse pour « le monsieur » qu’on disait. Il n’était pas beau, mais pas laid non plus. Il était un peu maigre et pâli par l’application à ses études. Il possédait un teint clair, des yeux bleus, mobiles et doux, et un front haut et large, légèrement bombé, que couronnaient des cheveux châtains. Une petite moustache blonde ornait sa lèvre supérieure et ne déparait nullement son visage. Si sa physionomie respirait la douceur, elle révélait aussi l’énergie. À son langage choisi, mais sans fade recherche, à sa parole un peu lente, à ses gestes sobres et posés, on devinait de suite un garçon pondéré qui entend faire son chemin dignement.

Déjà on avait chuchoté :

— Tiens ! il nous fera peut-être un député, un jour !

Il est vrai qu’on avait trouvé très étrange qu’un garçon comme lui, instruit comme il était et qui avait fait deux années de droit, vînt s’adonner à la culture du sol.

— Il me semble, moi, avait dit un vieux paysan, qu’avec son instruction je viendrais pas m’éreinter à la charrue !

Un des marchands du village, qui avait entendu cette remarque, avait aussitôt répliqué avec un peu de vivacité :

— Soyez donc content, le père, qu’il y ait des hommes instruits parmi les habitants ; à vous entendre on croirait que l’instruction ne vaut rien ailleurs que dans les professions !

Le vieux paysan s’était mis à rire pour demander avec ironie :

— Ah ! ben, pensez-vous, en bonne vérité, qu’un homme instruit va faire pousser le grain mieux qu’un autre ?

— Je ne dis pas ça, rétorqua le marchand, et il ne s’agit pas de faire pousser du grain. Mais je dis que si les habitants étaient aussi instruits que les avocats ou les notaires, ils en seraient peut-être mieux qu’ils sont aujourd’hui. Et puis, tout le monde le sait, voilà que les habitants veulent se mettre à la tête des affaires du pays, ils veulent gouverner ; mais ils n’ont pas l’air de savoir que pour gouverner il faut de l’instruction. Je sais ben qu’un homme qui n’a pas d’instruction n’est pas plus fou pour tout ça ; mais je crois que l’instruction est ben utile, si elle n’est pas toujours nécessaire. Il y en a qui disent : « À quoi ça sert l’instruction ? » Eh bien ! c’est parce qu’ils sont ignorants qu’ils disent des sottises comme ça. Pour savoir à quoi ça sert l’instruction, il faut l’avoir, et, une chose certaine, ne l’a pas qui veut. Allez donc demander ça à Monsieur le curé, pour voir ! Et puis vous, le père, ajouta le marchand qui s’animait de plus en plus, si vous avez pas confiance en l’instruction, pourquoi, je vous le demande, envoyez-vous vos enfants au collège et au couvent ?

— Si je les envoie au collège et au couvent, rétorqua le paysan choqué du langage sensé du marchand, c’est pour qu’ils fassent autre chose que de cultiver la terre !

— Vous parlez comme un sourd et comme un ignorant, riposta le marchand. Voyez-vous, à l’avenir, tout le monde se faire docteur, avocat ou notaire ? Et qu’est-ce qui va cultiver la terre, si on veut pas que les hommes instruits la cultivent ? De quoi va-t-on vivre ? Est-ce que de l’argent ça nourrit ? Savez-vous que moi, qui ne suis pas instruit, je donnerais plusieurs mille piastres pour l’être ? Non pas parce que je pourrais faire plus d’argent en étant instruit, mais parce que je m’imagine bien que c’est un agrément en même temps qu’une utilité. Donc, si je juge que l’instruction serait bonne pour moi, elle doit être bonne pour mes enfants, et c’est pourquoi j’envoie mes enfants au collège et au couvent. Mais je tiens pas que mes garçons, par exemple, fassent tous des docteurs ou des avocats, non ; s’ils veulent faire des habitants, ils seront les bienvenus, je leur achèterai des terres. Quant à mes filles, je souhaite bien qu’elles marieront des habitants, et elles n’en seront pas plus malheureuses.

Tous ceux qui avaient entendu parler ainsi le marchand avouaient qu’il avait parlé avec raison, et ils admettaient qu’un homme instruit sur la terre, s’il ne pouvait faire mieux qu’un autre, pouvait faire tout aussi bien pour le moins. Et, dame ! puisque c’était son goût à Léandre Langelier, on n’avait rien à redire. Et puis, est-ce qu’on n’avait pas entendu, un dimanche, le curé vanter le métier de l’agriculteur. N’avait-il pas dit que c’était un noble métier… le plus noble des métiers ? N’avait-il pas ajouté qu’un jour, dans les temps anciens, on disait que le métier le plus noble était le métier des armes ? Mais il avait expliqué, que le métier des armes avait passé pour le plus noble parce que, alors, les rois et leur noblesse s’y livraient de préférence ! Mais aujourd’hui, la culture du sol l’emportait, et il avait bien droit au premier titre de noblesse, puisqu’il avait été institué par Dieu, le Roi des rois, en condamnant Adam à se nourrir des fruits de la terre !

Aussi, après réflexion, toute la paroisse s’accorda-t-elle à dire peu de jours après que le jeune Langelier avait tout à fait raison de se livrer au travail du sol, et on l’en admira davantage.

Dans l’après-midi de ce même dimanche, Zéphirin Francœur était venu faire une visite chez Phydime Ouellet, naturellement pour y voir Dosithée.

Zéphirin était un garçon d’un physique assez agréable. Mais court, trapu, ramassé sur lui-même, il n’avait aucune élégance, et sa démarche était plutôt lourde et nonchalante. Timide, surtout en la présence des jeunes filles, il pouvait commettre toutes les gaucheries, et, sans instruction, il était incapable d’intéresser par sa conversation. Aussi, quand il venait chez Phydime, ne parlait-il que du beau ou du mauvais temps, du grain qui levait ou qui mûrissait, des vaches, des chevaux et des cochons. L’on conçoit que sa conversation ne pouvait charmer Dosithée, mais il faut tenir compte que la jeune fille n’entendait parler que des choses de la terre. Or, connaissant le sujet de conversation favori des habitants, elle s’y était faite. Elle ne pouvait donc pas leur demander de discourir sur des sujets qu’ils ignoraient. Et puis, si elle voulait vivre sur la terre et y fonder un foyer, il lui faudrait bien prendre un fils de cultivateur, et elle savait que les fils de cultivateurs ne sont pas tous instruits, loin de là. Quant à Zéphirin, c’était un enfant du sol, quoi ! on ne pouvait pas lui demander de tenir la charrue et la plume en même temps ! Et une autre chose, s’il n’avait pas d’instruction, ce n’était pas sa faute !

Ainsi pensait Dosithée, et, pour tout dire, le fils du père Francœur ne lui déplaisait pas. Assurément elle ne l’aimait pas, mais elle avait pour ce brave garçon, timide et doux, beaucoup d’estime. D’ailleurs elle pouvait lire dans les grands yeux bruns de Zéphirin beaucoup d’admiration, sinon d’amour, pour elle. Mais en étudiant de près le gaillard, qui avait pour elle toutes les attentions possibles, elle devinait bien qu’elle en était aimée… et aimée à l’excès ! Sans le vouloir ou le savoir, elle était flattée de cet amour. Et puis, avec son intuition aiguisée, elle avait bientôt compris que ses parents et les Francœur complotaient un mariage prochain entre elle et Zéphirin. Que de fois, depuis le départ d’Horace, n’avait-elle pas entendu Dame Ouellet soupirer et dire à son mari :

— Phydime, ça peut pas durer comme ça, tu travailles trop fort, et avant longtemps il te faudra de l’aide !

Et le père Francœur, à chacune de ses visites :

— Eh ben ! Phydime, va te falloir un engagé ou ben un gendre ?

Et à chaque fois, le vieux avait cligné de l’œil vers Dosithée.

Avec ça, voilà que Zéphirin venait souvent à la maison, lui qu’on n’avait vu auparavant qu’une fois ou deux par année.

Décidément, il y avait anguille sous roche !

Dosithée souriait doucement.

— Zéphirin ou un autre, se disait-elle, puisqu’il faut un gendre à papa ! Et puis, je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’aimer à la folie pour se marier, établir un foyer et fonder une famille !…

Peu à peu elle se faisait à l’idée de devenir la femme de Zéphirin Francœur, elle en venait même à désirer ce mariage, attendu qu’elle était sûre de rester à la maison paternelle, puisque Zéphirin n’avait pas de terre. Cette union pouvait lui plaire par un autre côté : elle aimait, elle adorait la terre, et elle savait que Zéphirin aimait également le sol et sa culture. Là, le même goût et le même amour les uniraient certainement. En outre, Zéphirin avait bien des qualités que Dosithée considérait comme précieuses : c’était un garçon vaillant qui ne rechignait jamais à la besogne, il était doué d’un bon caractère, et, qualité non moins précieuse, il était casanier et aimait la maison. Non, il n’était pas de ces garçons qui, lorsqu’ils n’ont rien à faire, passent leur temps à courir la paroisse d’un bout à l’autre, histoire d’aller voir les filles pour les embêter. Non, Dosithée n’aimait pas les jeunes gens de cette catégorie. Bref, sous plusieurs rapports, Dosithée et Zéphirin possédaient les mêmes goûts et semblaient avoir tous deux les mêmes inclinations. Et, issus tous deux du même sol, élevés presque côte à côte, rien ne pouvait les empêcher de s’unir et de vivre heureux.

Durant tout ce dimanche après-midi Zéphirin ne dit peut-être pas dix mots en tout à Dosithée, mais il ne la quitta pas de ses grands yeux admiratifs.

Il s’en alla un peu avant le souper. On voulut bien le garder pour le repas du soir, mais il prétexta qu’il avait « son train » à faire.

Phydime, sa femme et Dosithée accompagnèrent le jeune homme jusqu’à la route.

Puis Phydime revint à la maison pour allumer le poêle.

Dosithée gagna le jardin potager à l’arrière de la maison.

Quant à Dame Ouellet, en attendant que le poêle fût chaud, elle monta sur la galerie et s’assit dans une berceuse. C’était une belle journée, ensoleillée, chaude et parfumée. Les champs verdoyaient sous les jeunes tiges des grains. Les prairies fleurissaient avec une merveilleuse rapidité. Les ramures chantaient, tout vivait dans la paix et la joie.

Dame Ouellet allait se livrer à la contemplation des riches paysages qui s’étalaient sous ses yeux, paysages pourtant bien connus et cent mille fois admirés, lorsque son attention fut attirée par un attelage qui venait grand train dans la route montant de Saint-Germain. Cet attelage soulevait un nuage de poussière dorée, et elle se demandait avec curiosité qui pouvait bien venir à cette vitesse. C’était peut-être de la visite, pensa-t-elle, pour les Francœur ou les Michaud. De ses yeux un peu myopes elle se mit à suivre l’attelage. Parfois des buissons ou des bouquets d’arbres le dérobaient à sa vue, puis l’attelage reparaissait approchant toujours rapidement de la route qui traversait le Petit Village. La route de Saint-Germain aboutissait à celle du Petit Village, et juste en face de cette route s’élevait la maison du père Francœur.

Dame Ouellet se dit que si l’attelage n’arrêtait pas chez les Francœur, et s’il ne tournait pas vers l’Est et la ferme des Michaud, il se pourrait que ce fût de la visite pour elle et son mari. Mais l’attelage inconnu ne tourna pas à l’Est, ni ne s’arrêta chez les Francœur : il prit la direction de la ferme de Phydime.

— Si c’est de la visite pour nous autres, se dit Dame Ouellet, je me demande qui ça peut bien être.

Et, de fait, comme si elle eût pressenti que ce visiteur était pour eux, elle alla prévenir son mari dans la cuisine.

— Laisse donc faire, grommela Phydime qui, après avoir allumé le poêle, allumait sa pipe ; si c’est de la visite pour nous autres, on verra ben.

Curieuse, Dame Ouellet retourna en la salle voisine pour surveiller l’arrivant. À ce moment précis un superbe attelage s’arrêtait devant le parterre de la maison. Dame Ouellet jeta par une fenêtre un regard perçant : elle vit deux jeunes chevaux gris attelés sur une de ces légères voitures appelées par les Anglais « dog-cart », et elle crut reconnaître, pour l’avoir vu une fois l’année d’avant, le jeune homme bien mis — un vrai monsieur — qui conduisait l’attelage.

Elle rentra précipitamment dans la cuisine et, agitée par une forte émotion, elle cria à mi-voix à son mari :

— Phydime, Phydime !… vite… c’est le docteur de la Rivière-du-Loup qui nous arrive !

— Hein ! le docteur ! s’écria Phydime avec surprise. Qu’est-ce qu’il peut bien venir faire ici ?

Dame Ouellet leva les épaules pour signifier qu’elle n’en savait rien. Puis, énervée, elle reprit :

— Eh ben ! va le recevoir et savoir ce qu’il nous veut !

Phydime se dirigea vers la salle.

Dame Ouellet courut à la porte ouverte de la cuisine, sur l’arrière de la maison, et de là cria à Dosithée en train d’arracher des radis dans le jardin potager :

— Dosithée ! Dosithée ! viens vite ! C’est le jeune docteur de la Rivière-du-Loup qui vient de nous arriver !

La jeune fille avait bien vu l’attelage passer sur la route, mais sans avoir eu le temps de reconnaître le visiteur. Elle quitta aussitôt le jardin, disant, non sans surprise, elle aussi :

— Voilà une visite bien inattendue, maman !

— Je me demande ce qu’il peut bien venir faire ?

— Nous le saurons bien, se mit à rire doucement la jeune fille en considérant l’air démonté de sa mère.

Et elle monta rapidement les marches du perron. Au même instant la voix de Phydime, dans la salle, arrivait jusqu’aux deux femmes :

— Entrez ! entrez ! monsieur le docteur ; je vais aller mener vos chevaux à l’étable.

Un silence se fit, puis la voix du fermier appela :

— Phémie !… Dosithée !…

La jeune fille recommanda à sa mère de voir aux préparatifs du souper et se rendit de suite à l’appel de son père. Elle se vit en présence d’un beau jeune homme, à l’air très distingué, et qui, ganté de gris, le chapeau à la main, la saluait avec une fort belle révérence.

Phydime, tout près de là, disait non sans une certaine vanité :

— C’est ma fille, Dosithée… monsieur le docteur !

Le jeune homme parut très encouragé par le sourire accueillant de la jeune fille.

— Mademoiselle, prononça-t-il aimablement, je vous prie de me pardonner, moi qui vous suis étranger, si je me présente aussi à l’improviste. Je me suis déjà excusé auprès de votre père que j’ai eu le plaisir de rencontrer une fois. Vous savez qu’un médecin, hélas ! n’est pas toujours libre de choisir l’heure de ses visites d’agrément …

— Monsieur, interrompit simplement la jeune fille, vous êtes le bienvenu.

Et, souriante, gracieuse, sans gêne, elle s’empressa d’offrir un siège au visiteur.

Lui admira de ses yeux noirs la grâce de cette élégante paysanne. Il la voyait pour la première fois. On lui avait fait un portrait minutieux de « cette fille à marier », et il la trouvait encore plus jolie et plus séduisante telle qu’il la voyait en personne. Et de suite, très séduit, il croyait avoir trouvé la femme qu’il cherchait.

Elle, de son côté, trouva ce jeune médecin, dont elle avait entendu parler quelquefois, fort charmant et d’un physique très agréable. Il était de taille ordinaire, brun, et distingué de manières et de langage. Il s’exprimait avec facilité et repoussait de la conversation les choses banales.

L’un et l’autre se trouvaient donc de leur goût au premier abord.

Phydime était allé conduire l’attelage du jeune médecin à l’étable. Dame Ouellet, après la première émotion que lui avait causé cette visite imprévue, était venue à son tour souhaiter la bienvenue au médecin, puis vivement elle était retournée à la cuisine pour préparer le repas du soir.

Une agréable conversation s’engagea entre le visiteur et la fille de Phydime, qui éprouvait toujours une joie vive chaque fois qu’elle avait l’occasion de s’entretenir avec une personne instruite. C’était pour elle une jouissance exquise qu’elle aurait voulu prolonger à l’infini.

Seulement, ce jour-là, elle sentit son cœur assailli par une crainte qui l’émut. Pourquoi ce jeune médecin, qu’elle n’avait jamais connu, était-il venu à la ferme de Phydime Ouellet ? Et pourquoi était-il venu de si loin ? Car pas moins de quarante milles séparaient le Petit Village de Kamouraska de la ville de Rivière-du-Loup ! À coup sûr, ce n’était pas expressément pour rendre visite à Phydime ou à Dame Ouellet qui lui étaient presque inconnus. Il avait donc fait ce long trajet pour venir voir cette Dosithée Ouellet dont on lui avait parlé avec éloges. Il venait donc dans un but sérieux… trop sérieux même pour Dosithée qui n’y était pas préparée.

Voilà d’où venait sa crainte : elle ne se sentait pas prête à accueillir la demande qu’elle prévoyait. En outre, un fait l’intriguait : elle avait entendu parler de ce jeune médecin, et l’on avait dit qu’il allait épouser une jeune fille, campagnarde aussi, appartenant à une excellente famille de paysans de Cacouna. Elle se demandait ce qui était advenu de ce projet de mariage, s’il avait été abandonné par les deux parties intéressées et pour quelle cause. Or, voici ce qu’ignorait Dosithée : il n’y avait eu nul projet de mariage entre le médecin et cette jeune fille de Cacouna, ça n’avait été qu’une histoire de Dame Rumeur qui marie et démarie selon son bon plaisir. Le médecin avait fait, il est vrai, deux ou trois visites à cette jeune fille, mais il n’avait à nul qui fût fait part de ses intentions ou de ses projets. Cette jeune fille lui était inconnue et elle lui avait été indiquée comme « une jeune fille à marier », tout comme on lui avait parlé de la fille de Phydime Ouellet. Il était d’abord allé au plus proche, comme on dit, attendu que quelques milles seulement le séparaient de Cacouna. Puis, ayant connu cette jeune fille et l’ayant trouvée assez de son goût, il était venu voir Dosithée avant de fixer un choix définitif.

Maintenant, quel serait ce choix ? Nous pourrions dire qu’il penchait fort en faveur de Dosithée, si l’on peut juger par une physionomie qui paraît très éprise. Et, d’ailleurs, n’avait-il pas déjà, à mots couverts, fait entendre le but de sa visite ? N’avait-il pas avec un tact remarquable, fait les plus beaux compliments à Dosithée, sur sa beauté, son instruction, son langage, ses bonnes manières ? N’avait-il pas fait les plus grands éloges de Phydime et de Dame Ouellet qu’il connaissait à peine ? Bref, n’avait-il pas, sans trop le laisser voir, jeté les premiers apprêts d’une conquête ? Et, elle, Dosithée, ne devinait-elle pas, à la fin, que ce jeune homme paraissait devenir tout anxieux des résultats que sa première démarche pourrait produire ?

Donc, pour la jeune fille, il n’y avait plus de mystère dans la visite du médecin : il était venu demander sa main ! Peut-être ne ferait-il pas sa demande ce jour-là, car c’eut été un peu brusquer les choses, même si l’on tient compte des longues distances à franchir pour se voir, et des rares loisirs que peut avoir un médecin en train d’édifier sa première clientèle. Mais il se pourrait fort bien qu’il revînt un autre jour et que, alors, il fît connaître toutes ses intentions. Chose certaine, Dosithée ne souhaitait pas que le médecin se hasardât à faire une demande en mariage ce jour-là, elle souhaita même qu’il ne revînt plus. Pourquoi ? Elle n’aurait su l’expliquer. Un instinct dictait ses pensées. Pourtant, elle trouvait ce jeune homme d’une compagnie très agréable.

La conversation se poursuivait légère et enjouée, et de moment en moment elle approchait le ton familier. Ah ! c’est si naturel : quand on est deux à deux, jeunes, gais, confiants, comme on s’entend vite !

Dame Ouellet, de sa cuisine, ne perdait pas un mot de l’entretien. De même que Dosithée, elle et Phydime, avaient de suite compris le but de leur visiteur : oui, le médecin venait voir expressément leur fille ! Tous deux se réjouirent intérieurement de cet événement ; sans l’avoir souhaité, un mariage entre leur fille et ce jeune homme leur eut fait grand plaisir. Plus que son mari, peut-être, Dame Ouellet se réjouissait ; et, tout en fricotant le repas du soir, elle souriait largement aux bons éclats de rire qui lui arrivaient de la salle voisine.

Décidément, pensait-elle, ça va bien… ça va bien bien !

Et Phydime, quand il fut de retour des étables, pensa de même. Aussi, afin que les choses allassent de mieux en mieux, le fermier et sa femme se promirent-ils de faire la meilleure figure possible au jeune médecin pour l’encourager dans ses projets. Toutefois, pour Phydime qui pensait toujours plus long que Dame Ouellet, il y avait un quelque chose qui l’inquiétait : si d’aventure le jeune médecin voulait marier Dosithée, comment allait-il faire lui, Phydime, pour se séparer de sa fille ? En se mariant Dosithée suivrait son mari, et celui-ci demeurait loin… à quarante milles de là ! Phydime désirait garder sa fille avec lui, tout autant qu’elle souhaitait de demeurer toujours chez son père. Et si, de son côté, Dame Ouellet avait pris temps de la réflexion, elle aurait éprouvé la même inquiétude que son mari : elle non plus ne pourrait facilement se séparer de sa fille ! N’importe ! il fallait avoir confiance, et Dieu, comme toujours, saurait bien arranger toutes choses pour le plus grand bonheur de tous.

Le repas fut charmant.

Si Phydime et sa femme furent accueillants, le jeune médecin, de son côté, sut conquérir ses hôtes. Et un peu plus tard, quand vint le dessert, Phydime se trouvait si bien grisé par la gentillesse du médecin, que, sans une hésitation, il eût consenti à lui donner sa fille en mariage.

Ah ! ce que c’est que d’être instruit ! se disait-il.

En effet, il voyait à sa table deux jeunes gens s’amuser si agréablement et avec une si belle courtoisie rien que par les jeux de l’esprit.

Il n’avait jamais vu sa Dosithée aussi babillarde… Et l’autre, est-ce qu’il ne l’était pas davantage ?

Certainement, c’était lui, ce jeune médecin, qui entraînait sa fille ! Il était si gai, si enjoué, et pas fat, pas prétentieux pour un sou ! Il était sans façon, mais avec dans ses gestes et ses paroles une réserve et une dignité qui le haussaient dans l’esprit de ses hôtes. Entre lui et Dosithée, Phydime devinait qu’un lien se tissait déjà : cette délicieuse sympathie entre deux êtres qui se comprennent tant par le cœur que par l’esprit.

La veillée qui suivit le repas du soir fut non moins exquise.

Le médecin prit congé à dix heures.

On voulut le garder jusqu’au lendemain ; mais il prétexta, comme un refus courtois, des malades qui le réclamaient. Mais il promit de revenir, puisque sa visite paraissait si agréable.

— Mais oui, mais oui, s’écrièrent vivement Phydime et sa femme, vous reviendrez, et ça nous fera ben plaisir !

Et tous deux parurent s’étonner de ne pas entendre leur fille se joindre à eux.

Le jeune médecin la regarda longuement, comme s’il eût attendu son invitation.

Souriante, elle se borna à lui souhaiter bon voyage.

Le jeune médecin lui tendit sa main.

Elle hésita un moment. Mais craignant de lui faire affront, elle mit sa petite main fine dans la main fort blanche du jeune homme.

— Mademoiselle, murmura celui-ci, je pars avec regret, tant je me suis plu près de vous et de vos aimables parents.

Il parut attendre une invitation à revenir.

— Monsieur, répondit Dosithée très souriante, nous avons d’habitude peu de visiteurs, mais nous nous efforçons de bien recevoir ceux qui nous viennent rendre visite.

Le sourire du médecin s’atténua en n’entendant pas le mot qu’il désirait : « Revenez ! Revenez ! ».

Il franchit le seuil de la porte, s’arrêta pour regarder encore Dosithée qui demeurait muette, et prononça lentement :

— Au revoir !…

— Bon voyage !… murmura-t-elle seulement avec une inclination de tête.

Alors, chose étrange, Dosithée poussa un long soupir d’allègement, et, par crainte de s’entendre interrogée par son père ou sa mère, elle monta vivement à sa chambre.