Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/2/XXVI

Librairie Hachette et Cie (2p. 299--).

XXVI

Secours imprévu. La mort de deux héros.


C’était, à ce qu’il lui sembla d’abord, un objet de dimension extraordinaire et d’une extrême mobilité. Puis, l’objet se rapprochant toujours, il crut voir un oiseau gigantesque qui descendait rapidement sur sa tête. Puis, enfin, il reconnut la Frégate et la voix joyeuse de son ami Quaterquem. Jamais les naufragés de la Méduse, apercevant enfin une voile sur le désert immense de l’Océan, ne ressentirent une joie pareille.

« Dis-moi donc, cher ami, s’écria Quaterquem, que fais-tu là avec tes tigres, ton éléphant, ta femme, ton fils et quinze cents badauds anglais qui dorment autour de toi avec des mines de gendarmes ?

— Mon bon Quaterquem, dit Corcoran en l’embrassant, commence par prendre Rama et Sita dans ta Frégate et fais-les souper tout de suite, car ils n’ont rien mangé depuis trente-six heures.

— Oh ! massa Quaterquem, s’écria Acajou, pas mangé, petit blanc ! Tranche de pâté, bon vin, faire plaisir à petit blanc. »

Ces deux mots divins : « tranche de pâté, » éveillèrent tout d’un coup Rama, qui se mit à souper de très-bon appétit. Sita elle-même ne fit pas de cérémonie, non plus que Corcoran, qui, la bouche pleine, raconta ses aventures à son ami.

« Je me doutais bien, dit Quaterquem, que tout cela finirait mal. Cependant je ne croyais pas que mes pressentiments se réaliseraient si tôt. Ce matin, j’ai quitté mon île, avec Acajou, pour venir chercher Sita et toi. Alice vous attend. Je descends à Bhagavapour. Sougriva m’apprend que tu es à l’armée et que tu as déjà vaincu un général qui s’appelle, je crois, Spalding ou Spolding. Naturellement, je l’en félicite, et je viens te chercher ici. Point du tout : je vois ton armée toute débandée ; on me dit que tu as été tué hier dans une échauffourée ; j’accours pour te donner au moins la sépulture. Je m’informe : on me dit que tu vis encore. Je remonte dans les airs, je cherche et enfin je t’aperçois perché sur ton rocher. Allons, viens avec nous ; je vais te ramener où tu voudras, dans mon île ou même à Bhagavapour, si cela te convient mieux.

— Non, je n’en aurai pas le démenti ! s’écria Corcoran. Tu emmèneras Sita et Rama ; mais moi, je veux sortir d’ici par mes seules forces, et défier cet insupportable Anglais.

— Il est fou ! dit Quaterquem, mais il est encore plus Breton, c’est-à-dire entêté… Le voilà qui veut traverser l’armée anglaise ! Y songes-tu ?

— J’y songe si bien, que si tu veux planer un instant au-dessus de ma tête, tu me le verras faire avant un quart d’heure. D’ailleurs, crois-tu que je veuille abandonner à l’ennemi Louison et Scindiah ? Ce serait une noire ingratitude. »

Les prières et les embrassements de Sita ne purent fléchir la résolution de Maharajah. Il attendit patiemment que Quaterquem fût parti avec la Frégate, et, resté seul sur le rocher, il éveilla doucement Scindiah, qui dormait en rêvant au bonheur de manger de la paille de riz ou de la canne à sucre.

Louison descendit la première pour éclairer la route. Corcoran venait après elle, ayant Scindiah à sa droite et Moustache à sa gauche. Le terrible Garamagrif fermait la marche.

Mais une caravane si nombreuse ne pouvait passer inaperçue au milieu de l’armée anglaise. Une sentinelle donna l’alarme et fit feu.

La balle atteignit Garamagrif dans le flanc gauche. Il fit un bond terrible, poussa un rugissement, et, saisissant le soldat à la gorge, il l’étrangla net.

Mais, au bruit, à la lueur du coup de feu, tout le bataillon s’éveillait et reconnaissait Corcoran.

Celui-ci prit résolument son parti, et, tenant son sabre d’une main, son revolver de l’autre, tantôt faisant feu, tantôt sabrant, précédé et suivi de ses trois tigres, il arriva jusqu’à la ligne anglaise ; là, il se crut en sûreté.

Malheureusement les feux qu’on allumait de tous côtés éclairaient sa course, et les Anglais le saluèrent d’une décharge d’artillerie mêlée de coups de fusil.

Il se retourna : Garamagrif et Scindiah venaient d’être frappés à mort, l’un d’une balle qui l’atteignit au cœur, et l’autre d’un boulet de canon. La mort réconcilia les deux adversaires. L’intrépide Garamagrif jeta un dernier regard de mépris sur le lâche ennemi qui l’attaquait par derrière, et mourut. On peut dire de lui ce que le poëte a dit des braves tombés au champ d’honneur :

L’ennemi, l’œil fixé sur leur face guerrière,
Les regarda sans peur pour la première fois.

Louison, immobile et consternée, les yeux pleins de larmes, contempla quelques instants en silence ce fier Garamagrif, ce compagnon de sa vie. Elle se rappela les joies du passé, et parut vouloir ne pas l’abandonner ; mais, sur un geste attendri de Corcoran, qui l’embrassa et lui montra le pauvre Moustache devenu orphelin, elle résolut de vivre.

L’approche de la mort n’ébranla pas la belle âme de Scindiah. Comme il avait toujours cherché la justice et fui l’iniquité, il attendit sans inquiétude la fin de ses souffrances. Modeste autant que bon, aimable, doux et sincère, il a laissé dans le cœur de ses amis une mémoire qui ne périra jamais.