Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/2/XXIV

Librairie Hachette et Cie (2p. 275-288).

XXIV

Discours du trône. Sita prisonnière.


Corcoran arriva à Bhagavapour la veille du jour où s’ouvrit la session de son Corps législatif. Par un rare bonheur, il n’avait que des victoires à raconter à son peuple, et quoique le danger fût encore très-grand, cependant les victoires passées et présentes répondaient de l’avenir.

Dès le lendemain, à sept heures du matin (car, à cause du climat et de l’ardeur du soleil, les séances devaient être terminées chaque jour à dix heures), il s’avança, monté sur Scindiah ; avec Sita et Rama, et ouvrit la session suivant le cérémonial accoutumé.

Voici quelques passages de son discours :

« Citoyens libres du pays mahratte,

« C’est toujours avec un nouveau plaisir que je me retrouve au milieu de vous.

« Depuis la dernière session, Brahma a daigné bénir nos efforts et notre prospérité n’a fait que s’accroître. Le commerce, l’agriculture, l’industrie ont fait des progrès prodigieux, dus surtout, nous devons le reconnaître, à l’initiative individuelle et à la liberté d’action dont vous jouissez.

« Mais un peuple n’est pas digne de la liberté lorsqu’il ne sait pas la défendre par les armes. J’ai dû repousser l’invasion d’un voisin ambitieux et perfide. Avec la permission et la protection de Brahma, j’ai su punir les traîtres et repousser l’ennemi. Il dépend encore de lui de faire la paix à des conditions honorables ; mais s’il persiste dans son dessein, il subira la peine de son iniquité.

« Mon ministre de l’intérieur, Sougriva Sahib, est chargé de vous proposer un plan de budget. Vous remarquerez qu’il n’est question ni d’augmenter les impôts, ni d’en créer de nouveaux, ni d’émettre un emprunt. Grâce à Vichnou, malgré les charges que la guerre nous impose, le Trésor est encore rempli, et Sougriva Sahib est chargé de l’agréable mission de vous proposer la suppression de tous les impôts indirects dont la perception est si coûteuse.

« Citoyens libres du pays mahratte, que la sagesse du divin Vichnou préside à vos délibérations ! »

Puis il présenta la belle Sita et le petit Rama à son peuple. Tout le monde cria :

« Longue vie au maharajah ! Qu’il soit béni, lui et toute sa postérité ! »

Et Corcoran rentra dans son palais.

Ces acclamations étaient sincère, et cependant l’orage grondait sur sa tête. Les zémindars qui l’avaient trahi comptaient plus d’un complice dans l’assemblée. L’inflexible justice de Corcoran lui faisait, parmi les grands seigneurs, des ennemis redoutables.

Au moindre revers on était prêt à proclamer sa déchéance. Heureusement la victoire récente qu’il avait remportée sur les Anglais intimidait ses adversaires.

Cependant les succès passés n’éblouissaient pas le maharajah. Il voyait fort bien que le peuple indou n’était pas encore prêt à la révolte, et, quoique incapable de craindre pour lui-même, il tremblait quelquefois pour sa femme et son fils.

Un matin, Baber vint lui faire sa cour.

Baber enrichi était maintenant un seigneur.

Il se présenta, la tête haute, le regard content, sincère, doux et calme, comme il convient à un honnête homme qui a fait fortune sur la grande route et au coin des bois.

« D’où sors-tu, chenapan ? demanda le maharajah.

— Seigneur, dit Baber d’un ton modeste, j’ai reçu hier les cent mille roupies que vous avez daigné m’assigner sur le trésor de Votre Majesté.

— Et où vas-tu ?

— Où Votre Majesté daignera m’envoyer.

— Ah ! ah ! Tu prends goût aux missions diplomatiques ?… Eh bien, te sens-tu le courage de retourner au camp des Anglais ?

— Pourquoi non, seigneur ? Parce que je suis devenu riche, croyez-vous que je sois devenu poltron ?

— Et tu me rapporteras des nouvelles de ton ami Barclay ?

— Autant qu’il vous plaira, seigneur maharajah. Est-ce tout ?

— Va, pars. Voici un bon de vingt mille roupies sur mon trésorier.

— Ah ! seigneur maharajah, s’écria Baber avec un enthousiasme qui n’était pas feint, vous serez toujours le plus généreux des hommes, et il y a plaisir à se faire tuer à votre service. »

L’Indou se prosterna de nouveau, élevant vers le ciel les paumes de ses mains, et partit.

Le lundi suivant il était de retour.

« Seigneur maharajah, dit-il, tenez-vous sur vos gardes. Barclay a reçu des renforts, des chevaux, des vivres, des munitions et de l’artillerie. Son armée est augmentée d’un tiers ; on veut vous porter un coup décisif avant que l’Europe apprenne la défaite et la mort de sir John Spalding. Barclay va franchir la frontière demain ou après demain. Vos généraux ont perdu la tête. Le vieil Akbar ne répond rien quand on l’interroge et ne donne aucun ordre… »

Aussitôt Corcoran fit préparer ses chevaux. Il allait partir et rejoindre l’armée.

Sita voulut le suivre.

« Je veux vivre ou mourir avec toi, dit-elle. Ne m’envie pas le bonheur de t’accompagner.

— Qui prendra soin de Rama ? » demanda Corcoran.

Mais Rame voulut à son tour suivre sa mère.

« Au fait, pensa Corcoran, la lutte qui s’engage est décisive. Si je laisse Sita et Rama à Bhagavapour, je craindrai toujours pour eux quelque trahison. Autant vaut les emmener avec moi. »

Naturellement Scindiah était aussi du voyage, ainsi que Garamagrif et Louison, car Rama voulut tout emmener, même son ami Moustache. Après quelques objections, le maharajah se laissa fléchir, et, précédant lui-même de cinq jours le reste de la caravane, il leur donna rendez-vous au camp et partit seul pour prendre le commandement de l’armée. Sougriva fut chargé, comme à l’ordinaire, de le remplacer en son absence.

Il était temps que Corcoran arrivât, car les renseignements de Baber n’étaient que trop vrais. Barclay avançait à grands pas dans le pays mahratte, et l’armée de Corcoran reculait toujours sans livrer une seule bataille. Les soldats se décourageaient, murmuraient et commençaient à déserter.

C’est alors que le maharajah se présenta seul, à cheval, suivant sa coutume, à l’entrée du camp.

C’était le matin, et toute l’armée, ranimée par sa présence, ne demanda plus qu’à se battre.

Mais Corcoran ne voulait rien hasarder. Ses soldats n’étaient pas encore assez exercés et assez aguerris pour aborder sans frémir la redoutable et solide infanterie anglaise. Il fallait donc, avant tout, en harcelant l’ennemi par de fréquentes escarmouches, donner aux Mahrattes plus de confiance en eux-mêmes. Plus tard il serait toujours temps de livrer une bataille décisive.


Il fortifia son camp. (Page 280.)

Corcoran suivit ce plan avec une persévérance extraordinaire. Il creusa des retranchements, construisit des redoutes, entoura son camp d’un fossé profond, le garnit de palissades au travers desquelles se montraient les gueules de deux cents canons. Puis, à la tête de sa cavalerie montée sur des cheveux berbères et turcomans, sobres, prompts, légers et durs à la fatigue, il battit tout le pays, enleva les convois qui approvisionnaient le camp anglais, et réduisit Barclay presque à la famine.

Celui-ci, éloigné de Bombay, sa base d’opérations, était fort inquiet. Les vivres manquaient. Il recevait tous les jours de lord Braddock des dépêches qui l’avertissaient de se hâter, afin que le bruit de sa victoire couvrît l’échec désastreux de sir John Spalding. Cependant il n’osait pas donner l’assaut au camp retranché, et sa cavalerie, privée de tout, ne pouvait atteindre celle de Corcoran, qui se montrait chaque jour en vingt endroits différents.

Un funeste incident, qui devait amener le dénoûment de cette longue histoire, tira enfin Barclay d’embarras.

Un soir, comme Corcoran rentrait en camp après une escarmouche assez vive, Baber se présenta et annonça que Sita, Rama, Scindiah, Louison et Garamagrif venaient de tomber au pouvoir de l’armée anglaise.

À cette terrible nouvelle, Corcoran fut saisi d’un désespoir si profond, qu’on craignit un instant qu’il ne voulût se brûler la cervelle. Quoi ! Tant de travaux perdus ! tant de sang versé inutilement ! tant de grands projets renversés en un jour !

Cependant telle était la force d’âme du maharajah, qu’il ne perdit pas une minute à se plaindre du sort.

« D’où tiens-tu cette nouvelle ? demanda-t-il à Baber.

— Hélas ! seigneur maharajah, j’ai été témoin de tout. Vous étiez parti depuis une heure avec la cavalerie. La reine, justement impatiente de vous revoir, sortit du camp pour aller à votre rencontre. Malheureusement, nous tombâmes dans un parti de cavalerie anglaise. Notre escorte prit la fuite. Alors je me glissai comme je pus entre les jambes des chevaux et je revins ici sous une pluie de balles. »

Corcoran réfléchit un instant.

« Qu’est devenue Louison ? demanda-t-il.

— Seigneur, Louison, Garamagrif et Scindiah n’ont pas quitté un instant Sa Gracieuse Majesté.

— Si Louison est vivante, tout est sauvé. »

Cependant, avant d’essayer de délivrer par la force sa femme et son fils, Corcoran écrivit et envoya par un parlementaire au général Barclay la lettre qui suit :

Au camp, devant Kharpour.
« Monsieur,

« Un gentleman anglais ne fait pas la guerre à des femmes et à des enfants. On me dit qu’un hasard déplorable a mis aujourd’hui dans vos mains ma femme et mon fils. J’espère que vous ne refuserez pas de leur rendre la liberté, ou tout au moins de traiter avec moi d’une rançon convenable.

« Agréez, je vous prie, monsieur, l’assurance de ma considération distinguée,

Maharajah Corcoran Ier.

« Donné l’an troisième de notre règne et le quatre cent trente-trois mille six cent-unième de la neuvième incarnation de Vichnou. »

Une heure plus tard, Corcoran reçut la réponse suivante :

Le général Barclay à M. Corcoran, se disant maharajah de l’empire mahratte.
« Monsieur,

« Comme vous le dites avec raison, un gentleman anglais ne fait pas la guerre aux femmes et aux enfants ; mais je croirais manquer à tous mes devoirs envers mon pays et le gouvernement de ma gracieuse souveraine, si je rendais la liberté à la fille d’Holkar, à votre femme, monsieur, — à moins que vous n’acceptiez d’abord les conditions suivantes :

« 1o  L’armée mahratte sera licenciée aujourd’hui même et renvoyée dans ses foyers ;

« 2o  Le soi-disant maharajah abdiquera immédiatement entre les mains du gouverneur anglais,

« 3o  Le soi-disant maharajah remettra au général Barclay une liste, certifiée véritable et sous serment, de tous les biens, meubles et immeubles composant le succession d’Holkar, pour, desdits biens meubles et immeubles, être disposé ainsi qu’il conviendra audit général ;

« 4o  La citadelle de Bhagavapour et toutes les forteresses du royaume seront remises à l’armée anglaise avec les arsenaux, les armes, les vivres et les munitions de toute espèce qui s’y trouvent actuellement ;

« 5o  Enfin, en échange de toutes les conditions ci-dessus, le soi-disant maharajah recevra du gouvernement anglais une pension annuelle de mille livres sterling (vingt-cinq mille francs), s’engageant (bien entendu) ledit soi-disant maharajah à ne plus revenir dans l’Inde, ni lui, ni sa femme, ni son fils, avant une période qui ne pourra être moindre de cinquante ans.

« Si ces conditions paraissent convenables (comme je l’espère) à monsieur Corcoran, j’oserai le prier de faire un double du traité dans les deux langues et je m’offre à signer avant la fin du jour.

« Le traité conclu sur ces bases, je serai heureux de faire plus ample connaissance avec monsieur Corcoran et de serrer la main à un gentleman pour lequel j’ai toujours professé la plus profonde estime.

« John Barclay,
« Major général des armées de Sa Majesté Britannique.
« Au camp, le 14 mars 1860.

Corcoran froissa le billet avec indignation.

« Abdiquer ! trahir les Mahrattes ! me laisser dépouiller ! accepter une pension du spoliateur ! et il a l’effronterie, si j’accepte, de m’offrir son estime ! Eh bien, je vais, moi, lui offrir quelque chose à quoi il ne s’attend pas. »

Et il renvoya sans réponse le parlementaire anglais.

Le soir, dès que la nuit fut tombée, Corcoran réunit cinq cents cavaliers d’élite, fit envelopper les pieds des chevaux avec du feutre et de la laine, afin d’étouffer le bruit de leur marche, et partit au pas avec son escorte.

Baber servait de guide.

Quoique la nuit fut très-sombre, l’armée anglaise était sur ses gardes et s’attendait à une attaque. Barclay ne tenait qu’à moitié ses prisonniers, car bien qu’ils fussent au milieu du camp anglais, la présence des deux grands tigres et de l’éléphant effrayait les plus intrépides. On avait bien pensé à leur livrer bataille ; mais, dans la mêlée, les balles, qui ne connaissent personne, pouvaient frapper Sita ou Rama, ce qui aurait rendu la guerre inexpiable, car Corcoran ne pouvait plus pardonner, et Barclay n’était pas assez sûr de la victoire pour s’exposer à une chance si dangereuse.

Au « Qui vive ? » des sentinelles anglaises, Corcoran répondit par son cri de guerre : « En avant ! » et s’élança au grand trot dans le camp ennemi. Il apercevait de loin le masse énorme de Scindiah, qui se détachait sur la lumière projetée par les feux du bivouac. Il jugea, et avec raison, que Sita devait être là, et il y courut.

Ses cavaliers le suivirent d’abord avec assez de résolution ; mais les Anglais ayant fait une décharge générale qui abattit une cinquantaine d’hommes et de chevaux, les Mahrattes, craignant mille pièges, commencèrent leur retraite et abandonnèrent leur chef.

Corcoran courait le plus grand danger. Son cheval venait de tomber, frappé d’une balle à la tempe. Le maharajah fut précipité à terre, et sa tête rencontra un piquet de bois qui servait à tendre la toile des tentes. Le choc fut si rude et si douloureux, qu’il s’évanouit.