Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/1/XVIII

Librairie Hachette et Cie (1p. 255-268).

XVIII

Comment le dividende de la Compagnie des Indes
se trouva réduit à rien par l’industrie de Corcoran,
ce qui fit gémir plusieurs gros actionnaires.


Cependant le colonel Barclay, quoique vivement pressé par les Mahrattes victorieux, ne voulait pas que sa retraite se changeât en déroute. Il reculait lentement, faisant toujours face à l’ennemi, et trouva enfin un asile dans une forteresse qui appartenait à son ami Rao et qui dominait en partie le cours de la Nerbuddah. Sa petite armée était maintenant réduite à trois régiments européens, car les cipayes avaient pris la fuite ou s’étaient déclarés pour le capitaine Corcoran. La Nerbuddah, faisant un coude comme la Seine entre le pont de la Concorde et Saint-Denis, entourait de deux côtés la forteresse qui était située sur une éminence et défendue par une nombreuse artillerie.

Au moment où le capitaine Corcoran venait de reconnaître les abords de la forteresse et allait faire ouvrir la tranchée, un officier anglais se présenta en parlementaire.

Sougriva, toujours avide de vengeance, demandait qu’on fît feu sur lui et qu’on n’accordât aucun quartier à l’ennemi ; mais Corcoran se fit amener l’Anglais.

Celui-ci se présenta d’un air rogue. C’était le fameux capitaine Bangor qui s’était signalé dans la guerre contre les Sikhs, et qui avait fusillé de sang-froid, après la victoire, tous ses prisonniers. En récompense de ce glorieux exploit, la Compagnie des Indes lui avait donné de l’avancement et une somme de vingt mille roupies (environ quatre-vingt mille francs).


Celui-ci se présenta d’un air rogue. (Page 256.)

Corcoran le reçut avec sa politesse habituelle.

« Monsieur, dit l’Anglais, le colonel Barclay m’envoie vous offrir la paix.

— Fort bien, répliqua Corcoran. La paix est une belle chose, surtout si les conditions sont bonnes.

— Monsieur, elles sont fort au-dessus de ce que vous pouviez espérer, » dit Bangor.

Ce début fit sourire le Breton.

« Le colonel Barclay, continua Bangor, vous offre la vie et la liberté, pour vous et vos compagnons européens (si vous en avez) ; il ne s’oppose

même pas à ce que vous emportiez vos bagages et une somme d’argent qui ne pourra pas dépasser cent mille roupies…

— Ah ! ah ! dit Corcoran, le colonel est bien bon, et je vois qu’il a songé au solide. Voyons la conclusion.

— La conclusion, dit Bangor, c’est qu’on voudra bien oublier la violation du droit des gens que vous avez commise en faisant la guerre à la Compagnie des Indes, vous, citoyen d’une nation neutre et amie, et que vous livrerez en vous retirant, les clefs de Bhagavapour aux troupes anglaises.

— Est-ce tout ? demanda Corcoran.

— J’oubliais l’une des conditions principales, répliqua l’Anglais. Le colonel Barclay exige que vous remettiez entre ses mains la tigresse apprivoisée que vous menez partout avec vous, et qui est destinée (après qu’on l’aura empaillée convenablement) à faire l’ornement du British-Museum. »

À ces mots Corcoran se tourna vers Louison qui écoutait la conversation en silence :

« Louison, dit-il, ma chérie, entends-tu ce Goddam ? Il veut te faire empailler. »

Au mot « empailler » Louison poussa un rugissement qui fit frémir Bangor jusque dans la moelle des os.

« Apparemment, ajouta Corcoran, vous voulez la faire fusiller d’abord ? »

L’Anglais n’eut que la force de faire un signe affirmatif. Le mot « fusiller » fit bondir Louison comme si elle avait reçu trois balles dans le cœur. Elle regarda Bangor avec de tels yeux qu’il désespéra de manger jamais du bifteck, et qu’il craignit de devenir bifteck lui-même.

« Monsieur, dit-il d’un air troublé, souvenez-vous de ma qualité de parlementaire. Le droit des gens…

— Le droit des gens, répliqua Corcoran, n’est pas le droit des tigres, et Louison, si vous l’agacez encore avec votre British-Museum et votre manie d’empailler, mettra dans trois minutes votre squelette au Tigrish-Museum.

— L’Angleterre vengerait ma mort, dit Bangor avec hauteur, et lord Palmerston…

— Bah ! bah ! Louison se soucie de Palmerston comme d’une noix vide. Mais pour revenir à votre affaire, retournez vers le colonel Barclay, dites-lui que je connais sa situation, que toute bravade est inutile, qu’il n’a de vivres que pour huit jours, que ses trois régiments européens sont réduits, je le sais, à dix-sept cents hommes, que mon brick le Fils de la tempête, armé de vingt-six gros canons lui ferme la Nerbuddah, que vous êtes hors d’état de vous faire jour dans nos rangs, que s’il tarde, il sera forcé de se rendre à discrétion et qu’alors je ne réponds de la vie d’aucun de mes prisonniers…

— Monsieur, dit Bangor d’un air confidentiel, je suis autorisé à vous offrir jusqu’à un million de roupies si vous voulez partir avec la fille d’Holkar et abandonner les Mahrattes à leur sort.

— Et vous, dit Corcoran, si vous persistez une minute de plus à me proposer une trahison, je vous fais empaler net. Portez mes compliments au colonel Barclay, et dites-lui que je l’attends dans une heure au bord de la rivière pour traiter avec lui. Passé ce temps, je ne le recevrai plus qu’à discrétion. »

Il fallut se contenter de cette offre et partir.

Barclay, qui n’avait fait des propositions si insolentes que pour cacher sa détresse, s’adoucit lorsqu’il vit que Corcoran était instruit de tout. Il accepta l’entrevue demandée et marcha au-devant du vainqueur, à cent pas de la forteresse.

« Colonel, lui dit le Breton en lui tendant la main, vous avez eu tort de vous brouiller avec moi, vous le voyez ; mais il n’est jamais trop tard pour réparer sa faute.

— Ah ! vous acceptez mes conditions ! répliqua joyeusement Barclay. J’en étais sûr. Au fond, que pouvez-vous espérer de cette canaille qui vous plantera là au premier échec ? Un million de roupies, d’ailleurs, c’est une forte somme et qu’on ne trouve pas sous tous les pavés. Voilà votre fortune faite, et même, si vous voulez, je pourrai vous indiquer un bon placement chez White, Brown and Co, à Calcutta. C’est une maison sûre qui a gagné vingt millions dans les cotons et qui vous donnera quinze pour cent de votre argent. C’est là que je compte mettre ma part de butin après la prise de Bhagavapour.

— Ah ! c’est là, dit Corcoran en riant, que vous comptez… ? Eh bien, mon cher colonel, il faudra compter deux fois. En deux mots, je vous offre tout juste ce que vous m’avez offert, c’est-à-dire la permission de vous retirer avec armes et bagages. De plus, vous reconnaîtrez l’indépendance du royaume d’Holkar et vous vivrez en paix avec le nouveau roi son successeur.

— Holkar est mort ! s’écria Barclay étonné.

— Sans doute. Ne le saviez-vous pas ?

— Et quel est son successeur ?

— Moi-même, colonel. C’est moi qu’on appelle depuis hier Corcoran-Sahib, ou, si vous aimez mieux, le seigneur Corcoran. Mon avancement est rapide, n’est-ce pas ? Et quand j’ai quitté Marseille avec Louison, il y a cinq mois, je ne me doutais guère que j’allais devenir roi des Mahrattes ; mais enfin c’est la volonté divine que je fasse le bonheur de mes semblables et que je porte la couronne, et je vais tout comme un autre prendre la célèbre devise « Dieu et mon droit. »

— Parlons à cœur ouvert, dit Barclay. Vous êtes Français ; vous devez connaître l’Angleterre et sa puissance. Vous ne pensez pas sans doute, comme la plupart de ces moricauds, que Brahma et Vichnou vont descendre de l’Empyrée pour jeter les Anglais à la mer. Vous savez parfaitement que derrière les dix-sept cents soldats européens qui me restent se trouve la toute-puissante Compagnie des Indes, dont le siége est à Londres, et qui peut envoyer à Calcutta, cent, deux cent, trois cent, six cent mille hommes, si cela devient nécessaire. Quel que soit votre courage (et je reconnais que nous ne pourrions jamais rencontrer un plus intrépide adversaire), vous êtes donc sûr de périr. Eh bien, ne périssez pas. Soyez roi, si c’est votre envie. Régnez, gouvernez, administrez, légiférez ; nous ne vous ferons aucun mal. Bien plus, nous vous aiderons ; j’en prends l’engagement au nom de la Compagnie. Vos ennemis seront les nôtres, et nos soldats seront à votre service.

— Grand merci, répondit Corcoran. Je ne crains personne, et vos soldats ne me serviraient à rien.

— Réfléchissez !… On a toujours besoin de quelqu’un, et surtout de la Compagnie des Indes. »

Corcoran garda le silence pendant quelques instants.

« Et à quel prix, dit-il enfin, m’offrez-vous votre alliance ? Car, vous ne faites rien pour rien.

— Je n’y mets que deux conditions, dit l’Anglais. L’une est que vous payerez vingt millions de roupies par an à…

— Mon ami, interrompit Corcoran, vous avez un grand défaut. Vous ne parlez jamais que d’argent. J’ai connu à Saint-Malo un huissier qui vous ressemblait comme une goutte d’eau à une autre. Il était long, maigre, sec, triste, dur, et il ne parlait aux gens que pour vider leur porte-monnaie.

— Monsieur, répliqua Barclay d’un air digne et offensé, l’huissier dont vous parlez n’avait pas derrière lui toute l’Angleterre.

— Parbleu ! si toute l’Angleterre se tient derrière vous, toute la France se tenait derrière lui, et surtout la gendarmerie qui était comme son auréole. Je l’ai entendu quelquefois au tribunal crier : « Silence ! » d’une voix si forte et si imposante, que vous l’auriez pris au premier coup d’œil pour l’empereur Charlemagne…

— Monsieur, dit Barclay impatienté, laissons là s’il vous plaît vos histoires de Saint-Malo, l’empereur Charlemagne et les huissiers. Voulez-vous, oui ou non, payer à la Compagnie un tribut annuel de vingt millions de roupies ?

— Si je les paye, répliqua Corcoran, qui me les remboursera ? Mes économies (non compris mon brick) tiendraient dans le creux de ma main.

— Qui vous parle de vos économies présentes ? Doublez, triplez l’impôt, c’est votre peuple qui payera.

— Et s’il se révolte ? S’il refuse de payer ?

— Eh bien ! nous viendrons à votre secours.

— Cela mérite réflexion, dit Corcoran.

Au fond, ses réflexions étaient déjà faites, ou plutôt il n’avait pas eu besoin d’en faire, mais il voulait voir le fond du sac de l’Anglais.

« Quelle est la seconde condition ? » continua-t-il.

Le colonel parut d’abord hésiter un peu ; puis d’un air dégagé :

« Écoutez, cher monsieur. J’ai confiance en vous, oui, pleine confiance, je vous jure, et s’il ne tenait qu’à moi… Mais enfin, la Compagnie voudra qu’on lui donne des garanties. Par exemple, un officier anglais qui résiderait près de vous, qui serait votre ami, qui…

— Qui surveillerait toutes mes actions, et qui en rendrait compte au gouverneur général, n’est-ce pas ? dit Corcoran avec un sourire. Cet ami guetterait le moment de me tordre le cou ; comme vous l’avez fait pour Holkar. Vous appelez cela un ami ; moi je l’appelle un espion…

— Monsieur ! s’écria Barclay.

— Ne vous fâchez pas. Je suis un vrai marin, moi, et un homme mal élevé : j’appelle les choses par leur nom… En deux mots comme en cent, je ne veux rien de vous. Je garde mes roupies, gardez votre espion… je veux dire votre ami.

— Monsieur, dit Barclay, il est encore temps de traiter. Un premier succès vous éblouit ; mais vous n’espérez pas sans doute résister seul à toute l’Angleterre. Faites votre paix, croyez-moi. »

Il parlait encore lorsque les cavaliers d’Holkar amenèrent un courrier intercepté qui portait une dépêche au camp anglais. Corcoran rompit le cachet et lut tout haut ce qui suit :


Lord Henry Braddock, gouverneur général
de l’Hindoustan, au colonel Barclay.

« Le colonel Barclay est averti que la révolte des cipayes vient de gagner le royaume d’Oude. Lucknow a proclamé le fils du dernier roi, un enfant de dix ans. Sa mère est régente. Sir Henry Lawrence est assiégé dans la forteresse. Presque toute la vallée du Gange est en feu. IL faut faire la paix avec Holkar, n’importe à quel prix, et rejoindre sir Henry Lawrence. Plus tard, on règlera les vieux comptes. »

Signé : Lord Henry Braddock.

Barclay était consterné. Il tendit la main pour prendre la dépêche.

« Prenez, dit Corcoran. Vous connaissez, sans doute mieux que moi la signature de lord Henry Braddock. »

Le colonel regarda longtemps le papier. Il était moins touché de son propre danger que de celui de ses compatriotes. Il voyait l’empire anglais dans l’Inde s’écrouler en quelques jours sous les efforts des cipayes, et il était désespéré de n’y pouvoir pas porter remède. Enfin, après un long silence, il se tourna vers Corcoran et lui dit :

« Je n’ai plus rien à cacher. La paix est faite si vous le voulez. Je ne vous demande que de ne pas troubler notre retraite.

— Accordé.

— Quant aux frais de la guerre…

— Vous les payerez, interrompit brusquement Corcoran. Je sais bien qu’il est dur de dépenser son argent quand on a cru prendre celui du prochain ; mais vous en serez quittes pour réduire le dividende des actionnaires de la très-haute, très-puissante et très-glorieuse Compagnie des Indes ; ou, s’il vous est trop pénible de diminuer le dividende, vous distribuerez une portion du capital. C’est un usage très-connu de plusieurs des plus illustres Compagnies de France et d’Angleterre.

— Vous êtes le plus fort, dit Barclay. Que votre volonté se fasse et non la mienne. Faut-il ajouter au traité que la Compagnie des Indes reconnaît le successeur d’Holkar ?

— Comme il vous plaira ; mais je ne m’en soucie guère. Si je suis le plus fort, je sais bien que les Anglais seront mes amis jusqu’à la mort ; et si la fortune change, ils essayeront de me pendre pour se venger de la frayeur que je leur cause. Laissons donc de côté les mensonges diplomatiques et vivons en bons voisins si nous pouvons.

— Par le ciel ! s’écria l’Anglais, vous avez raison ; vous êtes le plus loyal et le plus sensé gentleman que j’aie jamais connu ; et je suis fier, oui, en vérité, je suis fier et heureux de vous serrer la main. Adieu donc, seigneur Corcoran, puisqu’à présent vous êtes roi légitime, et au revoir.

— Que Dieu vous conduise, colonel, dit le Malouin, et ne revenez jamais, si ce n’est en ami. Louison, ma chérie, donne la patte au colonel. »

Dès le soir même, le traité fut rédigé et signé. Le lendemain, les Anglais se mirent en marche vers l’Oude, suivis jusqu’à la frontière par la cavalerie de Corcoran.