Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/1/XIX

Librairie Hachette et Cie (1p. 269-278).

XIX

Conversation philosophique et intéressante sur les
devoirs de la royauté chez les Mahrattes.
Oraison funèbre d’Holkar.


Quinze jours après le départ des Anglais, Corcoran était rentré dans sa capitale. Il jouissait paisiblement avec la belle Sita des fruits de sa prudence et de son courage. Toute l’armée d’Holkar s’était empressée de le reconnaître comme souverain légitime, et les zémindars (gouverneurs de district) obéissaient sans répugnance apparente au gendre et au successeur du dernier des Raghouides.


Triomphe de Corcoran. (Page 269.)

« Or çà, dit-il un matin au brahmine Sougriva dont il avait fait son premier ministre, ce n’est pas tout de régner ; il faut encore que mon règne serve à quelque chose, car enfin les rois n’ont pas été mis sur terre uniquement pour déjeuner, dîner, souper, et prendre du bon temps. Qu’en dis-tu, Sougriva ?

— Seigneur, répondit Sougriva, ce n’était pas d’abord le dessein de Brahma et de Wichnou, lorsqu’ils créèrent les rois.

— Mais d’abord, crois-tu que la royauté vienne en droite ligne de ces deux puissantes divinités ?

— Seigneur, répliqua le brahmine, rien n’est plus probable. Brahma qui a créé tous les êtres, les lions, les chacals, les crapauds, les singes, les crocodiles, les moustiques, les vipères, les boas constrictors, les chameaux à deux bosses, la peste noire et le choléra morbus, n’a pas dû oublier les rois sur sa liste.

— Il me semble, Sougriva, que tu n’es pas trop respectueux pour cette noble et glorieuse partie de l’espèce humaine.

— Seigneur, répliqua le brahmine qui éleva ses mains en forme de coupe, ne m’avez-vous pas fait promettre de dire la vérité ?

— C’est juste.

— Si vous préférez que je mente, rien n’est plus aisé.

— Non, non, il n’est pas nécessaire. Mais tu m’accorderas bien au moins que tous les rois ne sont pas aussi désagréables et aussi nuisibles que la peste et le choléra. Holkar, par exemple… »

Ici Sougriva se mit à rire en silence à la manière des Indous et montra deux rangées de dents blanches.

« Voyons, continua Corcoran, que peux-tu reprocher à celui-là ? N’était-il pas de noble race ? Sita m’assure qu’il est le propre descendant de Rama fils de Daçaratha et le plus intrépide des hommes.

— Assurément.

— N’était-il pas brave ?

— Oui, comme le premier soldat venu.

— N’était-il pas généreux ?

— Oui, avec ceux qui le flattaient ; mais la moitié de son peuple aurait crevé de faim devant la porte du palais sans qu’il fît autre chose pour ses pauvres diables que leur dire : « Dieu vous assiste ! »

— Au moins tu m’avoueras qu’il était juste.

— Oui, quand il n’avait aucun intérêt à prendre le bien d’autrui. Moi qui vous parle, je l’ai vu couper des têtes après dîner pour son plaisir et pour la digestion.

— C’étaient sans doute des têtes de coquins qui l’avaient bien mérité.

— Probablement, à moins que ce ne fussent d’honnêtes gens dont le visage lui déplaisait. Et, tenez, voulez-vous connaître à fond le vieil Holkar ? quel trésor vous a-t-il laissé en mourant ?

— Quatre-vingt millions de roupies[1], outre les diamants et les pierreries.

— Eh bien, de bonne foi, croyez-vous qu’un roi qui se respecte doive être si riche ?

— Peut-être était-il économe, dit Corcoran.

— Économe, vous le connaissez bien ! reprit amèrement Sougriva. Il a pendant quarante ans dépensé des milliards de roupies pour satisfaire les plus sottes fantaisies qui puissent venir à l’esprit d’un sectateur de Brahma ; il bâtissait des palais par douzaines, — palais d’été, palais d’hiver, palais de toute saison ; il détournait des rivières pour avoir des jets d’eau dans son parc ; il achetait les plus beaux diamants de l’Inde pour en orner la poignée de son sabre, et il avait des sabres par centaines ; il faisait venir des esclaves des cinq parties du monde ; il nourrissait des milliers de bouffons et de parasites, et il faisait empaler quiconque avait essayé de lui dire la vérité.

— Mais enfin où prenait-il l’argent ?

— Où il est, c’est-à-dire dans les poches des pauvres gens, et de temps en temps il faisait couper la tête à un zémindar pour s’emparer de sa succession. C’est même la seule chose populaire qu’il ait jamais faite, car le peuple qui hait les zémindars plus que la mort, était vengé de sa servitude par leur supplice.

— Comment ! dit Corcoran, cet Holkar que je prenais à cause de sa barbe blanche et de son air vénérable et doux pour un vertueux patriarche digne contemporain de Rama et de Daçaratha, c’était le scélérat que tu dis ? à qui se fier, grand Dieu !

— À personne, répondit sentencieusement le brahmine, car il n’est pas un homme sur cent qui ne soit prêt à commettre des crimes dès qu’il aura le pouvoir absolu. On n’y arrive pas dès le premier jour, ni même dès le second ou le troisième, mais on glisse sur la pente, insensiblement. Connaissez-vous l’histoire du fameux Aurengzeb ?

— Probablement, mais dis toujours.

— Eh bien, c’était le quatrième fils du Grand Mogol qui régnait à Delhi. Comme il était d’une piété, d’une vertu et d’une sagesse à toute épreuve, son père l’associa de son vivant à l’empire et le nomma d’avance son successeur. Dès qu’Aurengzeb en fut là, sa piété fondit comme le plomb dans le feu, sa vertu se rouilla comme le fer dans l’eau, et sa sagesse s’enfuit comme une gazelle poursuivie par les chasseurs. Son premier acte fut d’enfermer son père dans une prison ; le second, de couper la tête à ses frères ; le troisième, d’empaler leurs amis et leurs partisans ; puis comme son père quoique prisonnier le gênait encore, il l’empoisonna ; et ne croyez pas que Brahma ou Wichnou l’aient jamais foudroyé ou qu’ils aient même contrarié ses desseins ! Brahma et Wichnou qui l’attendaient sans doute ailleurs, l’ont comblé de richesses, de victoires et de prospérités de toute espèce ; il est mort à l’âge de quatre-vingt huit ans, honoré comme un Dieu, et sans avoir eu même une seule fois la colique.

— Parbleu ! dit Corcoran, il faut avouer que si tous les princes de ton pays ressemblent au pauvre Holkar et à l’illustre Aurengzeb, vous avez bien tort de les regretter et de combattre les Anglais qui vous en débarrassent.

— Je ne suis pas de votre avis, répliqua Sougriva, car les Anglais mentent, trompent, trahissent, oppriment, pillent et tuent aussi bien que nos propres princes, et il n’y a aucune chance de leur échapper. Supposez que le colonel Barclay succède à Holkar, il sera dix fois plus insupportable, car d’abord, il prendra notre argent comme faisait le défunt, et de plus, nous n’avons aucun profit à l’assassiner. S’il était tué, on nous enverrait de Calcutta un second Barclay aussi féroce et aussi affamé que le premier. Holkar au contraire avait toujours peur d’être égorgé, et cette peur lui donnait quelquefois du bon sens et de la modération. Enfin il savait qu’un brahmine de haute caste comme moi est d’une naissance égale à celle des rois et il se gardait bien de nous insulter, tandis que l’Anglais brutal (je l’ai vu à Bénarès) nous donne des coups de fouet pour se faire place dans la foule, et entre tout botté sans crainte de la souiller, dans la sainte pagode de Jaggernaut, où le héros Rama lui-même ne serait pas entré sans avoir subi les sept pénitences et les soixante-dix purifications. »

Pendant ce discours Corcoran réfléchissait profondément.

« J’aurais mieux fait, pensa-t-il, d’épouser Sita et de chercher sans retard le fameux Gouroukamta que d’accepter ainsi sans réflexion l’héritage d’Holkar ; mais enfin, le vin est tiré, il faut le boire. Il faudrait que je fusse bien malheureux pour n’être pas plus honnête homme que mon prédécesseur ou que le glorieux Aurengzeb. D’ailleurs, j’ai cru deviner, quand Barclay m’a quitté, que ce rancuneux Anglais, qui m’en veut de l’avoir mis à la porte de Bhagavapour, voudra tôt ou tard prendre sa revanche et reviendra avec une armée. Il faut être beau joueur et l’attendre de pied ferme. Qui vivra, verra. »

Puis se retournant vers Sougriva :

« Mon ami, dit-il, Louison et moi, nous ne sommes pas de ces gens qu’un rien effraye, et si outre le royaume d’Holkar, on nous offrait la Chine, l’Indo-Chine, la presqu’île de Malacca et tout l’Afghanistan à gouverner, nous n’en serions pas plus embarrassés. Je te montrerai dès demain que le métier de roi n’est pas difficile.

— Seigneur, s’écria Sougriva en réunissant ses mains en coupe au-dessus de sa tête, seigneur Corcoran, héros à la grande science, au visage clair et brillant, aux yeux plus beaux que la fleur du lotus bleu, que Brahma vous donne le bonheur d’Aurengzeb et la sagesse des Daçarathides ! »


  1. Trois cent vingt millions de francs.