Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/1/XX

Librairie Hachette et Cie (1p. 279-285).

XX

Suite du précédent.


Deux jours plus tard on afficha dans les rues de Bhagavapour et dans toutes les villes du royaume la proclamation suivante :


« Le roi Corcoran à la noble, puissante et invincible nation Mahratte.

« Il a plu à l’être éternel, immortel, incorruptible et juste de faire rentrer dans son sein le glorieux Holkar après qu’il eut chassé devant lui ces barbares roux qui étaient venus d’Angleterre pour tuer les fidèles sectateurs de Brahma, emporter leurs trésors et emmener leurs femmes et leurs enfants en esclavage.

« Il a plu également au glorieux Holkar de m’adopter pour son fils et de me donner pour femme sa propre fille, ma bien-aimée Sita, la dernière descendante du noble Rama, le héros invincible, vainqueur de Ravana et des démons noctivagues.

« Mon dessein est de me rendre digne de cet honneur en gouvernant le royaume suivant la loi sacrée des Védas et les conseils des sages brahmines, de ne laisser aucun crime impuni, de protéger le faible, de mettre ma main sur la tête de la veuve et sur l’orphelin. »


Proclamation de Corcoran. (Page 279.)

Après ce préambule, Corcoran appelait d’abord tous les zémindars à Bhagavapour ; de plus, il invitait tous les Mahrattes à élire trois cents députés (un par cinquante mille habitants) qui seraient chargés de faire des lois, d’examiner les dépenses publiques, de signaler tous les abus et d’indiquer le remède. Corcoran-Sahib (le seigneur Corcoran) ne se chargeait que de l’exécution des lois. Tout homme âgé de vingt ans était électeur et éligible.

Ce dernier article déplut à Sougriva.

« Quoi ! dit-il. Est-ce qu’un paria impur pourra siéger à côté d’un brahmine !

— Pourquoi non ?

— Mais s’il me touche, il faudra me purifier dans les eaux sacrées de la Nerbuddah.

— Eh bien, tu prendras un bain. On n’en saurait jamais trop prendre.

— Mais…

— Aimerais-tu mieux être touché par un Anglais ? »

Sougriva fit un geste de répugnance et d’horreur.

« Tu n’as que le choix entre ces deux souillures, dit Corcoran.

— Seigneur, reprit Sougriva, croyez-moi, n’insistez pas. Vous vous en trouverez mal. On vous quittera aussi vite qu’on vous a pris et le colonel Barclay reviendra et prendra votre place.

— Mon ami, dit le Breton, je ne suis pas un roi légitime, moi. Mon père n’était fils ni de Raghou ni du grand Mogol. Il était pêcheur de Saint-Malo. À la vérité, il était plus fort, plus brave et meilleur que tous les rois que j’ai connus ou dont l’histoire a parlé, et il était citoyen français, ce qui est à mes yeux supérieur à tout ; mais enfin ce n’était qu’un homme. Aussi avait-il les sentiments d’un homme, c’est-à-dire qu’il aimait ses semblables, et qu’il n’a jamais commis une action méchante ou basse. C’est le seul héritage que j’aie reçu de lui, et je veux le garder jusqu’à la mort. Le hasard m’a permis de donner à Holkar et à vous tous un fort coup de main pour battre les Anglais — ce qui était peut-être ma vocation naturelle ; le même hasard m’a donné pour femme ma chère Sita, la plus belle et la meilleure des filles des hommes, ce qui fait de moi depuis quinze jours un puissant monarque. Mais malgré l’exemple du fameux Aurengzeb que tu me citais hier, ma royauté de fraîche date ne m’a pas tourné la cervelle. J’ai tout autant de plaisir à courir le monde sur mon brick, ne connaissant d’autre maître que moi-même, qu’à gouverner tout l’empire des Mahrattes. Si je consens à tenir le sceptre, c’est à condition de rendre justice aux parias comme aux brahmines et aux paysans comme aux zémindars. Si l’on veut m’en empêcher je déposerai ma couronne dans un coin et je partirai emmenant Sita que j’aime plus que le soleil, la lune et les étoiles. Après cela, vous vous arrangerez avec Barclay comme vous pourrez. Qu’il vous ruine et vous empale, c’est votre affaire. J’aime les hommes jusqu’à me dévouer pour eux, mais non pas malgré eux.

— Plus je vous entends, dit Sougriva, plus je crois que vous êtes la onzième incarnation de Wichnou, tant vos discours sont pleins de sens et de raison.

— Si je suis le dieu Wichnou, répliqua le Breton en riant, tu me dois obéissance. Fais donc afficher ma proclamation, et prépare une vaste salle pour les représentants du peuple mahratte, car je veux dans trois semaines, jour pour jour, ouvrir mes états généraux. »

Louison, qui écoutait cet entretien, sourit. Elle comptait bien avoir sa place à la droite du trône où devaient s’asseoir Corcoran-Sahib et la belle Sita. Peut-être aussi flairait-elle les nouveaux et terribles dangers que son ami allait courir.