Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/1/XVII

Librairie Hachette et Cie (1p. 237-254).

XVII

Destinée finale du lieutenant Robarts, du 21e de hussards.


La nuit ne fut troublée par aucune alerte. De part et d’autre, on se préparait à l’assaut du lendemain par un repos et un silence absolus. Les sentinelles des deux partis étaient si voisines l’une de l’autre qu’elles auraient pu facilement entrer en conversation. En apparence, tout était tranquille.

Mais dans la partie du camp anglais occupée par les cipayes, on aurait pu entendre des mots d’ordre échangés à voix basse, loin de l’oreille des officiers européens. Sougriva se glissait sous les tentes et portait partout ses ordres mystérieux.

Enfin le jour parut. Un coup de canon donna le signal de l’assaut, et une première colonne de soldats anglais servant d’avant-garde escalada la brèche, la baïonnette au bout du fusil.

Au même instant, une fusillade épouvantable les accueillit de front et sur les flancs ; cinq ou six pièces de canons chargées à mitraille firent une large trouée dans leurs rangs ; une rangée de bombes, caché au fond du fossé par les soins de Corcoran, éclata tout à coup sous leurs pieds. La moitié de la colonne fut détruite en un clin d’œil. Les autres redescendirent rapidement la brèche et rentrèrent dans la tranchée.

À ce spectacle, Corcoran, qui commandait le bataillon de brèche, ne put s’empêcher de rire, et les soldats d’Holkar, qui n’avaient fait presque aucune perte, se sentirent ranimés et pleins de courage.

Quant au capitaine, debout sur la brèche, tranquille et souriant comme s’il eût été au bal, il avait l’œil à tout, et, sans s’abuser sur la portée de ce premier succès, il attendait avec confiance la seconde attaque. À côté de lui, se tenait le vieil Holkar, plein d’enthousiasme. Derrière eux, Louison se promenait d’un air grave et joyeux, sans effrayer personne, grâce à l’exacte et sévère discipline que Corcoran lui avait imposée depuis longtemps. Bien plus, son intelligence, qui lui faisait deviner et prévenir tous les désirs de son maître, inspirait aux soldats d’Holkar un respect superstitieux.

Il y eut un quart d’heure d’attente.

« Auraient-ils déjà renoncé à l’assaut ? demanda Holkar.

— Non, répliqua Corcoran ; mais je suis inquiet de ce silence. Louison ! »

À cet appel, la tigresse tendit l’oreille comme pour mieux entendre l’ordre du capitaine.

« Louison, ma chère, dit Corcoran, il s’agit d’avoir des nouvelles. Qu’est-ce qui se passe là-bas dans la tranchée ?… Vous ne le savez pas ?… Eh bien, allez vous en informer… Vous comprenez… Vous allez entrer dans la tranchée, vous cueillerez délicatement entre vos deux mâchoires le premier Anglais venu, — un officier, si c’est possible, — et vous me l’apporterez délicatement. Surtout de la prudence, de la célérité et de la discrétion ! »

Tout ce discours avait été accompagné de gestes très-clairs, et Louison baissait la tête après chaque phrase pour marquer qu’elle avait compris. Elle partit comme une flèche, franchit la brèche d’un bond et tomba dans le fossé ; d’un autre bond elle s’élança sur le glacis, et en quelques secondes elle se trouva dans l’intérieur de la tranchée, où les Anglais, réunis et ralliés, se préparaient à un second assaut.

Le premier qui se trouva à la portée de Louison était un lieutenant du 25e de ligne, le brave James Stephens, de Cartridge-House, dans le comté de Durham. D’un coup de patte elle le renversa. D’un coup de dent elle le saisit dans ses mâchoires et se mit à courir vers la brèche.

L’action de Louison avait été si prompte et si imprévue, que personne n’eut le temps de s’y opposer, et la tigresse franchit la brèche et déposa son gibier aux pieds de Corcoran en le regardant d’un air intelligent et doux qui signifiait :

« Eh bien, mon cher maître, n’ai-je pas bien fait mon devoir ? »

Malheureusement, Louison, un peu pressée et craignant de laisser échapper sa proie, avait serré si fort la ceinture du malheureux gentleman, que ses dents avaient pénétré jusqu’aux poumons et que, au moment où le lieutenant James Stephens, de Cartridge-House fut déposé sur le sol, il était mort.


Le lieutenant James Stephens était mort. (Page 240.)

« Pauvre garçon ! dit Corcoran. Louison, qui n’est pas forte en anatomie, n’a pas vu qu’elle le serrait trop fort… Allons, c’est à recommencer… Louison, ma chérie, vous avez commis une erreur grave. Vous avez traité cet Anglais comme un beefsteak cuit à point ; il fallait le traiter comme un gentleman et l’apporter vivant… Allons, repartez, et tâchez d’être plus heureuse cette fois. »

La tigresse comprit parfaitement le reproche de Corcoran et repartit, la tête basse, honteuse de s’être si maladroitement trompée.

Cette fois, le gentleman qu’elle apporta était si délicatement saisi et si peu endommagé par ses dents et ses griffes, qu’elle l’aurait offert sans blessure à Corcoran, si les Anglais n’avaient eu la malheureuse idée de faire sur Louison une décharge générale. Une balle destinée à la tigresse entra à deux pouces de profondeur dans la cervelle du gentleman, ce qui mit fin à sa vie et à ses malheurs, s’il était infortuné, ce que j’ignore.

Après ce second essai, Corcoran vit bien qu’il était impossible d’avoir des renseignements précis sur les mouvements de l’ennemi ; mais un grand bruit se fit bientôt entendre sur un autre point des remparts qui était mal gardé. Cent cinquante ou deux cents Anglais environ venaient d’escalader la muraille, et avaient pénétré dans la ville. Déjà les soldats d’Holkar fuyaient devant ce nouvel ennemi en jetant leurs armes.

« Seigneur Holkar, dit Corcoran, demeurez sur la brèche. Je vais au-devant de ceux-là. Vous, restez ici ! si vous laissez forcer le passage, tout est perdu, nous n’avons plus qu’à périr. »

En même temps, il prit avec lui un bataillon parmi ceux qui gardaient la brèche, et marcha contre les Anglais qui avaient escaladé la muraille.

Sa première précaution fut de renverser les échelles dans le fossé pour empêcher qu’on ne vînt à leur secours. Puis il fit barricader une rue profonde dans laquelle ils étaient entrés, afin d’en faire un cul-de-sac infranchissable. Par bonheur la rue était fort étroite, et ce travail fut terminé en quelques secondes. Puis il commença à refouler l’ennemi de divers côtés dans cette rue, et amenant à son extrémité trois canons de campagne, il les fit charger à mitraille et somma les Anglais de se rendre.

Ceux-ci voulaient forcer le passage à la baïonnette. Aussitôt Corcoran fit tirer sur eux à mitraille. En un clin d’œil la rue fut remplie de morts et de blessés.

Pendant qu’on rechargeait les canons, Corcoran fit une seconde sommation. Cette fois, il fallut se rendre. Quatre-vingts Anglais restaient seuls debout sur deux cents qui avaient pénétré dans Bhagavapour.

Mais Corcoran n’eut pas le temps de jouir de son triomphe. Un grand tumulte de cris et de gémissements lui fit craindre quelque catastrophe. Il se hâta de retourner vers la brèche, et, sur son chemin, il rencontra deux ou trois cents fuyards.

« Halte ! cria Corcoran d’une voix terrible. Où courez-vous ?

— Seigneur capitaine, dit un des fuyards, Holkar est blessé à mort. Les Anglais ont passé par-dessus la brèche ! Sauve qui peut !

— Sauve qui peut ! s’écria Corcoran. Misérable, tourne ton visage à l’ennemi ou je te brûle la cervelle, à toi et à tous ces lâches coquins ! »

À cette menace, le malheureux Indou retourna sur la brèche, ne se sentant pas le courage d’affronter la colère du Breton. Les autres suivirent son exemple, et, plus par excès de peur que par aucun autre sentiment, firent face à l’ennemi.

Au reste, la nouvelle n’était que trop vraie. Une colonne ennemie mêlée d’Anglais et de cipayes, avait recommencé l’assaut, et bien que le prince Holkar eût vaillamment combattu, le sort de la journée paraissait décidé. Déjà les vainqueurs entraient dans les maisons du faubourg et commençaient à piller.

Holkar, blessé quinze jours auparavant, avait reçu une balle dans la poitrine et se sentait près de mourir. Entouré d’un petit groupe de soldats fidèles, il était couché sur un tapis qu’on avait apporté en toute hâte. Un chirurgien indou étanchait le sang de sa blessure.

« Ah ! mon ami, s’écria-t-il en apercevant Corcoran, Bhagavapour est pris. Sauvez ma chère Sita !

— Rien n’est perdu ! dit Corcoran, et vous vivrez, et qui mieux est, vous vaincrez ! Du courage, Holkar, et la journée est à nous ! »

À ces mots, ralliant autour de lui les Indous, il referma la brèche, intercepta les communications entre le camp anglais et la colonne ennemie qui était entrée dans Bhagavapour, et lançant ses meilleures troupes à la poursuite de celle-ci, il garda la brèche lui-même en attendant les événements.

Son espérance ne fut pas trompée. Les Anglais, se voyant si peu nombreux et enfermés dans la ville, eurent peur d’être faits prisonniers ; ils revinrent sur leurs pas, et forçant le passage à travers les rangs des Indous, qui ne leur opposèrent aucune résistance, ils reprirent leur poste dans la tranchée.

Mais au même moment, un événement inattendu décida la victoire en faveur de Corcoran.

On vit tout à coup s’élever une épaisse fumée au-dessus du camp, derrière les Anglais. Puis on entendit une fusillade terrible. Les cipayes, conduits par Sougriva, avaient mis le feu aux tentes, chargé le colonel Barclay par derrière, tiré sur leurs propres officiers, encloué les canons des batteries, mis le feu aux caissons et jeté tout le camp dans un terrible désordre.

À cette vue, Corcoran jugea le moment favorable. Il se mit à la tête de trois régiments d’Holkar et fit une sortie. À cheval, sans uniforme, habillé de blanc, suivant son habitude, il s’avançait le sabre en main pour charger l’ennemi.

Le colonel Barclay était un vieux soldat qu’on

pouvait surprendre, mais non pas ébranler. Sans s’étonner de la trahison des cipayes, il rassembla autour de lui les deux régiments européens, et commença sa retraite en bon ordre. Il commandait lui-même la cavalerie et couvrait l’arrière-garde. Sa haute et fière contenance inspirait aux Indous le respect et la crainte.

Corcoran eut peur de quelque retour de fortune et ne voulut pas pousser plus loin sa victoire. Il se contenta de le harceler pendant une demi-heure, et revint à Bhagavapour, en faisant observer ses mouvements par la cavalerie.

Holkar mourant l’attendait. Près du vieillard était assise la belle Sita, qui soutenait sur ses genoux la tête défaillante de son père.

« N’y a-t-il plus d’espoir, chère Sita ? demanda à demi-voix le capitaine.

Holkar devina plutôt qu’il n’entendit la question.

« Non, mon cher ami, dit-il. Je vais mourir. Le dernier des Raghouides sera mort en combattant, comme tous ses aïeux, et je n’aurai pas vu l’ennemi triomphant dans le palais d’Holkar. Mais ma fille, ma fille…

— Mon père, dit Sita, ne vous inquiétez pas de moi. Brahma veille sur toutes ses créatures !

— Mon ami, reprit le vieillard, je vous lègue Sita. Vous seul pouvez la défendre et la protéger. Vous seul peut-être le voudrez. Soyez son mari, son protecteur et son père. Elle vous aime, je le sais, et vous… »

Corcoran ne put que serrer en silence la main du vieillard, mais ses yeux disaient assez à Sita qu’elle était aimée.

Holkar fit appeler les principaux officiers de l’armée.

« Voici mon successeur, dit-il, mon fils adoptif et l’époux de Sita. Je lui laisse mes États, et je vous ordonne de lui obéir comme à moi-même. »

Tout le monde obéit sur-le-champ. En quelques jours, Corcoran, par son courage et sa générosité, s’était concilié tous les cœurs.

Vers la fin du jour, Holkar mourut après avoir fait célébrer le mariage de sa fille suivant les rites de Brahma. Corcoran fut aussitôt proclamé prince des Mahrattes, et dès le lendemain se mit à la poursuite des Anglais, en laissant à la fille d’Holkar le soin de rendre les derniers devoirs à son père.


Vers la fin du jour, Holkar mourut. (Page 250.)

Sur la route que suivait l’armée anglaise, on ne voyait que cadavres abandonnés sans sépulture. Les cipayes, embusqués dans les jungles, faisaient un feu de tirailleurs très-incommode et massacraient tous les traînards. Tout à coup, à un détour du chemin, Corcoran aperçut de loin un objet bizarre qui ressemblait à un pendu.

En se rapprochant, il reconnut que le pendu portait un habit rouge et des épaulettes.

Plus près encore, il reconnut que le pendu était M. John Robarts, lieutenant des hussards de la reine Victoria.


Fin tragique de John Robarts, lieutenant des hussards de la reine. (Page 253.)

Il se tourna vers Sougriva, qui était à cheval à côté de lui, et lui dit :

« Mon cher Sougriva, le destin t’enlève ta proie. John Robarts est pendu ! »

Sougriva sourit avec satisfaction.

« Savez-vous, dit-il, qui est-ce qui l’a pendu ?

— Toi, peut-être ?

— Oui, seigneur capitaine.

— Hum ! dit Corcoran. C’était bien assez de le tuer. Tu es un peu trop vindicatif, mon cher ami.

— Ah ! dit l’Indou, si j’avais eu le temps de prolonger son supplice ! mais nous étions pressés, Bérar et moi. Nous l’avions suivi pas à pas jusqu’ici pendant toute la nuit dernière. Nous étions cinq. Bérar a tué son cheval d’un coup de fusil. Robarts est tombé par terre ; nous l’avons ramassé sans peine ; il avait la jambe cassée. Il a tiré un coup de revolver qui n’a tué personne, mais qui a blessé l’un de nos camarades. Nous lui avons lié les mains derrière le dos, et Bérar, lui ôtant son habit, lui a appliqué cinquante coups de fouet, juste le même nombre qu’il avait reçu lui-même par ordre de ce gentleman.

— Diable ! dit Corcoran, vous avez de la mémoire. Et qu’a dit le gentleman, comme tu l’appelles ?

— Rien. Il roulait des yeux féroces. On aurait dit qu’il voulait nous dévorer tous ; mais il n’a pas ouvert la bouche.

— Et, après cela, qu’en avez-vous fait ?

— Quand Bérar l’eut fouetté, c’était mon tour de le pendre. Je lui passai, avec l’aide de mes amis, la corde autour du cou, et je l’ai pendu en coupant la corde trois ou quatre fois, afin qu’il se sentît mourir. Enfin il est mort, et je suis retourné à Bhagavapour.

— Ma foi, dit Corcoran qui était un philosophe, il a été écrit que « celui qui se sert de l’épée périra par l’épée. » Je plains ce pauvre Robarts, mais c’était un mauvais caractère, et il n’a pas tenu à lui que je n’eusse une balle dans la cervelle. Qu’on l’enterre convenablement, et n’en parlons plus. »