Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/1/XVI

Librairie Hachette et Cie (1p. 229-236).

XVI

Comment le brave Bérar fut mécontent des caresses
du chat aux neuf queues.


Dès le lendemain du combat, le colonel Barclay, rejoint par ses canons et son infanterie, essaya de brusquer l’assaut, croyant n’avoir affaire qu’à un rempart dont les pierres, renversées par l’artillerie, combleraient le fossé et laisseraient une brèche praticable.

Mais il avait compté sans la vigilance et l’habileté de Corcoran. Celui-ci, dans un duel d’artillerie qui dura environ deux heures, démonta une vingtaine de canons anglais et mit le feu aux caissons de munitions. L’explosion fit périr deux ou trois cents Anglais et cipayes, et Barclay vit bien qu’il faudrait faire un siége régulier.

Il ouvrit donc la tranchée ; mais les cipayes sont des ouvriers médiocres, plus agiles que robustes. Les Européens, accablés par la chaleur du climat et déjà malades de la fièvre, faisaient peu de besogne. De plus, ils étaient découragés par les fréquentes sorties de Corcoran.

Celui-ci, grâce à son brick, dont le tirant d’eau était peu considérable, allait et venait à volonté, passant de l’une à l’autre rive de la Nerbuddah, employant ses douze matelots et son second à manœuvrer tantôt le brick et tantôt l’artillerie des remparts.

Grâce à ce puissant auxiliaire, il bravait impunément les Anglais, les harcelait avec un corps de cavalerie, ou bien descendait la Nerbuddah avec quelques compagnies d’infanterie portées sur des barques légères, et commençait à faire craindre au colonel Barclay d’être forcé de lever le siége de Bhagavapour, faute de vivres et de munitions.

Mais le courage et l’activité de Corcoran ne pouvaient l’emporter sur la discipline et la fermeté inébranlable des Anglais. Après un siège qui avait déjà duré quinze jours, le capitaine, mal secondé par ses soldats indous, ne pouvait plus douter du destin de Bhagavapour et d’Holkar. Déjà l’on commençait dans la ville à prévoir le dernier assaut et à désirer une capitulation. En l’absence de Corcoran, les soldats d’Holkar paraissaient prêts à se révolter et à livrer la ville au colonel Barclay.

Un soir enfin, les Anglais ayant terminé leurs tranchées et mis en position leurs batteries, commencèrent à canonner si vivement la porte de la ville du côté de la rivière, que le mur s’écroula et qu’une large brèche livra passage aux assaillants. Holkar, encore souffrant de sa blessure, tint conseil avec Corcoran en présence de Sita.

« Mon ami, dit Holkar, tout est désespéré. La brèche a plus de quinze pas de long, et nous aurons un assaut cette nuit ou demain. Que faut-il faire ?

— Ma foi, répondit Corcoran, je ne vois guère que trois partis à prendre : ou capituler… »

Holkar fit un geste d’horreur.

« Très-bien ! continua le Breton… Vous ne voulez être prisonnier des Anglais à aucun prix… Et pourtant, seigneur Holkar, la Compagnie des Indes est composée de philanthropes qui seront heureux de vous faire une pension pour assurer la tranquillité de vos vieux jours : trois ou quatre mille francs de rente, par exemple…

— J’aimerais mieux mourir, dit Holkar.

— Vous avez raison, et ce premier parti ne vaut rien. Le second est de monter sur mon brick, le Fils de la Tempête, avec Sita, d’emporter vos diamants, votre or et tout ce que vous avez de plus précieux, de descendre la rivière pendant la nuit, de traverser la mer des Indes avant que les Anglais aient eu le temps d’y prendre garde, de passer en Égypte et de vous embarquer tout doucement à Alexandrie sur le bateau à vapeur l’Oxus, dont mon ami Antoine Kerhoël est capitaine, et qui fait la traversée d’Alexandrie à Marseille.

— Partez avec Sita, interrompit Holkar, capitaine, je vous confie ma fille, ce que j’ai de plus cher au monde… Pour moi, je reste… Le dernier des Rhagouides doit être enseveli sous les ruines de sa capitale. Je mourrai les armes à la main, comme Tippoo-Saëb, mais je ne fuirai pas.

— Allons donc ! s’écria Corcoran, voilà ce que j’attendais ! Restons ici, et faisons à ces coquins d’Anglais un tel accueil, qu’aucun d’eux ne puisse retourner à Londres pour le raconter aux badauds de son pays… Mais pour n’avoir aucune inquiétude, il faut d’avance embarquer Sita sur mon brick. Ali l’accompagnera… S’il arrive quelque malheur, elle sera du moins en sûreté.

— Capitaine, dit Sita d’une voix émue, croyez-vous que je veuille vivre sans mon père et… »

Elle allait ajouter : Et sans vous ; mais elle se reprit et ajouta : « Ou nous périrons, ou nous vaincrons ensemble.

— Parbleu ! dit le capitaine, les Anglais n’ont qu’à se bien tenir. »

Comme il sortait pour se rendre sur la brèche, un cipaye parut, demandant à lui parler.

« Qui es-tu ? demanda le Breton ; quel est ton nom ?

— Bérar.

— Qui t’envoie ?

— Sougriva.

— La preuve ?

— Voyez cet anneau.

— Et que dit Sougriva ?

— Il vous envoie cette lettre. »

Corcoran ouvrit la lettre et lut :

« Seigneur capitaine, Bérar, l’ami qui vous portera cette lettre, est sûr ; il déteste les Anglais autant que vous-même… Demain matin à cinq heures, on donnera l’assaut. J’ai entendu la conversation du colonel Barclay et du lieutenant Robarts. Aucun des deux ne me croyait si près de lui… Il est arrivé de grandes nouvelles du Bengale. La garnison cipaye de Meerut a pris les armes et tiré sur ses officiers européens. De là, elle est allée à Delhi, où elle a proclamé le dernier Grand Mogol. On a massacré cinq ou six cents Anglais… Ce sont ces nouvelles qui ont décidé Barclay à tout risquer pour le succès de l’assaut. Le gouverneur de Bombay lui mande de finir à tout prix avec Holkar et de revenir. Si l’assaut de demain ne réussit pas, la retraite est décidée. De mon côté, je ne suis pas resté inactif. J’ai pris les dépêches sur la table du colonel Barclay, et je les ai fait lire à cinq ou six de mes amis cipayes, qui ont répandu la nouvelle dans tout le camp. Vous jugerez de l’effet. Je regrette de ne pas être avec vous sur la brèche ; mais je vous serai plus utile au camp. Ayez bonne espérance et attendez-vous à tout.

« Sougriva »

Corcoran étonné regarda le messager.

« Et comment as-tu franchi les lignes anglaises ? » demanda-t-il avec quelque défiance.

L’Indien lui répondit :

« Qu’importe, puisque me voilà ?

— Quelle raison as-tu d’abandonner les Anglais ? Est-ce qu’ils te payent mal ?

— Très-bien, au contraire.

— Es-tu mal nourri ?

— Je me nourris moi-même, et j’achète ma provision de riz, pour qu’aucune main impure n’y puisse toucher.

— Es-tu maltraité ? As-tu reçu quelque injure ? »

Le cipaye se découvrit les reins et montra d’affreuses cicatrices.

« Ah ! je comprends, dit Corcoran ; c’est l’égratignure du chat aux neuf queues. Tu as reçu le fouet ?

— Cinquante coups, répondit le cipaye. Je me suis évanoui au vingt-cinquième, on a continué de frapper, on m’a mis pour trois mois à l’hôpital et j’en suis sorti il y a cinq semaines.

— Qui est-ce qui t’a fait donner le fouet ? demanda encore le capitaine.

— C’est le lieutenant Robarts… Mais celui-là, je m’en charge. Sougriva et moi, nous ne le quittons pas d’une minute.

— Voilà un major bien gardé ! pensa Corcoran.

« Et, ajouta-t-il tout haut, que fait Sougriva dans le camp anglais ? Il est donc libre ?

— Sougriva, dit le cipaye, a glissé entre leurs doigts. Quand on l’eut fait prisonnier, Robarts, qui l’avait reconnu, voulut le faire pendre ; mais pendant qu’on assemblait le conseil de guerre, il a parlé au factionnaire cipaye qui le gardait à vue. L’autre l’a laissé échapper et a déserté avec lui. Vous jugez de la colère du lieutenant. Il voulait fusiller tout le monde ; mais le colonel Barclay l’a apaisé. Sougriva est revenu le soir même, déguisé en fakir, et s’est fait reconnaître des cipayes ; mais aucun ne veut le livrer, et si les Anglais voulaient le pendre, on se révolterait.

— Allons, tout va bien, » dit Corcoran, et, après être rentré au palais et avoir donné ces bonnes nouvelles à Holkar, il retourna sur le rempart.

Au même moment, il vit dans les ténèbres une ombre se glisser au fond du fossé par la brèche : c’était le cipaye Bérar qui rentrait au camp anglais. Bérar fit un signe mystérieux au factionnaire cipaye qui gardait la tranchée et passa tranquillement.

Il faut avouer, pensa Corcoran, que le colonel Barclay a de singuliers soldats, et qui gagnent bien leur argent ! »