Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/1/XIII

Librairie Hachette et Cie (1p. 193-208).

XIII

La toilette du capitaine.


Dès cinq heures du matin la fraîcheur de la nuit avait éveillé tout le monde, et Corcoran le premier.

Il se leva, chargea ses armes avec soin, alla droit à la fenêtre où Louison était toujours étendue, indécise entre la veille et le sommeil, étendit les bras en bâillant et regarda l’horizon.

Il n’y avait pas un nuage au ciel ; les étoiles seules brillaient encore d’un vif éclat avant de disparaître. La lune était déjà couchée.

À quelque distance, un ruisseau, qui tombait en cascade dans les rochers, faisait entendre le seul bruit qu’il y eût alors dans tout le pays.

Toute la nature semblait pacifique, et les hommes eux-mêmes, qui s’étiraient lentement les bras, ne paraissaient avoir aucune envie de se battre.

Mais le bouillant John Robarts en jugea autrement.

Ce gentleman avait rêvé toute la nuit aux dix mille livres sterling promises par le colonel Barclay. Il avait quelque part, en Écosse peut-être, d’autres disent en Angleterre, — oui, c’est en Angleterre, je m’en souviens maintenant, — à trois lieues de Cantorbéry, une tante rousse et laide.

Mais cette tante rousse et laide avait une fille blonde et jolie, la propre cousine de John Robarts, miss Julia, et cette cousine jouait du piano. Oh ! jouer du piano, quel talent ! Et entendre des jeunes filles blondes qui jouent du piano, quelle félicité !

Mais revenons à la cousine de John Robarts. Miss Julia chantait des chansons admirables et des romances sans fin, où la lune, les petits oiseaux, les hirondelles, les nuages, les sourires et les larmes jouaient le premier rôle, — tout comme dans nos admirables romances françaises, — ce qui fait qu’elle pensait toute la journée aux moustaches rousses de John Robarts, qui de son côté, pensait trois fois par semaine aux yeux bleus de Julia.

De cette coïncidence des pensées naquit, comme on devait s’y attendre, une sympathie réciproque.

Mais comme miss Julia était une héritière de quinze mille livres sterling, et comme Mme Robarts, tante de John, calculait fort bien, et comme elle savait que John n’avait pas un shilling vaillant en dehors du prix de son grade, mais qu’en revanche il devait cinq ou six cents livres sterling à son tailleur, son bottier, son passementier et ses autres fournisseurs, — John fut mis poliment à la porte du cottage délicieux où miss Julia passait ses jours en compagnie de sa mère.

De désespoir, John demanda à passer dans l’Inde, espérant y faire fortune, comme Clive, Hasting et tous les nababs.

Il obtint aisément cette faveur, grâce à la protection de sir Richard Barrowlinson baronnet, dont nous avons déjà parlé, et l’un des directeurs de la compagnie.

Mais quoique John Robarts fut très-brave, il n’avait pas encore trouvé l’occasion de montrer son courage, et il en était réduit à désirer que tout l’Indoustan prît feu, afin que lui, Robarts, eût le plaisir d’éteindre l’incendie et d’égaler la gloire d’Arthur Wellesley, duc de Wellington. De là vient qu’il battait la campagne soir et matin avec tant d’ardeur, espérant toujours rencontrer le trésor nécessaire pour acheter le délicieux cottage qu’on voit près de Cantorbéry, — Robarts House, — et, avec le cottage, la jeune propriétaire.

De là vient qu’il courut avec tant d’ardeur sur les traces de Corcoran et de Sita.

Aussi fut-il sur pied en même temps que Corcoran.

« Allons, debout ; paresseux ! Inglis ! Witworth ! levez-vous ! Le soleil va paraître. Barclay nous attend, et nous ne pouvons pas retourner au camp les mains vides. »

Son ardeur finit par éveiller tout le monde.

Chacun fit ses ablutions selon la mode ordinaire. On tira des porte-manteaux toutes sortes de peignes, de brosses, de savons et d’objets de parfumerie, et l’on fit sa toilette au grand jour, sous les yeux de Corcoran.


Préparatifs de combat de Sir John Robarts. (Page 196.)

Ce spectacle, qui aurait dû réjouir les yeux du Breton, le rendait de fort mauvaise humeur.

« Sont-ils heureux, ces goddam, pensait-il, de pouvoir faire leur toilette comme à l’ordinaire, et de se tenir prêts à paraître devant les dames… Pour moi, je suis fagoté comme un chien crotté sur ma parole. Mes habits sont couverts de poussière, mes cheveux sont entortillés l’un dans l’autre comme les phrases d’un roman de Balzac, et je dois avoir une mine hâve, pâle et fatiguée comme si j’avais peur ou comme si je m’ennuyais ! Sita va s’éveiller tout à l’heure au bruit des coups de fusil, et, si par malheur je suis tué, il ne lui restera de moi que le souvenir d’un grand malpeigné… Mais comment faire ? comment éviter ce malheur ?

Il la regarda quelque temps d’un air attendri.

« Qu’elle est belle ! se disait-il. Elle rêve sans doute qu’elle est dans le palais de son père, et qu’elle a cent esclaves à son service… Pauvre Sita ! qui m’aurait dit avant-hier matin que j’aurais tant de bonheur à donner ma vie pour une femme ?… Est-ce que je l’aime ?… Bah ! à quoi cela me servirait-il ?… Allons, j’aurais mieux fait de chercher paisiblement le manuscrit des lois de Manou. »

Tout à coup, en regardant par la fenêtre, il lui vint une idée.

Les Anglais avaient déjà terminé leur toilette et allaient remettre leurs peignes et leurs brosses dans les porte-manteaux, lorsque Corcoran tira son mouchoir de sa poche et fit signe au factionnaire de s’approcher.

Celui-ci vint sous la fenêtre.

« Appelez M. John Robarts, dit Corcoran, j’ai une demande importante à lui faire. »

John Robarts s’approcha tout joyeux, croyant tenir ses dix mille livres sterling.

« Eh bien, dit-il d’un air de triomphe, vous voulez capituler, capitaine ? Je savais bien que vous en viendriez là, tôt ou tard. Au reste, je ne vous ferai pas de trop dures conditions. Ouvrez seulement la porte, remettez-nous la fille d’Holkar et suivez-nous… Je suis sûr que Barclay vous remettra en liberté en vous priant seulement de vous rembarquer pour l’Europe… Au fond, Barclay est bon diable. »

Corcoran souriait.

« Ma foi, dit-il, mon cher Robarts, je suis bien aise de vous voir, vous et Barclay, dans ces dispositions ; mais ce n’est pas cela dont il s’agit pour le moment. Vous avez ici-bas toutes vos aises, un clair ruisseau, des domestiques pour cirer vos bottes et battre vos habits. Seriez-vous assez bon pour me prêter…

— Parbleu ! dit John Robarts, à qui l’aventure parut plaisante, tout ce que vous voudrez. »

Et il lui porta lui-même son nécessaire de voyage.

« Quant à la capitulation, ajouta-t-il…

— Oh ! oh ! dit Corcoran, je vous demande un quart d’heure de trêve pour réfléchir et prendre un parti.

— Rien n’est plus raisonnable, reprit l’Anglais… Et, tenez, capitaine, vous me plaisez, je ne sais pourquoi, car vous avez fait dévorer cette nuit par votre tigre un de mes meilleurs amis, ce pauvre Waddington.

— Vous savez, répliqua Corcoran, que ce n’est

pas ma faute, si Louison en a mangé. Cette pauvre bête n’avait pas encore dîné.

— Rendez-vous, répondit Robarts. On ne vous fera aucun mal, non plus qu’à la fille d’Holkar… Est-ce que vous croyez que je fais la guerre aux femmes ?… Est-ce que les Français font la guerre aux femmes ?…

— Mon cher Robarts, dit le Breton, ne dépensons pas en des conversations inutiles le quart d’heure de trêve que vous m’avez accordé. »

Robarts s’éloigna. Aussitôt Corcoran commença sa toilette, qui fut assez sommaire, comme on pense, car il veillait toujours sur les Anglais, de peur de surprise.

Mais ses craintes étaient vaines. Personne n’essaya de l’attaquer par trahison.

Enfin ses préparatifs étaient terminés. Il regarda sa montre, le délai fixé expirait. Il voulut du moins, avant de mourir, dire un dernier adieu à la fille d’Holkar.

Quand il s’approcha d’elle, Sita ouvrit les yeux :

« Où suis-je ? » demanda-t-elle d’un air étonné. Puis, reconnaissant la pagode et se rappelant les événements de la veille :

« Ah ! dit-elle, mon rêve valait bien mieux… j’étais à Bhagavapour, sur le trône de mon père… vous étiez à mes côtés…

— Sita, chère Sita, je suis sûr que Sougriva a tenu sa promesse et que votre père va venir à votre secours… Puisse-t-il arriver assez tôt pour vous délivrer ! Mais s’il m’arrivait quelque… accident…

— Oh ! ne parlez pas ainsi, Corcoran, je sais, je suis sûre que vous serez vainqueur… Mon songe me l’a dit, et les songes ne sont pas menteurs…

— Eh bien, dit Corcoran, jurez-moi que vous garderez de moi un éternel souvenir.

— Je jure, dit Sita, que je vous… »

Elle s’arrêta et reprit en rougissant :

« … Que je ne vous oublierai jamais ! »

Corcoran qui craignait de s’attendrir, courut à la fenêtre.

Déjà Robarts s’impatientait.

« Eh ! capitaine, disait-il, la trêve est expirée, la fête va commencer. Il faut que nous soyons de retour au camp avant dix heures du matin, et il est déjà six heures.

— Je suis prêt. » cria Corcoran.

Et, en effet, il l’était, car il s’effaça très à propos pour éviter une grêle de balles qui tomba tout autour de lui. Les balles s’aplatirent contre le mur sans blesser personne.

Mais, comme les Anglais, pour l’ajuster, étaient forcés de se mettre à découvert, Corcoran mit Robarts en joue, et tira. Le coup partit : la balle fit un trou dans le chapeau de Robarts, et lui enleva une mèche de cheveux.

Robarts recula instinctivement et chercha un abri derrière l’arbre le plus voisin.

« Mon ami, lui cria Corcoran, voilà comment il faut viser quand on s’en mêle, je n’ai voulu que trouer votre chapeau. »

Tout à coup un incident tragique faillit mettre fin à l’assaut et introduire l’ennemi dans la place.

Un des Anglais, se glissant rapidement le long du mur, essaya de passer par la brèche ouverte la veille, et comme Corcoran avait mal barricadé l’entrée, faute de matériaux suffisants, l’Anglais aurait pénétré par là dans la pagode, et, suivant toute apparence, aurait mis fin au combat en frappant le Breton par derrière.

Heureusement, Louison veillait. Cachée derrière le battant de la porte, elle attendait l’Anglais. Tout à coup, d’un violent effort il poussa la barricade, renversa deux ou trois planches mal assujetties et pénétra à moitié dans la place, mais la tigresse le renversa d’un seul coup de patte et le mordit si furieusement à la gorge qu’il rendit le dernier soupir.

Cette vue et le goût du sang avaient mis Louison en appétit, et elle aurait peut-être sacrifié le plaisir de combattre au déjeuner, si un coup de sifflet de Corcoran ne l’eût rappelée à son poste.

Il commençait à s’inquiéter. Aucune nouvelle d’Holkar. Sougriva avait-il rempli sa mission ?

Avec cela, ses munitions s’épuisaient.

Dès que Corcoran se montrait à la fenêtre, il était comme une cible pour quarante ou quarante-cinq carabines dont le feu protégeait ceux qui faisaient manœuvrer la poutre ; la grande porte allait céder tout entière. Les gonds étaient à demi descellés.

Corcoran, à travers l’ouverture, tira dans la masse des assaillants cinq coups de revolver. Aux malédictions qui s’élevèrent, il vit bien que les coups avaient porté ; mais sa position n’en devenait pas meilleure.

« Montez vite l’escalier ! cria-t-il à Sita, et ne vous effrayez de rien. »

Elle obéit. Lui-même la suivit aussitôt. Louison faisait l’arrière-garde.


Siège de l’escalier. (Page 204.)

Il était temps, la porte s’écroula avec un fracas immense, et par la brèche ouverte entrèrent à la fois tous les assaillants.

Mais leur surprise fut grande lorsqu’ils virent Louison seule à découvert sur l’escalier. Derrière elle on entendait le bruit du revolver que Corcoran rechargeait dans l’ombre, car l’escalier était tortueux et cachait Corcoran aux regards.

« Dieu me damne ! s’écria Robarts en fureur, c’est un nouveau siège à faire. Rendez-vous, capitaine ! toute résistance est impossible.

— Le mot impossible n’est pas français.

— Si l’on vous prend de force, vous serez fusillé.

— Fusillé ! soit, dit le Breton. Et si je vous prends, moi, je vous couperai les oreilles.

— Apprêtez les armes ! » cria Robarts.

Les soldats obéirent.

« Chère Sita, dit Corcoran, montez, je vous prie, quelques marches de plus, les balles pourraient frapper le mur et ricocher sur vous. »

Lui-même donna l’exemple et fut bientôt suivi de Louison. De cette façon, grâce à la construction de l’escalier, ils se trouvèrent à l’abri des balles, et quant à un combat corps à corps dans un espace aussi resserré, tout l’avantage était évidemment pour Corcoran et Louison.

Mais un événement inattendu changea la face des affaires.

Tout à coup un soldat anglais, qui était resté dehors pour empêcher la fuite de Corcoran, entra brusquement dans la pagode en criant :

« Voici l’ennemi qui arrive !

— Quel ennemi ! demanda Robarts. C’est le colonel Barclay qui nous envoie du renfort.

— C’est Holkar, j’ai vu leurs drapeaux. »

Effectivement on entendait le galop pesant de la cavalerie.

« Que le diable l’emporte ! pensa Robarts. Voilà dix mille livres sterling jetées à l’eau, sans compter ce qu’Holkar nous réserve. »

Et tout haut :

« Hors d’ici tous ! À cheval ! »

Toute la troupe se hâta d’obéir.

« Et maintenant, dit Robarts, sabre en main et chargeons cette canaille ! En avant pour la vieille Angleterre ! »

Puis il s’avança au grand trot dans la direction d’Holkar.