Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/1/XII

Librairie Hachette et Cie (1p. 185-191).

XII

Donnez-moi cet Anglais. — Que veux-tu en faire ?
— Le pendre. — Bien volontiers.


Pendant qu’à l’intérieur de la pagode et à l’extérieur tout le monde dormait, excepté Louison et deux factionnaires, Sougriva, suivant toujours le corridor souterrain, arriva à la grille. Mais là, on ne voyait point de serrure.

Il chercha longtemps par quel moyen on pouvait sortir, et enfin, à force de tâtonner, il poussa du pied une petite statuette qui représentait Brahma sans pieds ni mains, soutenant l’univers sur ses épaules.

La statuette grinça légèrement, tourna sur elle-même, et la grille s’ouvrit. Aussitôt Sougriva éteignit son cierge, referma sans bruit la grille, se glissa dans les broussailles et disparut pendant quelques instants.

Il avait son projet. Il fit avec précaution le tour du bivouac des Anglais qui dormaient négligemment, se fiant à la vigilance des deux factionnaires.

En rampant comme un serpent dans les jungles, il fut aperçu par l’un des coolies indiens. Celui-ci allait donner l’alarme, mais Sougriva lui fit, avec deux doigts levés de la main droite, un signe cabalistique.

Aussitôt l’autre garda le silence.

Sougriva cherchait deux choses : un cheval pour remplir son message, et John Robarts pour lui couper la tête.

Par bonheur, ce gentleman dormait paisiblement près du bivouac à demi éteint, au milieu de dix ou douze autres gentlemen dont les bras et les jambes étaient enchevêtrés de la plus pittoresque façon.

Sougriva tenait son ennemi ; mais s’il l’avait tué, toute la troupe se serait éveillée et sa mission aurait été manquée. Il consentit donc, pour le moment, à prendre patience, se promettant bien d’ailleurs de retrouver John Robarts un jour ou l’autre.

Puis il détacha avec précaution un des chevaux qui étaient entravés, lui remit sa bride, accrochée négligemment à un arbre voisin, et pour empêcher le bruit, lui enveloppa les pieds avec des morceaux d’une couverture de feutre qui se trouva là par hasard. Ensuite il s’éloigna lentement du bivouac en tenant son cheval par la bride.

Pendant ce temps le coolie indien, qui ne le perdait pas de vue, s’approcha de lui et lui dit à voix basse :

« Quel jour ?

— Bientôt ! répondit Sougriva.

— Où vas-tu ?

— Au camp d’Holkar.

— Veux-tu que je te suive ?

— C’est inutile. Reste ici ; quand j’aurai besoin de toi, je t’avertirai. La grande nouvelle arrivera avant une semaine.

— Que Siva en soit louée ! » répliqua l’Indou. Là-dessus il retourna à son poste, se coucha tranquillement près de ses camarades, et Sougriva, se mettant en selle, partit au pas d’abord, puis au petit trot, puis, quand il crut être assez loin des Anglais, au grand galop, se dirigeant vers Bhagavapour.

Il n’eut, grâce au ciel, aucun accident sur la route, et ne rencontra même personne.

Comme on s’attendait à une bataille entre Holkar et les Anglais, tous les habitants des villages situés entre le camp anglais et Bhagavapour avaient abandonné leurs maisons de peur du pillage, du meurtre, de l’incendie et de tous les autres exploits qui assaisonnent habituellement la guerre et marquent le passage des héros.

Dès que Sougriva fut arrivé aux avant-postes, on l’interrogea avec curiosité.

« Avant tout, dit-il, où est Holkar ? »

On le conduisit au palais.

Le malheureux prince était à demi couché sur un tapis, mais il ne dormait pas. Depuis l’enlèvement de sa fille il n’avait eu qu’une seule pensée, et dans son désespoir il avait failli se poignarder lui-même ; mais le désir de la vengeance le soutenait encore.

« Qui es-tu ? dit-il en soulevant sa tête appesantie. Quel nouveau malheur viens-tu m’annoncer ?

— Seigneur Holkar, dit le messager ; reconnaissez-moi. Je suis Sougriva, l’ami de Tantia Topee et le vôtre.

— Ah ! Tantia Topee ! Il arrivera trop tard !… Et d’où viens-tu, Sougriva ?

— Du camp anglais.

— Tu as vu les Anglais ! s’écria Holkar ranimé par la colère. Où sont-ils ? que font-ils ? C’est à eux que je dois la perte de ma fille, de ma pauvre Sita ! »

De grosses larmes coulèrent des yeux du vieillard.

« Seigneur, dit Sougriva, votre fille est retrouvée.

— Où est-elle ? Entre les mains du colonel Barclay, ou de cet infâme Rao ?

— Elle est en sûreté, seigneur, du moins pour le moment. Ce brave Français, votre hôte, l’a retrouvée et l’a prise sous sa garde. »

En même temps Sougriva fit en peu de mots le récit de la fuite de Corcoran et de Sita.

« Il n’y a pas un moment à perdre pour les secourir, dit-il en terminant. Demain matin les Anglais peuvent recevoir du renfort, et alors il faudrait livrer une véritable bataille dont le succès est incertain.

— Bien ! dit Holkar. Appelle Ali ! »

Ali, qui veillait, le sabre nu, derrière la porte, entra sur-le-champ.

« Ali, dit le prince, fais sonner le boute-selle pour la cavalerie. Qu’avant une demi-heure tout le monde soit prêt à partir. »

En un clin d’œil l’ordre fut exécuté ; la trompette retentit dans les rues de la ville. Les cavaliers se rassemblèrent, et l’on se hâta de harnacher l’éléphant favori d’Holkar.

« C’est celui sur lequel elle aimait à monter, dit le malheureux père… Toi, Sougriva, prends un cheval et sers-nous de guide.

— Au moins, seigneur, dit l’Indou, en échange du service que je vous rends, vous m’accorderez une grâce.

— Dix ! cent ! mille ! la moitié de mes États si tu me fais retrouver ma fille ! s’écria Holkar.

— Non, seigneur, je n’ai pas tant d’ambition. Ce que je veux, c’est la vie du lieutenant John Robarts.

— Tu veux sauver ce Feringhee.

— Moi ! s’écria Sougriva en riant d’un rire sauvage, le sauver ! Que je sois à jamais privé de la vue de Wichnou, si j’ai pensé à sauver un Anglais !

— Oh ! alors, c’est facile, dit Holkar. Je te le donne, et dix autres avec lui. »

En même temps, pendant qu’on achevait les préparatifs du départ, il fit quelques questions à Sougriva sur la force et la position de l’armée anglaise.

« Seigneur, dit l’Indien, j’ai tout vu. Avant-hier au soir, je sortis de Bhagavapour afin de rendre visite au 21e régiment de cipayes, où j’ai des amis et des intelligences. Comme j’étais sous l’habit d’un mendiant, aucun des habits rouges ne s’occupa de moi. On me laissa tranquillement errer dans le camp, et réciter mes prières à Wichnou. C’est alors que je pus parler à plusieurs cipayes, dont l’un est sergent et affilié à notre conspiration. Ah ! seigneur, c’est un plaisir de voir comme ils haïssent et méprisent ces maudits Anglais !… Tout en eux est horrible ! Leurs blasphèmes, leur voracité, leur habitude de manger des mets consacrés, leur impiété, les sermons de leurs prêtres, la brutalité des chefs, la sévérité de la discipline… Croiriez-vous, seigneur, qu’ils font fouetter des brahmines, des hommes de haute caste, comme de jeunes enfants ?…

« Enfin, en quelques heures, je fus au courant de tout, je donnai le mot d’ordre à tout le monde, et j’allais partir, lorsque je vis arriver au camp la princesse Sita, votre fille, enlevée par ce traître Rao. »

À ce souvenir, Holkar poussa un profond soupir.

« Oh ! dit-il, quand je pense que j’ai tenu ce misérable à mes genoux, que je pouvais le faire empaler, et que je ne l’ai pas fait ! Partons ! » ajouta-t-il.

En même temps il se mit en selle et s’élança au grand trot, suivi de deux régiments de cavalerie.

Comme la distance qui séparait Bhagavapour de la pagode où Corcoran soutenait un siège était à peine de trois lieues de France, Holkar arriva un peu après le point du jour sur le champ de bataille.