Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/1/XI

Librairie Hachette et Cie (1p. 179-184).

XI

Sortie des assiégés.


Il y eut un moment de pénible anxiété. Louison avait poussé un rugissement sourd en recevant la décharge et s’était aplatie le ventre contre terre. Était-elle morte ou blessée ? ou feignait-elle de l’être pour rendre la sécurité à ses ennemis ? Corcoran regardait par la fenêtre et ne distinguait rien. De leur côté, les Anglais ne paraissaient pas fort rassurés. Postés en cercle autour de la pagode, à cinq ou six pas l’un de l’autre, ils rechargeaient leurs carabines, tout prêts à faire feu de nouveau.

Tout à coup un cri de détresse retentit dans le silence de la nuit. Louison, rampant dans les ténébres, avait forcé la ligne des chasseurs, renversé l’un d’eux, l’avait saisi par devant, et, enfonçant ses dents au plus profond de la cuisse de l’Anglais, le rapportait à sa gueule vers la pagode.

Aussitôt Corcoran se précipita vers la brèche, fit lâcher prise à Louison, sur qui personne n’osait tirer, de peur de blesser ou de tuer l’homme qu’elle emportait, et fit rentrer Louison, en rendant au malheureux sa liberté.

Mais le pauvre diable ne fut pas d’abord très-sensible à la générosité du vainqueur, car il avait la cuisse broyée par les dents de la tigresse, et il était évanoui.

« Messieurs, cria Corcoran après l’avoir dépouillé de sa carabine, de son revolver et de ses munitions, vous pouvez venir reprendre votre ami. Il n’est que blessé.

— Chien de Français ! cria John Robarts, qui envoya aussitôt chercher le blessé par deux de ses compagnons et le fit transporter en sûreté, chien de Français, sont-ce là des armes et des alliés dignes d’un gentleman ?

— Mais, chien d’Anglais ! répliqua Corcoran, pourquoi êtes-vous cinquante ou soixante contre moi ? Et pourquoi venez-vous me fusiller, quand je ne demande qu’à vivre en paix avec vous et avec la terre entière ? »

Tout en parlant il réparait la brèche faite à la porte, et entassait, avec le secours de Sougriva, tout ce qui pouvait servir à former une barricade.

« Or ça, dit ensuite Corcoran, voyons si le vin de ces hérétiques est bon… C’est du claret… Remercions Brahma et Wichnou… Je craignais que ce ne fût une bouteille de pale ale de la fabrique de M. Alsopp… Dieu soit loué ! Le pâté est excellent… mangez, Sita… Et toi, Sougriva, ne ménage rien. Demain matin nous serons tués ou délivrés…

— Seigneur capitaine, dit Sougriva, ayons bonne espérance…, je viens de faire une découverte.

— Laquelle ?

— Tout à l’heure, en cherchant une planche pour boucher cette maudite brèche qu’ils ont faite à la porte d’entrée, j’ai senti que je mettais le pied sur une trappe.

— Eh bien ?

— Seigneur capitaine, cette trappe doit conduire à quelque souterrain, et le souterrain a peut-être une issue sur la campagne. Dans ce cas, nous sommes sauvés.

— Sauvés, dis-tu ?… Toi, oui ; mais Sita, non. Tu vois bien que la pauvre enfant est à bout de forces et hors d’état de marcher…

— Seigneur, si je trouve le souterrain comme j’ai trouvé la trappe, et si ce souterrain aboutit, comme je l’espère, en rase campagne, Holkar sera averti dès le milieu de la nuit. »

Corcoran se leva aussitôt.

Sougriva ne s’était pas trompé. Sous la trappe, qu’il souleva avec beaucoup de peine, derrière l’autel de Wichnou, se trouvait un escalier de trente marches.

« Descends seul, dit Corcoran, il faut que je veille. »

Par bonheur, il avait dans sa poche un briquet et il parvint à allumer un des cierges de l’autel. Sougriva le prit et descendit avec précaution. Au bout de quelques minutes il revint.

« Le souterrain est un corridor, dit-il, et ce corridor aboutit à une grille, à cent pas d’ici, derrière le bivouac des Anglais. Je suis sûr maintenant d’arriver à Bhagavapour, si quelque tigre ne rôde pas sur la route.

— Souviens-toi, dit Corcoran, que si la nuit est tranquille, la matinée sera orageuse, et dis à Holkar de se hâter.

— Sougriva, ajouta la belle Sita, dis à mon père, Holkar, que sa fille est sous la garde du plus brave et du plus généreux des hommes. Et vous, capitaine, dormez un instant, c’est à moi de veiller sur nous… »

Sougriva se prosterna, éleva ses mains en forme de coupe et partit.

Corcoran, resté seul avec la fille d’Holkar, s’assit près d’elle et lui dit :

« Chère Sita, je me souviendrai longtemps du bonheur que je goûte ce soir près de vous…

— Seigneur Corcoran, répondit la princesse, il me semble que j’ai toujours vécu ainsi, et que ma vie passée, si paisible et si douce, n’était qu’un rêve auprès de ce que j’ai vu et senti depuis hier.

— Et qu’avez-vous senti ? demanda le Breton.

— Je ne sais, répondit-elle naïvement. J’ai eu peur. J’ai cru qu’on voulait me tuer. J’ai cru que je me tuerais moi-même pour échapper à cet infâme Rao ; j’ai espéré vivre, en vous retrouvant dans le camp anglais, et j’en ai été sûre quand j’ai vu avec quel courage et quel sang-froid vous aviez bravé tous les dangers. »

Corcoran souriait en écoutant ces paroles naïves.

« Quelle fille charmante ! pensait-il, et qu’il vaut mieux passer la nuit dans cette pagode en causant paisiblement de Brahma, de Siva et de Wichnou (malgré la présence des Anglais et leurs carabines), que de chercher sottement le propre manuscrit du seigneur Manou, le plus sage des Indiens, et celui que respecte le plus l’Académie des sciences de Lyon… Ah ! il n’est rien de tel au monde que de sauver les belles princesses ou de donner sa vie pour elles. »

Pendant ces réflexions le sommeil venait. Le danger ne paraissait pas d’ailleurs très-grand, à cause de la fatigue des Anglais.

Enfin Louison veillait, ou si elle dormait c’était d’un œil, comme les chats, ses cousins germains ; et l’autre œil, à demi ouvert, distinguait les plus petits objets dans l’épaisseur des ténèbres. Enfin, à défaut de ses yeux, ses oreilles entendaient jusqu’au moindre son.

C’est pourquoi, voyant que tout était tranquille, et que Sita elle-même succombait à la fatigue, Corcoran s’étendit sur une natte et dormit jusqu’au jour.