Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran/1/XIV

Librairie Hachette et Cie (1p. 209-216).

XIV

Comment l’assiégeant devint l’assiégé.


Quoique les deux troupes fussent fort inégales en nombre, les chances du combat étaient assez partagées.

Outre que la cavalerie anglaise, toute composée d’Européens, était fort supérieure dans les luttes d’homme à homme à la cavalerie d’Holkar, la disposition du terrain ne permettait pas à Holkar d’envelopper les Anglais et d’user de l’avantage du nombre.

La pagode était située sur une éminence, au milieu d’un jungle épais, qui s’élevait fort au-dessus de la taille d’un homme ordinaire, et au travers duquel il était impossible à un cavalier de pénétrer.

Trois chemins tracés à travers le jungle, aboutissaient à cette éminence, et ces chemins, assez étroits, étaient faciles à défendre. Une fois engagée dans ces défilés, la cavalerie d’Holkar se trouvait face à face avec les Anglais, et l’issue du combat dépendait du courage individuel plus que du nombre des combattants.

Holkar frémissait de rage en voyant ces obstacles que la nature et la disposition du terrain lui opposaient.

Au reste, le premier choc des deux cavaleries n’était pas fait pour lui donner grande confiance. Les Indiens soutinrent assez bien la première décharge ; mais quand ils virent les Anglais, — John Robarts en tête, — s’avancer sur eux au grand trot, le sabre nu, et prêts à les mettre en pièces, rien ne put retenir les fuyards.

Ils tournèrent bride sur le champ et revinrent sur la route de Bhagavapour. Là, Holkar les rallia, et leur montrant le petit nombre des Anglais, leur rendit la confiance et l’audace.

John Robarts, emporté par son ardeur, voulut pousser plus loin son avantage et crut mettre ses ennemis en déroute ; mais arrivé sur la grande route, à l’entrée d’une vaste plaine où Holkar pouvait l’envelopper sans peine, il changea de dessein et revint sur ses pas au petit trot.

Holkar le poursuivit mollement.

Sougriva s’approcha de lui.

« Je n’entends rien, dit Holkar. Est-ce que Corcoran aurait péri, ou bien serait-il prisonnier avec ma fille ?

— Seigneur, dit Sougriva, je vais m’en assurer. À coup sûr, votre fille est vivante, car les Anglais ont trop d’intérêt à la garder pour toucher à un seul cheveu de sa tête, et quant au capitaine, je l’ai vu à l’œuvre, et la balle qui doit le tuer n’est pas encore fondue. »

Comme il finissait de parler, on entendit une grande clameur poussée par les Anglais. C’était Corcoran qui s’échappait de la pagode, précédé de Louison et de la belle Sita. Le Breton faisait l’arrière-garde.

En voyant les Anglais sortir de la pagode, il s’était bien douté de l’arrivée d’Holkar ; mais comme il n’avait pas grande confiance dans la valeur des malheureux Indous, il n’espérait pas être délivré de vive force. Avant de rien tenter, il voulut consulter Sita.

« Nous sommes à cinq cents pas de votre père, dit-il, voulez-vous le rejoindre à tout prix ? »

Pour toute réponse, elle se tint prête à le suivre.

« Faites bien attention ! dit Corcoran, la bataille est commencée, et les balles ne connaissent personne, je vais lancer Louison en avant dans le chemin de gauche qui est à peine gardé… À la vue de Louison, les cinq ou six cavaliers qui sont là en éclaireurs s’écarteront, vous ne pouvez en douter… Vous suivrez Louison, et moi je vous suivrai. »

Et, en effet, profitant de la distraction des Anglais, dont toute l’attention était tournée du côté d’Holkar, tous trois traversèrent heureusement l’espace découvert qui les séparait du jungle, s’engagèrent dans les broussailles, et guidés par le bruit des coups de feu, rejoignirent sains et saufs Holkar et sa cavalerie.

En revoyant sa fille délivrée, Holkar, plein de joie, la serra dans ses bras, et se tournant vers Corcoran :

« Ah ! capitaine, dit-il, comment ferai-je pour m’acquitter envers vous ?

— Seigneur Holkar, répliqua le Breton, aussitôt que vous aurez quelque loisir je vous prierai de chercher avec moi le fameux manuscrit des lois de Manou que l’Académie de Lyon redemande à cor et à cri : mais aujourd’hui nous avons d’autres affaires. Si vous m’en croyez, nous allons faire retraite vers Bhagavapour. L’armée anglaise doit être en marche, à l’heure qu’il est, sous le commandement du colonel Barclay ; il ne faudrait pas beaucoup de temps à un officier plus actif pour nous couper la retraite… Partez, et partez vite !…

— Et vous ? demanda Holkar.

— Oh ! moi, c’est autre chose… Si vous voulez me laisser un de vos deux régiments, je vous promets d’enfermer John Robarts dans la pagode et de l’enfumer comme un renard. Ah ! il voulait me fusiller, ce gentleman ! Eh bien, je vais, moi, lui apprendre à vivre. »

Cette idée plut beaucoup à Holkar.

« Capitaine, dit-il à Corcoran, c’est à vous d’accompagner Sita, et à moi de couper la gorge à John Robarts !

— En toute autre occasion, j’accompagnerais Sita avec plaisir ; mais aujourd’hui, je n’en ferai rien… Robarts m’a provoqué, je suis tout à Robarts !

— Eh bien ! dit Holkar, je reste.

— Au moins, ajouta Corcoran, envoyez des éclaireurs au-devant des Anglais, afin d’être prévenu de leur arrivée. »

Et, en effet, Sougriva fut chargé, avec une trentaine de cavaliers, de surveiller les mouvements de l’ennemi.

« Maintenant, dit Corcoran, que Sita monte dans son palanquin, et que l’éléphant soit retenu sous bonne garde, hors de la portée des balles, et en avant sur ce maudit Robarts ! »

Animés par l’exemple d’Holkar et du capitaine qui marchaient au premier rang, les Indous s’avancèrent assez fièrement à la rencontre de l’ennemi. Celui-ci, de son côté, fit retraite.

John Robarts, dès l’arrivée d’Holkar, avait envoyé un soldat qui devait rejoindre le colonel Barclay et l’avertir du danger de son lieutenant.

Dès qu’il vit que Corcoran s’était échappé, il devina que sa position allait devenir très-critique. Aussi, sans attendre d’y être forcé, John Robarts chercha un asile dans la pagode qui avait servi de forteresse à Corcoran.

Il répara tant bien que mal les brèches que sa propre troupe avait faites. Il releva et referma la porte, entassant des meubles de toute espèce pour la barricader.

Quand les soldats d’Holkar parurent, quarante-trois carabines anglaises se montrèrent à travers les meurtrières et firent une décharge générale. Il y eut quelques morts et dix blessés parmi les Indous, et ce début fâcheux refroidit un peu leur ardeur.

« Je promets mille roupies, dit Holkar, au premier qui mettra le pied dans la pagode. »

Mais cette offre ne tenta personne. Les malheureux Indous se voyaient exposés, sans abri, à un feu terrible. Au contraire, l’ennemi était à couvert.

« Voyons, dit Corcoran à Holkar, il faut donner l’exemple, car ces pauvres diables ont une peur terrible d’aller voir Brahma et Wichnou face à face. »

Il mit pied à terre, et, suivi d’une vingtaine d’hommes, alla ramasser le tronc d’arbre qui avait déjà servi aux Anglais contre lui. Il le poussa comme un bélier contre la porte de la pagode, qui céda du coup et fut à demi renversée sur la barricade qui la soutenait par derrière.

À cette vue, les Indous poussèrent un cri de joie ; mais cette joie fut courte, car les carabines anglaises s’abaissèrent de nouveau dans la direction des assaillants, et cette fois à une si courte distance, que les plus braves s’arrêtèrent n’osant franchir cette redoutable brèche.

Corcoran, qui vit leur hésitation, se hâta de commander le feu ; mais une double décharge enveloppa les combattants d’un nuage de fumée. Cinq Anglais étaient renversés, morts ou mourants. Dix ou douze Indous avaient eu le même sort. Le reste, découragé par ce mauvais succès, inclinait visiblement vers la retraite. Holkar lui-même paraissait indécis.

« Ah ! pensa le Breton en soupirant, si j’avais seulement avec moi deux ou trois bons matelots du Fils de la Tempête, comme nous monterions tout de suite à l’abordage ! mais avec ces poules mouillées, il n’y a rien à faire. Encore, dit-il à Holkar, si vous aviez amené un canon !

— Mais, répliqua Holkar, si nous mettions le feu à la pagode ? Qu’en dites-vous ?

— J’aurais aimé, dit Corcoran, oui, j’aurais aimé à prendre vivant ce gentleman mal élevé qui voulait me faire fusiller… Enfin ! puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement, grillons-le. »

Aussitôt les Indous se hâtèrent de couper les herbes sèches du jungle et de les entasser tout autour de la pagode. Mais, au moment où l’un d’eux y mettait le feu, on entendit quelques coups de fusil dans le lointain.

À ce bruit, Corcoran et Holkar prêtèrent l’oreille.

« Laissez là ces Anglais et votre vengeance, dit le Breton, et reprenons au grand trot le chemin de Bhagavapour ; ces coups de feu doivent venir de l’avant-garde de Barclay. »

Au même instant Holkar donna ordre de tourner bride, de revenir sur la grande route, de se former en bataille et d’attendre là les événements.