Aventures merveilleuses de Huon de Bordeaux/VII


VII. LE SEIGNEUR DE TORMONT




Les chevaliers se remettent en marche. Je ne vous raconterai pas leurs journées. Un soir, au coucher du soleil, ils virent se dresser devant eux des murailles et des tours.

— Ah ! dit Géreaume, nous sommes en grand péril ; voilà la cité de Tormont.

— Ne craignez rien, dit Huon, il ne nous y arrivera pas de malheur.

Comme ils allaient entrer dans la ville, ils rencontrèrent un sergent.

— Ami, dit Huon, que le Dieu qui est mort pour nous racheter te protège !

Le sergent les regarde avec étonnement.

— Seigneurs, dit-il, qui me saluez au nom du vrai Dieu, je vous salue de même ; mais, je vous en prie, parlez bas. Si on vous entendait, vous risqueriez la vie. Je crois au même Dieu que vous, mais je n’ose pas le dire.

— Ami, dit Huon, dis-moi, qui donc est maître de cette cité ?

— C’est le duc Eudes. Il a jadis été chrétien ; mais il a renié sa foi, et maintenant il est si plein de rage que s’il peut tenir un chrétien, il le fait pendre ou emprisonner.

— Ami, dit Huon, je ne le crains pas ; mais, dis-moi, pourrons-nous trouver à nous loger dans cette ville ? Nous allons à la mer Rouge, et nous cheminons depuis bien des jours ; nous avons besoin d’un peu de repos.

— Beau sire, n’entrez pas dans cette ville, croyez-moi. Si le duc vous y sait, il vous fera jeter dans sa prison, où il y a déjà six-vingts chevaliers chrétiens. Si vous allez à la mer Rouge, je connais un autre chemin, et je m’offre à vous y conduire.

— Sire, dit Géreaume, faites ce qu’il vous dit.

— Jamais, dit Huon. Le soleil va se coucher ; ce serait folie de ne pas entrer dans une ville où l’on peut trouver un bon souper et un bon lit.

— Puisque vous le voulez, dit le sergent, je vous mènerai chez un prud’homme où vous serez bien hébergés et nourris. C’est le prévôt Hondré. Il croit en Dieu comme nous.

— Merci, ami, dit Huon ; nous te suivons.

Ils entrèrent dans la ville et arrivèrent à l’hôtel de Hondré ; le prévôt était assis sur son pont. Huon le salua au nom de Dieu.

— Franc chevalier, dit le prévôt en se levant, soyez le bienvenu ; mais, je vous en prie, ne parlez pas si haut ! Si on vous entendait, nous serions en grand danger. Si vous voulez demeurer avec moi, je vous abandonne toutes les richesses de ma maison, et le pain et la viande et le vin vieux et l’hypocras et les peaux de martres et d’hermines et cent chevaliers qui pourraient pendant deux ans soutenir un siège. J’ai dans mon hôtel assez pour ne pas en sortir pendant tout ce temps.

— Que Dieu, dit Huon, vous récompense de votre courtoisie !

Ils descendirent de leurs chevaux, que des sergents conduisirent aux écuries, et ils montèrent dans le riche palais. Quand ils furent un peu reposés, Huon appela le vieux Géreaume.

— Sire Géreaume, hâtez-vous : prenez un bon crieur, allez par les rues de cette ville, et faites crier partout que, s’il y a de joyeux compagnons, de pauvres bacheliers, des ménestrels aimant à bien vivre, ils viennent souper ce soir à l’hôtel du bon prévôt Hondré, et que je leur donnerai à tous à grande foison, et sans qu’ils aient à payer d’écot, et pain et viande et vin vieux et hypocras. Puis vous irez chez les panetiers et vous me ferez apporter tout le pain, chez les bouchers et vous me ferez apporter toute la viande, chez les poissonniers et vous me ferez apporter tout le poisson frais et salé. Ne marchandez rien et donnez largement tout ce qu’on vous demandera.

— Beau sire, dit l’hôte, j’ai dans ma maison des provisions en abondance et j’ai tout mis à votre disposition.

— Hôte, dit Huon, Dieu me préserve de rien vous coûter ! J’ai des deniers plus que je n’en puis dépenser ; et puis, sachez-le, j’ai un hanap qui fournirait du vin à tous ceux qui sont vivants et encore à tous ceux qui sont morts.

Hondré le regarda avec étonnement, se demandant s’il se moquait de lui. Huon eut alors une pensée dont il devait cruellement se repentir : il ôta de son cou son cor d’ivoire.

— Hôte, dit-il, faites-moi un plaisir : gardez-moi ce cor jusqu’à demain, vous me le rendrez si j’en ai besoin.

— Volontiers, dit le prévôt.

Il prit le cor et alla le serrer dans un coffre.

Le vieux Géreaume, qui savait parfaitement le sarrasinois, monta sur son cheval ; il prit un crieur et fit crier par toutes les rues de la ville que, s’il y avait de joyeux compagnons, de pauvres bacheliers, des ménestrels aimant à bien vivre, ils vinssent souper ce soir à l’hôtel du bon prévôt Hondré ; qu’on leur donnerait à tous à grande foison, et sans qu’ils eussent à payer d’écot, et pain et viande et vin vieux et hypocras. La nouvelle se répandit dans la ville. Vous pensez la joie que firent les compagnons ! Qui les aurait vus accourir de toutes parts en aurait eu le cœur réjoui. En moins d’une heure il y en avait plus de quatre cents qui avaient franchi le pont de l’hôtel. Cependant Géreaume était allé chez les panetiers, chez les bouchers et chez les poissonniers. Tout le pain qu’il avait trouvé et toute la viande et tout le poisson frais et salé, il avait tout fait porter chez le prévôt.

Dans la grande salle de l’hôtel, on avait dressé les tables, et les pauvres gens s’assirent tout autour. Huon, et l’hôte, et le vieux Géreaume, et les douze chevaliers, les servaient. Huon tenait le bon hanap ; il l’emplissait sans cesse et versait le vin dans toutes les coupes. Tous le regardaient émerveillés et juraient qu’ils n’avaient jamais bu de vin pareil.


Quand le sénéchal du duc Eudes sortit pour acheter le souper de son maître, il ne trouva ni pain chez les panetiers, ni viande chez les bouchers, ni poisson chez les poissonniers.

— Ah ça, dit-il, est-ce que le diable a passé par ici ?

— Seigneur, répondent les marchands, c’est un vieillard à barbe blanche qui est venu et nous a tout acheté. Il ne marchandait rien et payait largement tout ce que nous demandions.

— Et où vous a-t-il fait porter tout cela ?

— Chez le prévôt Hondré.

Plein de colère, il rentra au palais du duc.

— Sire, lui dit-il, je ne sais comment vous souperez : il y a des gens qui sont venus, qui ont enlevé toutes les provisions du marché et les ont fait porter chez Hondré, votre prévôt.

Comme il parlait, entra tout effaré un des espions que le duc entretenait dans la ville.

— Sire, dit-il, il y a chez votre prévôt un chevalier qui a invité à souper tous les ribauds de la ville. Il leur donne à manger largement et il leur sert du vin qui sort d’un hanap qu’il possède, comme l’eau sort d’une fontaine. Il a beau le vider sans cesse, il se remplit toujours, et de vin pareil à celui qu’il verse, je n’en ai jamais goûté.

— Par Mahomet ! dit Eudes, voilà un hanap qui me viendrait bien à propos. Je vais aller voir cet insolent qui ose m’enlever mon souper. Il ne se louera pas d’être entré dans ma ville.

Il s’arme, et trente chevaliers avec lui et marche en hâte vers l’hôtel de Hondré.

Il trouve le pont baissé et la porte ouverte et monte les degrés de la salle.

— Ah ! dit le prévôt, nous sommes perdus ! Voici le duc qui semble en grande colère. Si Dieu n’a pitié de vous, vous allez être tué avec vos hommes.

— Ne craignez rien, dit Huon ; laissez-moi lui parler.

Il s’avance à la rencontre du duc, et, le saluant :

— Sire duc, lui dit-il, au nom de Dieu, soyez le bienvenu !

— Ne m’approche pas, vassal, dit le duc : tu es chrétien, et par Mahomet je vais te traiter comme je traite tes pareils.

— Sire, dit Huon, que gagnerez-vous à nous faire tuer ? Nous ne vous avons fait aucun tort : que nous réclamez-vous ?

— Il suffit que vous soyez chrétiens pour mériter la mort. Mais d’abord dis-moi, que signifie cette assemblée que tu as faite ? Pourquoi as-tu invité tous ces truands à ton souper ?

— Sire, dit Huon, j’ai à remplir une mission périlleuse ; au delà de la mer Rouge, et j’ai voulu offrir à souper à ces pauvres gens en l’honneur de Dieu, pour qu’il me ramène sain et sauf.

— Eh bien ! dit Eudes, tu as fait un bien mauvais marché, car tu ne souperas pas une autre fois dans ta vie.

— En attendant, dit Huon, soyez raisonnable : vous n’avez pas soupé ; désarmez-vous ainsi que vos hommes et lavez vos mains : je vous donnerai à manger du pain, de la viande et du poisson frais et salé, et je vous servirai du meilleur vin que vous ayez jamais bu. Quand nous aurons soupé, nous parlerons de nos affaires.

— Ma foi, dit Eudes, tu as raison. Désarmez-vous, dit-il à ses hommes, et soupons, puisqu’on nous y invite ; aussi bien, chez nous, n’avons-nous rien à nous mettre sous la dent.

Ils se désarment, ils lavent leurs mains dans les grands bassins qu’on leur présente, et, les pauvres gens ayant fini leur souper, prennent place à la table avec Huon et le vieux Géreaume et les douze autres chevaliers et le bon prévôt.

À la fin du repas, Huon se lève et prenant le hanap d’or :

— Sire duc, dit-il, vous voyez ce hanap : il est vide ; eh bien ! regardez !

Il fait la croix et le hanap se remplit d’un vin écumant. Il le présente à son oncle, mais dès qu’Eudes le saisit, le vin s’enfuit.

— C’est de la sorcellerie ! s’écrie Eudes.

— Non, dit Huon ; c’est l’effet de votre méchanceté. Posez-le : vous ne goûterez jamais du vin qu’il donne.

— Vassal, s’écrie Eudes, tu es bien hardi de me parler ainsi dans ma propre ville ! Je pourrais te faire tuer sans que personne osât te défendre ; mais dis-moi d’abord d’où tu viens et de quel pays tu es.

— Je ne vous le cacherai pas, dit Huon : je suis né à Bordeaux.

— À Bordeaux ? Et qui est ton père ?

— En vérité, dit Huon, il s’appelait Seguin. Que Dieu lui pardonne ses péchés ! il est mort il y a plus de sept ans.

— Le fils de mon frère ! s’écrie Eudes. Et que cherchais-tu ailleurs que chez moi ? Mais, dis-moi, beau neveu, que fais-tu ici et où vas-tu ?

— Je vais au delà de la mer Rouge ; je vais porter un message à l’amiral Gaudise. C’est l’empereur Charlemagne qui m’y envoie, parce que j’ai tué son fils Charlot. Il m’a enlevé mon héritage, et ne me le rendra que si je lui rapporte la réponse de l’amiral.

— Beau neveu, dit Eudes, moi aussi, jadis, j’ai été banni de France. Mon aventure m’a amené ici ; j’ai renié la chrétienté, je me suis marié, et par ma femme j’ai de grandes terres et des châteaux et la ville où nous sommes. Viens à mon hôtel, et dors cette nuit sous mon toit. Demain au matin je te ferai escorter par mes chevaliers, qui ne te seront pas inutiles, car il y a de mauvais pas à passer sur ta route.

— Sire, dit Huon, volontiers, et que Dieu vous en sache gré !

— Vous vous en repentirez, lui dit Géreaume.

— À coup sûr, dit le prévôt Hondré.

Mais, Huon ne les écoute pas. Il fait porter tous ses bagages au palais. Il n’oublie pas le bon hanap, mais le cor est resté dans le coffre où le prévôt l’avait mis.

La nuit se passa sans encombre, et le lendemain, de bonne heure, Huon vint demander congé à son oncle.

— Beau neveu, dit Eudes, attends encore un peu et prends un repas chez moi. Pendant ce temps, je réunirai les chevaliers qui doivent t’accompagner.

— Comme vous voudrez, sire oncle, répondit Huon.

Pendant qu’on mettait les tables, Eudes appela un chevalier qu’il avait amené de France et qui avait renié Dieu comme lui.

— Geoffroi, lui dit-il, écoute-moi. Va dans ma salle d’armes et fais armer six-vingts païens. Tu les feras entrer pendant le repas, et ils tueront ce Français et tous les siens. S’il t’échappe, tu as perdu mon amitié.

— Soyez tranquille, répondit Geoffroi ; il ne sortira pas vivant d’ici.

Geoffroi entra dans la salle où étaient amassés les hauberts et les heaumes et les épées tranchantes ; il regarda ces armes et se mit à soupirer :

— Hélas ! dit-il, comment Dieu pourra-t-il jamais me pardonner ? Il faut que cet homme ait le cœur bien pervers, de vouloir tuer en trahison le propre fils de son frère ! Le duc Seguin m’a fait jadis une grande bonté, je me le rappelle, à un tournoi où nous étions ensemble : j’aurais été tué s’il ne m’avait protégé. Ce qu’il m’a fait jadis, je veux le rendre à son fils. Que Dieu me confonde si je lui fais du mal ! C’est Eudes qui sera puni de sa trahison.

Geoffroi avait toutes les clefs du château ; il descendit dans la chartre où six-vingts Français étaient enfermés.

— Seigneurs, dit-il, écoutez-moi. Dieu vous offre aujourd’hui la délivrance. Si vous avez du cœur, elle est à vous. Tous répondirent :

— Par Dieu ! dites-nous ce qu’il faut faire ; il n’y en a pas un qui vous fera défaut.

— Bien, dit Geoffroi. Écoutez. Il y a dans ce palais un noble damoiseau qui est de France comme nous, fils du duc Seguin de Bordeaux. Eudes est son oncle et veut le tuer ; mais, par le Dieu vivant, si vous voulez m’aider et vous venger du mal qu’il vous a fait, c’est le traître qui y laissera la vie.

— Seigneur, s’écrient-ils tous, comptez sur nous.

— À la bonne heure, dit Geoffroi ; suivez-moi donc.

Il les emmena dans la salle d’armes et leur montra les armures. Tous, en grande hâte, revêtirent les hauberts, coiffèrent les heaumes, ceignirent à leur côté les brands d’acier ; Geoffroi les conduisit vers la salle où Huon mangeait avec son oncle.

Le repas finissait ; Huon se leva et, s’adressant à son oncle :

— Eh bien ! lui dit-il, vos chevaliers sont-ils prêts ?

— Il s’agit de bien autre chose, dit le duc Eudes. Par Mahomet ! tu ne m’échapperas pas. Sache, mon neveu Huon, que voilà le dernier jour que verront tes beaux yeux. Entrez, mes chevaliers, frappez-le : s’il vous échappe, c’est vous qui paierez pour lui.

Huon se recula et tira l’épée qu’il avait au côté ; mais quand les portes s’ouvrirent, ce fut Geoffroi qui entra avec ses Français.

— Montjoie ! s’écria-t-il. Frappez, barons, sur ces mécréants !

Les Français s’avancent, et les Sarrasins ont beau s’enfuir de tous côtés, ils leur coupent bras et têtes. Eudes, voyant qu’il est trahi, s’élance vers une fenêtre ; Huon le suit, l’épée à la main, mais avant qu’il eût pu l’atteindre, le traître avait sauté dans le fossé.

Nos Français sont maîtres du grand palais ; ils tuent tous les Sarrasins qu’ils y trouvent, ils en jettent plus de cent dans les fossés, puis ils ferment les portes, ils lèvent le pont ; alors ils se regardent, se reconnaissent, ils se baisent et s’embrassent, ils mènent grande joie dans le palais ; mais c’est une joie qui devait avoir peu de durée.

Eudes le traître sonne son cor d’appel ; en peu de temps quatre cents païens sont autour de lui et lui demandent :

— Qu’y a-t-il, gentil sire ?

— Seigneurs, dit Eudes, ces maudits Français se sont emparés de mon palais. Qu’on m’amène mes grands engins de siège, mes pierrières et mes mangonneaux.

On les amène, on les dresse devant les murs : ils lancent des pierres grosses comme des muids ; de toutes parts les murs sont entamés : déjà une des tours s’écroule avec grand fracas.

— Hélas ! dit Huon, nous sommes perdus : j’ai laissé mon cor d’ivoire chez le prévôt !

— Huon, dit Géreaume, c’est votre légèreté qui a causé notre perte. Comment avez-vous pu vous fier à ce traître ?

Cependant le bon prévôt Hondré s’était approché du duc Eudes.

— Sire, dit-il, à quoi pensez-vous, de détruire votre palais de vos propres mains ? Promettez à ce jeune homme, s’il veut abandonner le palais, que vous le laisserez partir sain et sauf. C’est le fils de votre frère, songez-y.

— Prévôt, dit le duc, vous avez raison. Allez le trouver et dites-lui qu’il peut s’en aller s’il le veut.

Mais tout bas il dit :

— Par le Dieu qui fait croître le blé, — c’est Mahomet. — si je le tiens une fois, il sera pendu.

Le prévôt s’approche du fossé et crie de sa voix la plus haute :

— Sire Huon, un mot, s’il vous plaît.

— Qui êtes-vous ? dit l’enfant.

— C’est moi, sire Huon, le prévôt Hondré.

— Hôte, que venez-vous me dire ?

— Je viens vous dire que, quelque offre qu’on vous fasse, il ne faut pas quitter le palais, car soyez sûr que si ce traître vous tient, il vous fera pendre.

— Merci, cher hôte, dit Huon ; mais écoutez-moi et, au nom de Dieu, prenez pitié de moi ; car si vous ne m’aidez pas, je suis mort. Je vous avais confié mon cor d’ivoire : si je l’avais, j’aurais tout trouvé. Ah ! gentil hôte, allez me le chercher et apportez-le moi, ou je suis perdu.

— Le voici, dit le prévôt Hondré ; je l’avais apporté sous mon manteau.

Il le lui fait porter par son sergent. Huon saisit le cor d’ivoire, il le met aussitôt à sa bouche et il le sonne à longue haleine. Tous ceux qui assaillaient le palais commencent à chanter et à baller ; autant en font les chrétiens dans le palais. Huon corne toujours, il ne s’arrête pas.

Auberon, dans sa cité de Monmur, entend le son du cor.

— Dieu ! dit-il, j’entends l’appel de mon ami, l’homme le plus loyal qui soit né d’une femme. Il est en grand péril, et je l’aime tant à cause de sa grande loyauté que je ne l’y laisserais pour rien au monde. Je me souhaite auprès de lui avec cent mille hommes armés en ma compagnie.

Il ne l’avait pas plutôt dit qu’il y fut. Les Sarrasins s’émerveillent et s’épouvantent de voir de tous côtés les rues s’emplir de chevaliers inconnus. Ils ne savent d’où ces gens peuvent sortir.

Auberon apparaît dans la grande salle du palais ; Huon le voit et s’élance vers lui.

— Sire, dit-il, soyez le bien trouvé ! C’est une grande bonté qui vous fait venir de si loin à mon secours.

— C’est l’amitié que je t’ai vouée, dit Auberon ; elle ne te manquera jamais, pourvu que tu gardes ta loyauté.

— Sire, dit Huon, que Dieu vous en sache gré !

Cependant les chevaliers de féerie parcourent la ville et tuent tout sur leur passage. Mais Auberon fait crier un ban : ceux qui voudront croire en Dieu n’auront aucun mal.

Aussitôt des centaines demandent le baptême. On saisit Eudes, le mauvais traître, on l’amène au palais devant Huon.

— Beau neveu, dit-il, aie pitié de moi.

— Par ma foi, dit Huon, vous ne trahirez plus personne !

Il tire l’épée qu’il avait au côté, il lève le bras et le laisse si violemment retomber, qu’il fait voler la tête du traître. On la cloue aux créneaux du rempart.

— Ami, dit Auberon, te voilà hors de péril, et tu peux continuer ta route. Mais écoute ce que je vais te dire, et mets-le à profit : tu feras bien, et je t’en saurai gré.

— Sire, dit Huon, je vous écoute.

— Ton chemin te mène du côté du château de Dunostre, le château à la tour merveilleuse qui domine la mer Rouge. Ne t’en approche pas. C’est Jules César, mon père, qui l’a construit ; il y a mis plus de vingt ans ; jamais un homme mortel n’en vit de pareil : il y a trois cents fenêtres et vingt-cinq salles ou chambres merveilleuses ; à l’entrée, devant le pont, se dressent deux hommes faits de bronze, chacun d’eux tient un fléau de fer : hiver comme été ils battent en alternant leurs coups, si fort et si dru qu’une hirondelle ne pourrait passer entre eux sans être tuée. Dans le château demeure un géant terrible qui s’appelle Orgueilleux ; il m’a ravi le château à la tour merveilleuse et en outre mon bon haubert, qui est plus blanc qu’une fleur de pré, qui ne peut être entamé par aucune arme, qui s’adapte à la taille de qui le possède, et qui ne pèse pas plus qu’une feuille de parchemin. Huon, je te défends de t’approcher de ce château, car si Orgueilleux te voyait, tu ne pourrais échapper à la mort.

— Sire, dit Huon, sauf votre grâce, je suis venu de France pour chercher les aventures : en voilà une que j’éprouverai certainement. Je voudrais vous rendre le château qu’on vous a ravi, et je serais fort heureux de conquérir ce blanc haubert dont vous me dites tant de merveilles : il pourrait m’être d’un grand usage. Et puis, si je suis en danger, je n’aurai qu’à sonner du cor ; je sais bien que vous me secourrez.

— Ne le crois pas, dit Auberon, et ne te fie pas à cela : si malgré ma défense tu vas au château de Dunostre, tu pourras corner tant que tu voudras, je ne viendrai pas à ton aide.

— Sire, dit Huon, vous ferez ce qu’il vous plaira, et moi je ferai ce que j’ai résolu de faire.

— Eh bien ! adieu, dit Auberon ; s’il t’advient male aventure, ne t’en prends qu’à ta folie.

— Sire, dit Huon, que Dieu m’en préserve !

Mais Auberon avait disparu.

Huon resta donc maître de la cité ; tous les Sarrasins se convertirent. Il donna la ville au bon prévôt Hondré et à Geoffroi ; il les en fit seigneurs. Puis nos Français reprirent leur route, ayant chargé quinze sommiers de l’or et de l’argent qu’on leur donna. Ils prirent congé et se dirigèrent vers la mer Rouge.