Aventures fantastiques d’un canadien en voyage/05

P. R. Dupont, imprimeur-éditeur (p. 38-49).

V

l’idée de bernard.


Le souper fut silencieux, comme doit être tout souper pris dans une semblable circonstance, par une parfaite obscurité. Après le souper, Bernard se coucha au pied de l’arbre et se recueillit pendant quelques instants.

Ses trois amis le regardaient avec anxiété, attendant qu’il leur fit part de son idée.

De temps à autre, le Parisien souriait.

— Eh bien ! dit enfin Bernard.

Quoi ? demanda Dupont.

— Que disiez-vous donc, cher ami ?

— Moi ! je ne disais rien.

— Si fait, vous disiez tout-à-l’heure qu’il eût été plus prudent de déguerpir.

— Ah ! pour cela, oui.

— Et moi je vous disais que nous pouvions bien résister.

— C’est vrai.

— Eh bien ! dit Bernard, en se levant, nous pouvons bien résister à nos ennemis, même avec avantage, bien que nous ne soyons que quatre.

— Vraiment ! dit Dupont.

— Sans doute. Il nous suffira d’élever devant nous ce rempart qui est écrasé là-bas.

— Bah ! murmura Dupont, en regardant autour de lui.

— Ne cherchez pas, vous ne trouverez pas ce rempart à moins que je ne vous dise où il est.

— D’autant plus qu’il fait noir comme dans un four, murmura Williams.

— Je voudrais bien voir ce rempart, dit Dupont.

— Voici mon idée, répondit Bernard. J’ai tué il y a un instant un énorme serpent à sonnettes…

— Oh ! je comprends, s’écria le Parisien.

— Très bien.

— Mais moi, je ne comprends pas, dit Dupont, et je voudrais bien comprendre.

— Tout vient à point à qui sait attendre, déclara le Parisien. Allons au rempart !

On fit quelques pas vers le monstre qui gisait, comme on le sait près du palmier.

— Tenez, cher ami, dit Bernard, en s’adressant à Dupont, il s’agit de mettre ce serpent sur la plus grosse branche du palmier de manière à ce que, demain matin, les nègres soient effrayés de cette apparition peu agréable.

— Bien. Après ?

— Après ? Les nègres tireront peut-être quelques coups de carabines sur le monstre, mais comme l’animal est mort, il recevra les balles sans broncher.

— Bien.

— Puis, nous pourrons sans crainte prendre notre déjeuner sans nous occuper de nos brigands.

— Mais si les nègres s’aperçoivent que le serpent est mort ?

— Impossible.

— Comment cela ?

— À un moment donné, défiant toutes les balles, l’animal volera vers nos ennemis et il s’en suivra une telle débandade chez ces derniers que nous en rirons.

— Tout cela est magnifique, dit Dupont, mais le moyen de faire voler le serpent ?

— J’ai bien voyagé, dit Williams, qui commençait à douter de l’intellect de Bernard, et je n’ai jamais vu de serpents-volant.

— Vous n’avez pas encore assez voyagé, mon cher, dit le Parisien, avec le plus grand sang-froid.

— Ces messieurs comprendront certainement à mesure que nous exécuterons. Pour le présent, nous allons nous occuper de l’animal. Venez, nous avons dure besogne à faire, dit Bernard.

Les quatre amis en tâtonnant saisirent le monstre, non sans frissonner, et parvinrent à le jucher sur la forte branche de palmier avec beaucoup de difficultés, il faut l’avouer. L’animal ne tenait sur la branche que par un miracle d’équilibre.

— Ouf ! dit Dupont, quelle sale besogne ! et je voudrais bien comprendre…

Le Parisien souriait.

— Maintenant je continue à vous développer mon idée, dit Bernard. Aux premières lueurs du jour, les nègres verront certainement notre serpent. Ils en auront grande frayeur. Mais, aussitôt que nous les verrons s’approcher, nous piquons chacun notre carabine sous le ventre de l’animal et, le soutenant au-dessus de nos têtes, nous allons au devant de nos ennemis.

— Ceux-ci, voyant un tel monstre aller à eux, ainsi, dans l’air, seront étonnés, puis se sauveront en criant qu’ils ont vu le diable, dit le Parisien.

— Ah ! je comprends, s’écria Dupont.

— C’est bien heureux, vraiment.

— Vous avez là une idée merveilleuse.

— Hein ! fit le Canadien.

Trois heures s’écoulèrent pendant lesquelles les quatre amis se reposèrent, prirent quelques nourritures et firent la garde à tour de rôle.

Lorsque Bernard s’éveilla, le soleil se levait.

Son disque étincelant semblait sortir du sein même d’autres forêts que ne trouble jamais le bruit d’un pas humain ou le chant d’un oiseau.

Le ciel, d’un bleu intense au zénith, se colorait de pourpre à l’horizon. Pas un nuage au firmament. Ça et là scintillaient encore quelques étoiles et le croissant argenté de la lune fuyait par delà l’espace.

Partout, le plus profond silence.

Le silence se prolongea encore quelques minutes, puis il fut soudainement rompu par des cris de terreur ou de rage.

— Ça approche, dit Williams, en se frottant les mains.

— Il en est temps, dit Dupont, cette incertitude me pèse vraiment. Bataille ! bataille !

Et saisissant sa carabine, il l’arma vivement.

— Pas un mouvement, pas un cri, dit Bernard. Armez votre carabine, c’est bien, mais ne bougez pas, de grâce.

À peine ces paroles avaient-elles été prononcées, qu’une détonation formidable se fit entendre, et des balles sifflèrent au-dessus des quatre amis.

— On tire sur le serpent, dit le Parisien. Ah ! les niais !

— Préparez-vous, dit Bernard. Plantez votre carabine à la queue, Williams, et vous Dupont et le Parisien, plantez dans le ventre de l’animal ; moi je supporterai la tête… mais faites cela avec précaution de manière à ce que les nègres ne nous aperçoivent pas. Bien, très bien, c’est cela… Baissez-vous !

Les quatre amis avaient eu à peine le temps de se baisser qu’une seconde détonation se faisait entendre, sans heureusement toucher personne.

— Maintenant, en avant ! dit Bernard.

Le Canadien prit le devant, et supportant l’animal au-dessus de leurs têtes, les quatre aventuriers partirent au pas de course et s’avancèrent dans la direction d’où étaient venues les détonations.

Les quatre amis débouchèrent dans une petite plaine où une vingtaine de nègres, voleurs de grands chemins, étaient campés.

À cette apparition effrayante, les bandits restèrent un moment indécis puis prirent la fuite.

— Que dites-vous de ça ? Dupont, interrogea Bernard.

— Je dis que c’est joli, pourvu que ça dure.

— L’idée de Bernard nous a certainement sauvés, dit le Parisien et voici pourquoi. Nous sommes en ce moment dans une route qui nous mènera droit au lac Oméo. Près d’ici, je connais une cachette dans laquelle nous pourrons trouver un abri sûr contre toutes nouvelles attaques. Le plus difficile était de nous débarrasser un moment de nos bandits. C’est fait, il nous faut en profiter. Laissons notre serpent ici et allons… Ho ! suivez-moi !…

— Les nègres sont partis, ce me semble, dit Dupont, pourquoi donc nous sauvons-nous ?

— C’est en effet inutile d’attraper ainsi une pleurésie !… murmura Williams.

— Vous devriez savoir, mes amis, dit Bernard, que les nègres vont revenir !…

— Malpeste ! ce n’est pas encore tout à fait joli !…

— Venez ! venez, dit le Parisien, les voilà qui reviennent, et en nombre, je crois.

— Où me menez-vous ? dit Dupont.

— Venez et baissez-vous.

Ils atteignirent, moitié rampant, moitié courant le lit d’un petit ruisseau.

Ce ruisseau était si étroit qu’en certains endroits les buissons le couvraient comme une voûte.

— Halte ! dit tout à coup le Parisien, et cachons-nous sous ces buissons.

Il est certain que les bandits nous entourent comme dans un cercle. Tout à l’heure, le cercle se resserrant, les mécréants sauteront par dessus ce fossé sans nous apercevoir et nous serons alors presque libres.

Et tous quatre, dans l’eau jusqu’à la ceinture, se tinrent cachés sous les buissons.

Ce qu’avait prévu le Parisien arriva.

Quelques minutes s’étaient à peine écoulées que les bandits sautaient le fossé, continuant ainsi à resserrer le cercle.

Les quatre aventuriers quittèrent aussitôt le lit du ruisseau et traversèrent encore un champ bordé au loin d’un rempart circulaire de troncs d’arbres. En deux bonds, ils atteignirent ce rempart mais pas si vite qu’ils n’eussent été aperçus, et plusieurs balles sifflèrent à leurs oreilles.

— Les bandits nous ont aperçus, je crois, murmura Dupont.

— Vraiment ? dit Bernard, goguenard.

— Mais oui.

— Très bien, mais avant qu’on nous déloge de derrière ce rempart, il y aura des gémissements.

— Laissez donc, dit le Parisien, ces mécréants ne savent pas évidemment à qui ils ont affaire.

— Chut ! on vient de tirer, dit Bernard, qu’est-ce que cela ?

Le colosse, l’œil appliqué à une ouverture du rempart examinait la forêt.

Dix minutes environ s’écoulèrent.

Les taillis qui enveloppaient le côté ouest du rempart s’agitèrent un instant, des pas précipités firent craquer des branches mortes et environ 25 hommes émergèrent du milieu des buissons.

— Préparez vos armes, dit le Canadien, et feu tous ensemble sur cette canaille.

Quatre coups de feu retentirent et quatre hommes tombèrent.

— Qu’on me démolisse ce rempart et qu’on s’empare de ces chiens, s’écria celui qui commandait la troupe.

Les soldats ou plutôt les bandits hésitèrent.

— Soulevez cette poutre qui est là, dissimulée sous vos pieds, Bernard, dit le Parisien.

Le Canadien obéit.

Aussitôt la poutre soulevée par la main puissante du colosse, le Parisien reprit :

— Entrez là dessous, messieurs, voici la porte de notre auberge.

Et il leur montra une ouverture circulaire sous la poutre.

Ce ne fut pas sans peine que le géant put passer ses larges épaules à travers cette ouverture.

Les quatre aventuriers se trouvèrent dans une espèce de caverne de grandeur à abriter facilement cinq à six personnes.

— Maintenant que ma porte est fermée, reprit le Parisien, en riant, laissez-moi vous ouvrir mes fenêtres.

Et joignant l’action à la parole, il arracha trois chevilles du coin gauche de la caverne.

— Regardez, messieurs, ajouta-t-il, s’il vous plaît, de voir quel temps qu’il fait au dehors !…

L’œil appliqué aux orifices, les trois amis apercevaient la troupe de nègres, puis le rempart de troncs d’arbres.

— Peste ! dit Bernard, comme ces messieurs vont être désappointés tout à l’heure !… mais qu’est-ce donc ? J’aperçois un blanc…… oui, un vrai blanc permis ces chiens ?

— …chiens ! oh ! Bernard, vous oubliez peut-être qu’il y a aussi ici un nègre parmi des blancs ! dit Williams.

— Non, mon ami, je ne l’oublie pas, mais je sais que Williams Jicalha, tout en étant nègre par la couleur, est blanc par le cœur… Venez donc voir, le Parisien, quel est ce blanc. Le connaissez-vous ?

— Faites-moi place une minute, dit le Parisien, en s’adressant au nègre.

— Avec plaisir, répondit Jicalha, d’autant plus que vous connaîtrez facilement l’individu, je n’vous dis qu’ça.

— Où est-il ? dit le Parisien en appliquant à son tour, son œil à l’orifice.

— Regardez à droite, murmura Bernard.

— Oh !… oh…, mais c’est Michaël.

— Qu’est-ce que Michaël ? demanda Dupont.

— Un de mes plus terribles ennemis, mon cher, vous le savez.

— Bon, nous voilà en excellente compagnie. Hi ! hi ! je l’avais effectivement oublié ce M. Michaël, j’ai, aussi, il me semble, un petit compte à régler avec lui.

— C’est votre ancien ami des mines de Californie ? interrogea le Canadien.

— Parfaitement, c’est cela, répondit Dupont.

— J’aurais certainement du plaisir à faire ample connaissance avec lui, continua Bernard.

— Vous en aurez l’occasion bientôt, je crois, car j’ai dans ma folle idée que nous allons jouer gros jeu, tout à l’heure.

— Tant mieux, il me tarde d’en finir.

Cependant à un second commandement du chef de la troupe, les brigands s’étaient rués sur le rempart et eurent bientôt fait de le démolir. Mais quelle ne fut pas leur stupéfaction de voir que les quatre amis étaient disparus.

Par où s’étaient-ils sauvés ?

Là était la question.

Le rempart était cerné, et si les quatre aventuriers se fussent sauvés, on s’en serait certainement aperçu.

— Cherchez ! cherchez ! criait celui en qui le Parisien avait reconnu Michael, cherchez, mes enfants, ce ne sont pas des sorciers, que diable.

Dire que la position des quatre amis était critique, serait certainement superflu.

En effet, ils n’étaient que quatre, à six pieds sous terre.

Au-dessus d’eux une armée de vingt-cinq bandits.

Que le lecteur examine la position lui-même et il avouera qu’il fallait que nos quatre héros fussent des hommes de fer pour ne pas faiblir sous le découragement,

— Malpeste ! dit Williams, on dirait que notre poutre se dérange.

Le Canadien courut à l’ouverture.

— Parbleu ! vont-ils nous découvrir ? murmura-t-il.

Dupont et le Parisien gardaient le silence,

Williams, très calme, examinait les armes.

Puis, le poignard aux dents, la carabine au poing, ils attendirent.