Aventures fantastiques d’un canadien en voyage/04

P. R. Dupont, imprimeur-éditeur (p. 32-37).

IV

dans les montagnes de l’australie.


Le soleil venait de disparaître derrière les cimes dentelées des montagnes bleues. La forêt vierge, d’ordinaire si monotone en Australie, prit pour quelques instants une teinte plus animée. Les bois d’eucalyptus, qui s’y étendaient à perte de vue, gardaient, il est vrai, leur aspect morne et triste, et la monotonie n’était rompue çà et là que par quelques casuarines, petits arbustes frais et verts, aux fleurs d’un beau jaune d’or. Mais au second plan, à travers les vapeurs du crépuscule, la montagne se colorait d’un vert assez foncé, tandis que les cimes plus éloignées étaient d’un bleu magnifique, qui devenait plus clair pour les sommets que l’on apercevait bien loin à l’horizon.

À l’ouest, les légers nuages qui voilaient le ciel prenaient déjà la teinte rosée du couchant, lorsque quatre hommes se montrèrent au sommet du Rasoir, une des plus hautes arêtes de la contrée.

Quatre hommes ! Trois hommes plutôt. Le quatrième était un colosse à la figure terrible. En ce moment surtout ses sourcils se fronçaient d’une manière qui annonçait rien de bon.

— Nous n’arriverons donc jamais, gronda-t-il, en lui-même.

— Patience, Bernard, encore un bout et nous y sommes.

— Nous n’y sommes pas du tout, le Parisien, reprit un nègre, je parierais gros que tu ne sais pas toi-même où nous sommes rendus.

— Je pense comme toi, Williams, dit un quatrième individu que nos lecteurs ont sans doute deviné et qui n’est autre que M. Dupont.

— Mes amis, dit le Parisien, je vous l’avoue, nous sommes bel et bien écartés…

— Alors, couchons-nous au pied de ce gros arbre et dormons un somme, proposa Bernard.

— Très bien, mais gare aux serpents à sonnette, murmura le nègre.

La réflexion de Williams ne fut pas écoutée et l’on s’étendit avec volupté sous un énorme palmier et l’on ne tarda pas à dormir.

Il y avait à peu près deux heures que nos quatre amis dormaient comme des bienheureux, lorsque Bernard s’éveilla en sursaut. Un craquement de branches cassées, écrasées, se faisait entendre autour de lui… Un bruit étrange parvint à ses oreilles, un bruit qu’il n’avait jamais entendu !… et deux minutes s’étaient à peine écoulées qu’il aperçut venir à lui deux yeux brillants qui le dardaient… des yeux de feu.

C’était un serpent à sonnette.

Voyant le danger que couraient ses amis, Bernard alla les réveiller et leur dit :

— Allez dormir sous l’autre palmier que vous voyez à quelques pas d’ici, il me faut servir une soupe à un serpent à sonnette… et qui sait si, manquant mon coup, il ne vous arriverait pas malheur.

On se récria… Bernard fut inflexible…

— Allez, leur dit-il, j’ai besoin d’être seul en face d’un ennemi

On lui obéit.

Bernard saisit aussitôt son revolver et, s’asseyant au pied de l’arbre, il attendit son terrible ennemi.

Le monstre s’avançait doucement, ne se pressant pas comme s’il eût été sûr de sa proie… lorsqu’il fut à cinq pas de Bernard, celui-ci tira. Un œil de feu du monstre se ferma subitement.

— Et d’un, murmura le colosse.

Le serpent s’arrêta un instant, comme indécis. Le fait est que la balle du Canadien l’avait passablement étourdi. Il s’avança cependant encore plus vite cette fois, en faisant sonner ses grelots avec rage.

Un second coup de feu retentit et le dernier œil du serpent se ferma.

Le monstre essaya de s’élancer sur son ennemi, mais dès le premier effort, sa tête hideuse retomba inerte sur le sol. Il était mort.

Pour un coup de maître, c’était un coup de maître.

— Bien touché, Bernard, s’écria Dupont en accourant.

— Chut ! plus bas, répondit le Canadien, je viens de percevoir un autre bruit tout à fait étrange. Écoutons.

En effet, on eût dit que des pas se rapprochaient.

Les quatre amis se regardèrent.

— C’est une troupe de nègres qui nous poursuit, déclara tranquillement le Parisien.

— Bien murmura, Bernard, attendons-les ; mais tout en les attendant, il sera prudent de voir à ce que nos carabines et nos revolvers soient en bon état.

Tout à coup, des cris formidables et de sourdes détonations se firent entendre.

— Tonnerre ! gronda le Canadien, que se passe-t-il donc ?

— Nous le saurons, demain, murmura Williams — moi, je dors, bonsoir.

— Comment, tu te couches, dit le Canadien, et nous serons peut-être attaqués dans quelques instants.

— Non, pas ce soir, mais demain, sans doute.

— Comment sais-tu cela ?

— Les nègres aiment à dormir.

— Supposons que la troupe qui nous poursuit campe à quelques pas d’ici, alors ne serait-il pas plus sage pour nous de déguerpir immédiatement, proposa Dupont.

Le Parisien fit un signe de dénégation.

— Vous n’avez pas l’intention je suppose, continua Dupont, de résister à cette troupe !

— Pourquoi pas ? dit le Canadien, avec le plus grand sang-froid.

— Mais, oui, en effet, Bernard a raison, qui donc nous empêcherait de résister ? ricana le Parisien.

— Nous ne sommes que quatre ! murmura Dupont en hochant la tête.

— Bah ! qu’est-ce que cela fait ! murmura à son tour Williams qui ne s’était pas encore endormi tout à fait, nous sommes quatre, ça suffit amplement.

— Bien, répondit flegmatiquement Dupont, mais je ne comprends pas que…

— C’est inutile, interrompit Bernard. Tiens, mais voilà que le Parisien dresse les couverts. Certes, comment pouvons-nous manger par une pareille obscurité ? Mettons nous à table, cher Dupont, les idées me viennent en mangeant. Après le souper, nous aviserons.

Dupont se mit à table, sous le palmier, et mangea avec un appétit qui faisait honneur à la confiance que lui inspirait l’imagination de Bernard.

— Vous avez donc un plan de défense ? questionna Williams.

— Mais oui, je crois qu’il me vient une bonne idée.