Aventures fantastiques d’un canadien en voyage/03

P. R. Dupont, imprimeur-éditeur (p. 27-31).

III

à san-francisco.


Quoique colonie espagnole, San-Francisco est une ville tout à fait américaine, et, bien que cette colonie fut fondée en 1777, tout y est neuf, tout y est jeune encore, tout date d’hier.

Vous ne trouverez pas, comme à Québec par exemple, de vieux quartiers, vestiges respectables des générations précédentes.

C’est une ville qui n’a pas de passé. Mais s’il n’y a là rien à glaner pour les antiquaires, en revanche, le confort moderne et les découvertes récentes y sont appliqués avec une rare intelligence.

Depuis deux jours, le Parisien, Dupont, Bernard et Williams, attendant le départ du Batavia pour Melbourne, logent au Clif-House.

Connaissez-vous le Clif-House ?

Une maison où l’on entre par une extrémité et où l’on sort par l’autre.

Le Pacifique est là majestueux et mugissant.

Du Clif-House, le regard se fixe rêveur, sur l’océan dont les dernières vagues caressent à plus de vingt jours de marche, les grèves de la Chine et du Japon. Assis sur la galerie, ayant l’océan en face, le Parisien, Williams, Dupont, Bernard et le propriétaire du Clif-House devisaient ensemble, parlaient du passé et de l’avenir.

Le propriétaire du Clif-House était un type amusant ; on l’appelait le Père Porter. Tout le monde l’appelait volontiers ainsi, mais pas devant lui, par exemple… oh ! il ne l’eût pas souffert ! M. Porter avait trop le sentiment de son importance et de sa dignité…

À l’époque où se passent les faits que nous racontons, il possédait déjà une fortune rondelette acquise dans diverses entreprises. Venu à San Francisco en sabots, comme il aimait à le redire souvent, il devait à son activité et à son intelligence des affaires la position très enviable qu’il occupait ; aussi voyait-on dans l’expression de sa figure, dans la façon dont il redressait sa petite taille, la bonne opinion qu’il avait de lui même. Excellent homme d’ailleurs, et quoi que placé dans un milieu où se trouvaient réunis chaque jour des gens de races diverses, il savait se faire distinguer et aimer de tous.

— Savez-vous bien, messieurs, que les chercheurs d’or se multiplient chaque jour, disait M. Porter.

— Sans doute, répliquait le Parisien.

— À un tel point, continuait le Père Porter, que des bruits étranges courent de par toute la ville. On parle de meurtres, d’arrestations forcées, de dévalisements… que sais-je encore ?… Enfin il n’est pas bon de se risquer seul, tard, sans armes, dans les longues rues silencieuses et noires.

— Hum ! grommela Bernard,… les chercheurs d’or sont donc des bandits ?

— Quelques-uns sans doute répondit le Parisien et pour ma part j’en connais quatre qui… que enfin, j’en connais quatre… quatre bandits et…

— Tonnerre, s’écria Dupont, tu révèles un secret, le Parisien.

— Bah ! vaut autant tout de suite que plus tard… Voici mon secret Bernard, écoutez bien.

Puis s’adressant à Porter.

— Si M. Porter veut bien se retirer

— Pourquoi ! pourquoi !

— J’ai mes raisons.

— Mais, cher monsieur, mais…

— Pas de mais… Ho !…

Le cher M. Porter se retira dignement, à pas comptés, non sans jeter un regard de suprême dédain au Parisien qui répondit par un éclat de rire des plus significatifs.

Quand le propriétaire du Clif-House se fut retiré, le Parisien reprit :

— Williams, Dupont et moi étions aux mines d’or de la Californie où nous travaillions bravement comme le fait tout bon mineur. Un soir, nous revenions à San-Francisco ayant en notre possession chacun un montant assez respectable. Nous avions pris l’omnibus de la poste et nous allions bon train.

« Holà ! s’écria tout à coup le cocher en cherchant à diriger son attelage sur la droite. Son œil exercée avait remarqué quelque chose de particulier. Il remarquait sur la gauche une raie noire qui devait provenir selon lui ou d’une rigole ou d’un tronc d’arbre. Habitués à ces chemins de montagnes où ils devaient sans cesse changer de direction, les chevaux obéirent, mais pas assez rapidement pour empêcher les roues de devant, de s’engager dans la raie noire. L’omnibus versa au milieu des cris de quelques voyageurs. Le cocher fut lancé de son siège, sa tête alla probablement frapper une pierre, car il resta étourdi, sans connaissance. Nous n’avions pas eu le temps de nous relever quand quatre bandits se ruèrent sur nous, le pistolet au poing. Nous fûmes pris séparément. Nous devions nous relever à moitié, étendre les bras, et, pendant que le chef des bandits tenait le bout de son fusil à quelques centimètres de notre visage, un autre visitait nos poches.

Lorsqu’on arriva à moi, j’essayai à me fâcher, à me débattre, mais une voix qui ne m’était pas inconnue, me dit en raillant :

« Vous savez, mon enfant, soyez bien gentil, car nous sommes armés et bien décidés à ne pas perdre de temps… Allons, laissez-nous faire l’inspection, et promptement. »

Et il nous a fallu livrer ainsi tout ce que nous possédions.

Lorsque les bandits se furent éloignés, (les bandits étaient masqués d’un morceau de gaze noir, percé de deux trous) Dupont me rejoignit vivement ainsi que Williams.

— As-tu reconnu les bandits, me demanda Dupont ?

— Ma foi, non, mais cependant…

— Eh bien, mon cher, ce ne sont autres, que nos amis des mines, Jim, Bill, Michaël et Mack.

— Pas possible ?

— C’est la vérité, fit le nègre, n’oublions pas que nous avons un petit compte à régler avec eux.

À cette révélation, je me sentis plein d’une rage folle. Comment, ce sont nos propres amis qui nous dévalisent ! Je promis, sur l’heure de ne plus mettre les pieds dans les mines et quelques jours plus tard, nous partions tous trois pour Montréal.

Vous savez le reste, Bernard. Lorsqu’on parla de mines d’or en Australie, nous n’avons pu résister à faire le voyage et c’est justement ce qui explique notre présence ici.