Aventures fantastiques d’un canadien en voyage/02

P. R. Dupont, imprimeur-éditeur (p. 22-26).

II

bernard se dessine.


Depuis quatre jours déjà, le Batavia était en route et aucun incident digne de remarque n’était venu faire trêve à la monotonie du voyage. Le temps se tenait au beau et la mer était toujours calme. Les passagers étaient nombreux, ils n’étaient pas moins de deux cents. Parmi eux, un grand jeune homme se faisait remarquer par sa tristesse. Il ne riait jamais, ne parlait à personne et, tout le jour, il restait seul, assis près de la passerelle, les regards perdus dans la mer. Lorsqu’on cria : « Un homme à l’eau », le grand jeune homme était disparu.

Ceux qui l’avaient remarqué croyaient à un suicide et ils n’avaient peut-être pas tort. On mit une chaloupe à l’eau et l’on fit des recherches, mais en vain.

Et la chaloupe, revenait sans avoir trouvé le noyé, lorsque le Parisien et le nègre se jetèrent dans la mer.

Toute l’attention des passagers se concentrèrent alors sur les deux amis.

C’était un habile nageur que ce Williams, mais on sentait que le Parisien n’était pas un novice.

Tout à coup les deux nageurs disparurent.

1, 2, 3 minutes s’écoulèrent.

— Crac ! murmura Dupont, voilà nos deux fous en train d’entamer une conversation animée avec messieurs les poissons… Bien du plaisir, mes vieux !

Une autre minute alla rejoindre les autres, et pas encore de nègre ni de Parisien.

— Nos deux amis seraient-ils noyés, murmura Bernard… Je voudrais bien voir ça, par exemple.

— Je suis sûr que non, moi, fit Dupont.

Cinq minutes et… toujours rien. Des siècles pour les spectateurs.

Les poitrines haletaient.

Morts, murmura le capitaine d’une voix profonde… sans doute les caïmans !…

Les passagers frissonnèrent.

Soudain, deux têtes ruisselantes, rouges et bouffies, parurent à la surface de l’eau.

L’une de ces têtes représentait la figure souriante du Parisien, l’autre, la binette olivâtre de Williams. L’on vit deux mains s’élever, chacune tenant une jambe d’homme.

— Ça z’y est, dit le nègre, je t’intimide, mon vieux voilà la jambe.

— Et moi, ibidem, répliqua le Parisien, j’ai l’autre jambe… le pauvre homme a été dévoré.

Le nègre parut mécontent.

En cette circonstance, aucun ne triomphait de l’autre.

Le succès les mettait à égalité.

— Hop ! les enfants, vite à bord, leur cria le capitaine.

— Ça z’y est, gronda le nègre.

Et les deux nageurs se mirent en frais de revenir au Batavia. Ils avaient déjà fait quelques brasses, lorsque les décors changèrent sur la scène avec une rapidité effrayante.

Tous les passagers poussèrent des cris de terreur et d’angoisse. À dix pieds des deux nageurs venait d’apparaître la figure grimaçante d’un caïman.

Il avait la gueule ouverte, une grande gueule large, avec une rangée de dents énormes.

Dupont se dépouillait de ses vêtements et allait se lancer à la mer.

— Non, ayant dit Bernard, j’y suis. Tu es plus âgé que moi, reste ici.

— Es-tu fou ! s’était écrié Dupont.

— Écoute, répondit Bernard, je suis seul, sans famille, sans parents,… Je suis fort et habitué à cette espèce de lutte, laisse-moi sauver les amis.

Et sans attendre d’autre réponse, malgré l’intervention du capitaine, il s’élança dans la mer.

Il tenait un couteau entre ses dents.

Les spectateurs attendirent la fin de ce drame avec une anxiété poignante.

En apercevant le caïman, le Parisien s’était arrêté.

Le nègre avait suivi l’exemple. Et tous deux, avec un sang-froid effrayant, attendaient le monstre, n’ayant pour armes que les jambes du noyé.

La position était affreuse et insoutenable.

Tout à coup, le caïman disparut. Le Parisien et Williams s’élancèrent pour prendre la fuite, car si brave que l’on puisse être, une lutte dans la mer avec un caïman n’est pas très engageante.

— Parbleu, ne bougez pas, mes amis, leur cria Bernard qui arrivait, restez immobiles et laissez-moi faire.

Et Bernard, le canadien, plongea à son tour et disparut dans les flots.

Cinq à six secondes s’écoulèrent, puis l’on vit l’eau se tacher de sang.

Bientôt apparut Bernard ayant à l’épaule une morsure affreuse et en même temps l’on aperçut une forme gigantesque s’en aller à la dérive.

C’était le caïman.

On hissa les trois amis sur le Batavia et on leur donna toutes sortes de bons soins.

Bernard s’était évanoui.

Il avait perdu beaucoup de sang.

— Bien, murmura le médecin du bord, un brave homme, voilà un évanouissement qui a son heureuse signification. On dit quelquefois que la morsure du caïman est mortelle on a tort. La vie de cet homme est sans danger, j’en réponds.

Le nègre, lui, avait fixé ses yeux sur Bernard et, attendri, murmurait :

— Oui, sans lui…

— N, i, ni, c’était fini, mon cher nègre, continua le Parisien. Plus de Williams Jicalha, plus de Jules Bellefroi. Tous deux ad patres, mon cher. Tiens, je sentais déjà l’haleine chaude du caïman — pouah ! la mauvaise haleine ! — lorsque crac ! sur l’ordre de Bernard, je m’arrêtai soudain. Je sentis une secousse ; je vis l’eau se rougir ; je distinguai comme un rugissement… et ce fut tout. Malpeste ! tuer un caïman en si peu de temps c’est très corsé, c’est obéliscal, mon cher. Quant à nous !… des moucherons, mon cher vieux, nous ne sommes que des moucherons.

— J’en conviens, murmura le nègre, mais si nous dormions un somme !

Tous deux se retirèrent dans leur cabine et quelques instants après, on n’entendit plus que le ronflement sonore des deux braves et le bruit du Batavia qui filait avec vitesse.