Aventures fantastiques d’un canadien en voyage/06

P. R. Dupont, imprimeur-éditeur (p. 50-61).

VI

une partie bien jouée.


— Seigneur, nous sommes pris comme des rats dans une souricière, murmura Dupont, d’une voix dolente.

— Quel moyen avez-vous de nous sortir d’ici sains et saufs, Bernard ? demanda Williams.

— Aucun, mon cher. Si on nous découvre, nous serons obligés de vendre chèrement notre vie, voilà tout.

— Ah ! murmura Dupont, voilà, mon cher Bernard, où nous a conduit votre fameuse idée à propos du serpent !

— Mon ami, dit le Canadien, laissez un peu ces messieurs de là-haut s’émoustiller en vain… pendant ce temps, il peut me venir une autre idée qui sauvera la situation… tiens, je sens que ça vient !

— Voyons.

— Dites donc, Williams, avez-vous encore cette teinture noire qui réussissait si bien, à ce que vous m’avez dit, à confectionner cette belle encre…

— Quelle encre ? interrompit le nègre.

— Avec laquelle vous écriviez à votre cousine de Melbourne ?

— J’ai encore de cette encre, oui.

— Tant mieux. Je vous prie, mon cher, de barbouiller, avec cette encre, les mains et la figure de notre ami Dupont.

— Ah ! par exemple ! fit celui-ci,

— Puis, quand vous aurez terminé l’opération, vous ferez de même à mon endroit.

— Pourquoi donc ?

— C’est que nous allons purement et simplement jouer la comédie… mais j’y pense, n’oubliez-pas le Parisien…

— Nous sommes donc à l’ambigu ? fit celui-ci.

— À peu près, oui.

— Ce que ça va être drôle, alors !

Cependant Williams avait tiré de sa large poche un certain paquet contenant une poudre noire. Il fit de cette poudre, à l’aide de sa salive, un liquide noirâtre avec lequel il barbouilla les mains et le visage de Dupont et du Parisien.

— Bien, avait dit le Canadien aussitôt l’opération terminée, c’est comme cela.

Dupont et le Parisien sont de véritables nègres à présent.

Puis il ajouta :

— À mon tour, maintenant, Williams, pensez-vous que je ne suis pas aussi anxieux que vous tous de devenir nègre… pour quelque temps !…

— Or, continua Bernard, il faut savoir tirer partie de cette idée que j’ai eue de nous métamorphoser en nègres…

— Comment cela ?

— De cette autre idée que j’ai eue, continua le Canadien, de ne me faire barbouiller qu’un seul côté de la figure.

— Eh bien !

Le nègre se mit aussitôt en frais de recommencer l’opération sur le Canadien.

Mais en apercevant la grimace que faisait celui-ci à mesure que la métamorphose avançait, il s’arrêta.

— Continuez, continuez, dit le colosse, et dépêchez-vous ; car nous n’avons pas de temps à perdre, que diable !… seulement, ne me barbouillez qu’un côté du visage, s’il vous plaît.

— Et l’autre côté ? dit Dupont, qui ne cessait de regarder ses mains noires et se sentait très mal à l’aise.

— L’autre côté restera intact, mon ami… et pour cause… vous verrez… j’ai mon idée. Qu’en dites-vous le Parisien ?

— Je dis que je vous comprends, mon ami, et que j’admire vos ressources d’esprit !

— Tout est pour le mieux alors.

Williams venait de terminer l’opération, quand la poutre qui fermait l’entrée de la caverne s’ébranla.

— Cherchez ! cherchez ! criait une voix du dehors… Soulevez donc cette poutre, j’ai déjà ouï dire qu’un certain Parisien connaissait une cachette dissimulée sous une poutre !

Trois hommes se mirent en frais de soulever la poutre en question.

— Tiens, mais voilà une véritable cachette disait toujours la voix du dehors… Il s’agit d’y entrer, mes enfants… Allons, que dix hommes y aillent faire l’inspection.

Aussitôt dix nègres s’avancèrent et se mirent en frais de pénétrer dans la caverne les uns après les autres.

Dupont épaula sa carabine.

— Pas d’armes à feu, mon ami, laissez moi faire… dit Bernard, seulement tenez-vous près de moi. Vous, le Parisien, mettez-vous à droite. Williams tenez-vous près du Parisien et réglez vos mouvements sur ceux de Dupont. Quant à vous, le Parisien, faites comme moi, levez votre carabine, bien… prenez là par le canon, c’est cela… vous comprenez, n’est-ce pas ?

— Oui, mon ami.

Tout cela avait été dit à voix basse. Une obscurité complète régnait dans la caverne, car on avait bouché tous les orifices…

— Prenez garde, souffla le Canadien, en voilà un sur votre côté, le Parisien…

Bernard n’avait pas eu le temps de terminer sa phrase que la carabine du Parisien s’abattait et en s’abattant assommait le nègre qui longeait la caverne, à droite.

Comprenant ce qu’il avait à faire, Williams alla porter le cadavre tout au fond de la caverne, puis vint se remettre près du Parisien.

— Tiens, mais je commence à comprendre, fit Dupont, savez-vous que c’est très drôle !

— Vous n’êtes pas à bout, mon ami, fit le Canadien.

En disant ces mots, Bernard abaissa sa carabine…

Un bruit mat se fît entendre et un second nègre tomba assommé comme un bœuf à l’abattoir.

— Que dites-vous de cela ? murmura Bernard, en s’adressant à Dupont.

— Peste ! pourvu que ça dure, ça va bien, fit celui-ci…

Toujours dans la même attitude, le bras du Canadien et celui du Parisien attendaient d’autres victimes, mais en vain, plus personne…

— Maïni ! Maïni, criait une voix du dehors, Maïni ! revenez donc.

Puis un silence.

— Vous ne revenez pas, vous ne répondez pas, criait toujours la même voix, c’est que vous êtes morts.

Nous allons alors prendre ces chiens par la famine.

Et la poutre se referma.

— Que s’agit-il de faire ? demanda le Parisien.

— C’est ce que je voudrais moi-même savoir, en effet, murmura Dupont, très intrigué de voir que les choses tournaient ainsi au lieu de tourner autrement.

— Oui, qu’allons-nous faire ? interrogea à son tour Williams.

— M’est avis, dit le Canadien, avec un sourire fin, que nous ne nous sommes pas barbouillé les mains et la figure pour rien.

— C’est ce que je pense, moi-même, dit le Parisien.

— Eh bien, j’ai ouï dire par feu mon père — qui avait beaucoup voyagé — que les nègres avaient un respect particulier pour ceux ou celui qui naissent moitié blanc, moitié noir. Ceux qui naissent ainsi, ont, suivant eux, la vertu de guérir toutes les maladies et de connaître l’avenir.

— Bah ! fit Dupont, chimères que tout cela.

— Il ne coûte rien d’essayer, répondit le Canadien, en se levant, et, de ce pas, je vais…

— Arrêtez ! arrêtez, s’écria le Parisien, je ne permettrai pas que vous vous exposiez seul à la rage de ces bandits, laissez-moi vous suivre.

— Inutile, dit Bernard, ces bandits vont tomber à genoux en me voyant.

— Je vous accompagne quand même,

— Moi aussi, fit Dupont.

— Moi aussi, répéta Williams,

— En ce cas, mes amis, pas d’imprudence, et laissez-moi la conduite de toute cette affaire. Passez-moi votre carabine Williams.

— Mais vous en avez déjà une.

— Ça m’en fera deux, voilà tout, fit le Canadien, d’un ton goguenard.

Le Canadien prit le devant, avec les deux carabines sous son bras, suivi du Parisien, de Dupont et de Williams.

Dehors, la nuit était venue, les étoiles commençaient à briller au ciel. Un reflet rougeâtre comme celui d’un incendie éclairait le bois près duquel les moricauds avaient allumé des feux de branches mortes comme points de repère.

Lorsque à la lueur rouge des feux apparut les figures noires de Dupont, du Parisien et de Williams, les bandits les moins éloignés d’eux se levèrent mus comme par un ressort.

— Hia ! Hia ! crièrent-ils.

C’était là sans doute un cri de ralliement, car en moins de deux minutes les vingt-cinq bandits se trouvèrent réunis.

Aussitôt, le Canadien, mettant ses deux carabines en croix et les élevant en l’air, s’écria :

— Réjouissez-vous ! Je suis le Prédestiné…

— Jaram ! Jaram ! Jaram ! s’écrièrent les trois amis, obéissant ainsi aux ordres de Bernard.

— Je suis Celui envoyé pour guérir mes compatriotes des maux qui les affligent…

— Jaram ! Jaram ! Jaram ! répétèrent Williams, Dupont et le Parisien, avec force transports de joie !

— Je suis Celui qui édifie et qui détruit…

En disant ces mots avec le plus grand sérieux, le Canadien avait saisi un jeune palmier, d’un léger effort l’avait arraché de terre et plié en deux dans sa main.

— Je suis Celui, continua le Canadien, d’un ton étrange, je suis Celui qui lis dans l’avenir…

À ces mots, les nègres se prosternèrent devant Bernard.

Seul Michaël restait debout et semblait défier l’étrange personnage :

— Comme je lui enverrais une balle dans la tête ! murmura Dupont. Tout de même c’est très drôle. Et dans un instant, nous allons être adorés.

— Le fait est, dit le Parisien, que Bernard est impayable, n’est-ce pas Williams ?

— Oui, mais où tout cela nous conduira-t-il ?

Un silence se fit.

— Retournez à vos foyers, dit Bernard, et racontez à vos familles, à vos mères, à vos épouses que vous avez vu le Prédestiné. Mais qu’est-ce que je vois là-bas ? Un blanc ? Qui est-il ? Ah ! oui, je sais, c’est un nommé Michaël ! c’est un traître. Chassez-le ! Chassez-le ! il vous porte malheur.

— Et toi, tu es un imposteur, s’écria l’ancien ami de Dupont, je te reverrai.

Et Michaël disparut.

— Aïe ! Aïe ! s’écria Dupont, il se sauve, prenez-le, prenez-le, j’ai une vieille affaire avec lui !

Mais Michaël était introuvable.

Le chef nègre s’avança alors vers Bernard, et, saluant jusqu’à terre.

— « Prédestiné ! dit-il, j’ai mon épouse qui se meurt, guéris-là. »

— Ta prière est exaucée, fit Bernard, d’un ton grave.

Un jeune soldat s’avança vers Dupont et s’agenouillant :

— « Ma fiancée est morte, supplia-t-il d’une voix brisée, faites-la moi revenir ».

Dupont sourit en lui-même.

— Peste ! murmura-t-il, me voilà à mon tour Prédestiné ! c’est très joli. Et pour premier service, il me faut ressusciter une morte ! Du diable, si j’y réussirai.

— « Ma fiancée est morte, murmura de nouveau le jeune nègre, voyant que Dupont ne répondait pas, faites-la moi revenir. »

— Ta prière est exaucée, s’écria Dupont en se donnant l’air d’un second prophète Élie.

Peu à peu, les bandits s’éloignèrent avec force marques de respect à l’adresse des quatre amis.

— Comment trouvez-vous ça, Dupont, dit Bernard en riant, lorsque les nègres se fussent tous éloignés.

— Je trouve ça très drôle.

— Oui, dit le Parisien, en tendant la main au Canadien, vous nous avez sauvés.

— Tout cela est beau, en effet, murmura Williams mais savez-vous que j’ai très faim et que je ne dédaignerais pas le plus petit râble au Kangourou. Donnez-moi le moyen, Bernard, de trouver quelque chose à me mettre sous la dent.

— Ah, mon ami, je suis comme vous, j’ai faim, voilà tout, et je n’ai pas d’autre moyen que de chasser un peu dans le bois.

— Mais n’allons pas nous écarter de nouveau de la vraie route, fit Dupont.

— Bah ! nous pourrons bien nous en tirer encore une fois, qu’en dites-vous, le Parisien ?

— Rien n’est impossible avec un ami comme vous, mon cher Canadien.

Mais il était dit que les quatre amis ne souperaient pas encore. Car, à peine le Parisien avait-il terminé sa phrase, que Michaël reparut avec dix autres auxiliaires armés jusqu’aux dents.

— Qu’on s’empare de ces farceurs, s’écria-t-il, en désignant les quatre amis.

Mais ce n’était pas chose facile, comme on va le voir.

Dupont, Williams et le Parisien avaient chacun leur homme et se battaient comme des lions.

Quant au Canadien, il s’était emparé de la poutre, laquelle, on se souvient, fermait l’entrée de la caverne. Cette poutre était très lourde, mais entre les mains du géant, elle semblait légère comme une plume. Aussi, elle fracassait les crânes, elle brisait les membres d’un seul coup. Les sabres s’ébréchaient à son choc. À lui seul, le colosse valait quatre hommes. Tête nue, le visage moitié blanc, moitié noir, Bernard semblait être le dieu des combats.

— Lâches ! lâches ! s’écriait Michaël, en s’adressant à ses compagnons qui fuyaient, vous reculeriez devant quatre hommes !

— Mais toi, Michaël, s’écria Dupont, viens donc un peu de ce côté-ci, bandit, traître, voleur de grand chemin, lâche !

Dupont, que la rage étouffait, ne voyait pas que Michaël le mettait en joue.

Le coup de feu partit.

Dupont tomba.

— Ah ! canaille ! tonna une voix.

Et l’on vit le Canadien s’élancer sur Michaël, le prendre à la gorge, et l’assommer d’un coup de poing.

— Pouah ! quel reptile voudra se régaler de cette carcasse maudite ! murmura le Parisien.