Aventures de Pisitrate Caxton/Partie 11

Traduction par Édouard Sheffter.
Hachette (p. 309-343).


ONZIÈME PARTIE.


CHAPITRE PREMIER.

Il se trouva le lendemain sur l’impériale du Télégraphe (ainsi se nommait la diligence de Cambridge) un voyageur qui aurait dû donner à ses compagnons de route une haute idée de ses connaissances en fait de langues mortes ; car depuis l’instant où il s’éleva à ce poste éminent de la voiture publique jusqu’à celui où son pied foula de nouveau la terre, notre mère commune, il ne daigna pas prononcer une seule syllabe d’une langue vivante. « Le sommeil couvre un homme mieux qu’un manteau, » dit l’honnête Sancho Pança. J’en rougis pour toi, brave Sancho, mais tu n’es ici qu’un plagiaire. Tibulle avait dit la même chose bien longtemps avant toi : Te somnus fusco velavit amictu[1].

Le silence n’est-il pas un aussi bon manteau que le sommeil ? N’enveloppe-t-il pas l’homme d’un voile aussi sombre et aussi épais ? Le silence… il cache un monde ! que de projets, que d’espérances brillantes et de tristes craintes ! que d’ambitions et de désappointements ! Vous est-il possible de voir quelqu’un silencieusement assis pendant des heures entières, sans éprouver un impatient désir de franchir le rempart qu’il met ainsi entre lui et la société ? Ne vous intéresse-t-il pas plus que ce beau parleur à votre gauche… ou, à votre droite, cet esprit frivole dont les traits vont heurter vainement la barrière de l’homme muet ? Ô silence, frère de la Nuit et de l’Érèbe, combien, depuis l’enfer jusqu’au ciel, tu étends de voiles d’ombres et de mystères sur les deux asiles que tu as choisis : la tombe et le cœur humain !

Je voyageais donc enveloppé de mon silence et de ma grande redingote. Le soir du second jour, j’arrivai au manoir paternel. Comme la cloche tinta aigrement à mon oreille ! Comme la lumière qui passa derrière la fenêtre parut étrange et sinistre à mon impatience ! Comme je sentis battre mon cœur en scrutant la figure du domestique qui m’ouvrit enfin la porte !

« Tout le monde se porte bien ? m’écriai-je.

— Tout le monde se porte bien, répondit joyeusement le domestique. M. Squills est ici, mais je ne pense pas que ce soit pour un malade. »

En ce moment ma mère accourut sur le seuil, et je me jetai dans ses bras.

« Sisty, Sisty !… mon cher fils !… ruiné peut-être, et par ma faute… à moi.

— À vous !… Venez dans cette chambre pour qu’on ne nous entende pas… Par votre faute !

— Oui, oui !… car si je n’avais pas eu de frère, ou si je ne m’étais pas laissé entraîner… Si j’avais, comme c’était mon devoir, supplié le pauvre Austin de ne pas…

— Ma bonne et chère mère, vous vous accusez de ce qui fut, ce semble, le malheur de mon oncle… car je suis sûr qu’il n’y a pas même de sa faute à lui. (Je ne disais pas là ce que je pensais.) Non, rejetez la faute sur les épaules du vrai coupable… sur les défuntes épaules de cet horrible ancêtre, William Caxton l’imprimeur ; car, quoique je ne connaisse pas encore les détails de ce qui est arrivé, je gagerais que cela se rapporte à cette fatale invention de l’imprimerie. Allons, allons… Mon père va bien, n’est-ce pas ?

— Oui, Dieu merci !

— Et vous aussi, et moi, et Roland, et la petite Blanche ! Ah ! mais vous pouvez bien remercier Dieu, puisque vos véritables trésors sont intacts. Eh, bien ! asseyez-vous et expliquez-moi tout, je vous prie.

— Je ne puis rien expliquer. Je ne comprends qu’une chose, c’est que lui, mon frère, a entraîné Austin dans… dans… »

Nouveau torrent de larmes.

Je consolai, grondai, ris, prêchai et suppliai en même temps ; puis, emmenant doucement ma mère, j’entrai dans le cabinet de mon père.

À la table était assis M. Squills, la plume à la main, et un verre de son punch favori à côté de lui. Mon père était debout contre la cheminée, un peu plus pâle qu’à l’ordinaire ; mais sa physionomie exprimait une résolution toute nouvelle pour son indolence douce et rêveuse. Il leva les yeux quand la porte s’ouvrit, et mettant le doigt sur ses lèvres, il dit gaiement en jetant un coup d’œil du côté de ma mère :

« Le mal n’est pas grand. Ne croyez pas ce qu’elle vous dit ! Les femmes exagèrent toujours et prennent leurs vains fantômes pour des réalités : c’est le défaut de leurs vives imaginations, ainsi que Wierus l’a clairement prouvé en expliquant les signes, taches et becs-de-lièvre qu’elles infligent à leurs innocents enfants, même avant qu’ils soient nés… Mon cher fils, ajouta mon père lorsque je l’eus embrassé en souriant, je vous remercie de ce sourire ! Dieu vous bénisse ! »

Il me serra la main et se détourna un moment. « C’est une grande consolation, reprit mon père après un instant de silence, de savoir, quand un malheur arrive, qu’on n’aurait pu l’empêcher. Squills vient de découvrir que je n’ai pas la bosse de la prudence, de sorte que, craniologiquement parlant, si j’avais évité un mal, je me serais certainement heurté la tête contre un autre.

— Un homme qui a votre tête est fait pour être mis dedans, dit M. Squills en manière de consolation.

— Entendez-vous cela, ma bonne Kitty, et avez-vous encore le cœur de blâmer Jack, cette pauvre créature affligée d’une bosse à mettre dedans tous les joueurs à la Bourse ? Quelqu’un peut-il résister à sa bosse, Squills ?

— Impossible, répondit le chirurgien d’un ton d’autorité.

— Tôt ou tard elle l’embarrassera dans ses invisibles mailles, n’est-ce pas, Squills ? elle le fera tomber dans le piège fatal de sa cellule cérébrale. C’est là que le sort l’attend, comme le fourmi-lion dans son trou.

— Ce n’est que trop vrai, dit Squills. Quel professeur de phrénologie vous eussiez fait !

— Allez donc, ma chère amie ! reprit mon père, et ne blâmez que cette triste cavité de mon crâne, où la prudence… n’est pas. Allez, et faites souper Sisty ; car Squills dit qu’il a les organes mathématiques bien développés, et nous avons besoin de lui. Nous sommes au milieu d’un dédale de chiffres, mon cher Pisistrate. »

Ma mère était dans la désolation ; mais, obéissant avec soumission, elle se glissa vers la porte sans dire un mot. Arrivée sur le seuil, elle se retourna et me fit signe de la suivre.

Je dis quelques mots à l’oreille de mon père et sortis. Ma mère était debout dans le vestibule, et je vis à la clarté de la lampe qu’elle avait essuyé ses larmes ; sa figure, quoique bien triste, était plus calme.

« Sisty, dit-elle d’une voix qui s’efforçait d’être ferme, promettez-moi de m’apprendre tout… même le pire, Sisty. On me le cache, et c’est mon plus cruel châtiment ; car lorsque je ne sais pas tout ce qu’il… tout ce que Austin souffre, il me semble que j’ai perdu son cœur. Oh ! Sisty, mon enfant, mon fils, ne craignez rien pour moi ! Quoi qu’il arrive, je serai heureuse, si je recouvre mon privilège… le privilège, Sisty, de consoler, de partager !… Me comprenez-vous ?

— Oui, vraiment, ma mère ! Avec votre bon sens, votre sain esprit de femme, vous serez notre meilleur conseil, si vous sentez combien nous en avons besoin. Ainsi, ne craignez rien, il n’y aura pas de secret entre vous et moi. »

Ma mère m’embrassa et s’éloigna d’un pas plus léger.

Lorsque je rentrai, mon père vint me serrer dans ses bras.

« Mon fils, dit-il d’une voix émue, si vos modestes espérances sont ruinées…

— Mon père, pouvez-vous songer à moi en un pareil moment ?… Moi… Est-il possible de ruiner celui qui a jeunesse, force et santé ? Me ruiner, avec ces muscles et ces nerfs !… Me ruiner, avec l’éducation que vous m’avez donnée, cette éducation qui fait les nerfs et les muscles de l’âme ! Oh ! non, cette fortune-là est invulnérable. Et puis vous oubliez, père… le sachet de safran ! »

Squills bondit de dessus sa chaise, et, essuyant ses yeux d’une main, me donna de l’autre un rude coup sur l’épaule.

« Je suis fier du soin que j’ai pris de votre enfance, maître Caxton. Voilà ce que c’est que de fortifier, dès les premiers jours, les organes digestifs. De pareils sentiments attestent de magnifiques ganglions dans les meilleures conditions possibles. Lorsqu’on a la langue aussi nette que vous, car je suis sûr que vous l’avez très-nette, on glisse à travers le malheur comme une anguille. »

Je me mis à rire aux éclats, mon père ne fit que sourire ; puis, m’étant assis, je tirai à moi un papier tout couvert des calculs de Squills, et dis :

« Il s’agit à présent de trouver la quantité inconnue. Qu’est-ce que ceci ? Valeur supposée de la bibliothèque, 750 liv. Oh ! père, c’est impossible. J’étais prêt à tout, cela seul excepté. Vos livres… mais c’est votre vie !

— Non ; après tout, ce sont eux les coupables dans cette affaire ; ils doivent donc être les principales victimes. D’ailleurs, je crois que je les sais presque tous par cœur. Mais nous ne faisons qu’énumérer notre actif, pour être sûrs, ajouta mon père fièrement, que, vienne que pourra, nous ne serons pas déshonorés.

— Laissez-le faire, me dit Squills tout bas ; nous garderons les livres. » Puis il ajouta à haute voix en me tâtant le pouls : « Un, deux, trois, soixante-dix environ… pouls excellent, doux et régulier ; il peut tout supporter : administrons-lui tout. »

Mon père fit un signe d’assentiment.

« Certainement. Mais, Pisistrate, il faut que nous ménagions votre chère mère. Qu’elle se fasse des reproches parce que le pauvre Jack s’y est mal pris pour nous enrichir, voilà ce que je ne puis comprendre. Mais, comme j’ai déjà eu occasion de le remarquer, Sphinx est un nom féminin[2]. »

Mon pauvre père ! ce n’était là qu’un vain effort pour retrouver ton innocente plaisanterie. Tes lèvres tremblaient.

Puis vint l’histoire. Lorsqu’il avait été résolu qu’on publierait le Times littéraire, l’infatigable oncle Jack avait réuni un certain nombre d’actionnaires ; et, dans l’acte de société, le nom de mon père figurait en évidence comme propriétaire d’un quart de l’apport. Si, en cela, mon père avait commis quelque imprudence, du moins il n’avait rien fait qui, d’après les calculs ordinaires d’un savant retiré du monde, pût devenir ruineux. Mais, juste au moment où nous étions pressés de quitter Londres, Jack avait représenté à mon père qu’il faudrait peut-être changer quelque chose au plan du journal, et que, pour attirer un plus grand nombre de lecteurs, il serait bon de dire quelques mots des nouvelles du jour et des intérêts de l’époque. Un changement de plan pourrait amener un changement de titre ; aussi M. Tibbets suggéra-t-il à mon père qu’il serait bon de lui laisser carte blanche pour ce qui regardait le titre technique et la forme précise de la publication. Mon père y avait consenti maladroitement, en apprenant que les autres actionnaires feraient comme lui. M. Peck, imprimeur fort riche et jouissant d’une haute considération, avait avancé les fonds nécessaires pour publier les premiers numéros, sur la garantie dudit acte de société et d’un document signé de mon père, autorisant M. Tibbets à faire au titre et au plan du journal tous les changements qui pourraient paraître convenables, d’accord avec les autres actionnaires.

Or, il paraît que, dans ses conférences antérieures avec M. Tibbets, M. Peck avait jeté beaucoup d’eau froide sur l’idée du Times littéraire, et suggéré quelque chose qui devait attirer les hommes d’argent. Le fait est, comme on le découvrit plus tard, que l’imprimeur, dont l’esprit entreprenant était sympathique à celui de l’oncle Jack, avait des actions dans trois ou quatre spéculations sur lesquelles il était naturellement bien aise de pouvoir attirer l’attention du public. Bref, mon pauvre père n’eut pas plus tôt tourné le dos, que le Times littéraire fut jeté là ; MM. Peck et Tibbets se mirent à concentrer toutes leurs idées lumineuses dans ce météore brillant qui apparut enfin comme une comète, sous le titre du Capitaliste.

À cette transformation, les plus prudents et les plus solvables des actionnaires s’étaient retirés de l’entreprise. Il restait sans doute une majorité ; mais la plupart de ceux qui la composaient étaient dociles à l’influence de l’oncle Jack, et prêts à prendre toutes sortes d’actions, parce que, jusqu’alors, ils ne possédaient rien.

Assuré de la solvabilité de mon père, l’aventureux Peck s’empressa de lancer le premier numéro du Capitaliste. Toutes les murailles furent placardées de ses annonces ; des avertissements circulèrent d’un bout à l’autre du royaume. Des agents furent enrôlés, des correspondants furent levés en masse. Lorsque Xerxès envahit la Grèce, il n’était pas aussi bien approvisionné que le fut le Capitaliste quand il fit invasion au milieu de la crédulité et de l’avarice des hommes.

Mais, de même que la Providence donne des nageoires aux poissons, afin qu’ils puissent régler et diriger leurs mouvements les plus rapides et les plus vagabonds à travers les profondeurs des eaux ; ainsi, ce même pouvoir protecteur accorde à ces créatures à sang froid de notre espèce, qu’on peut classer dans le genre hommes d’argent, certaines facultés de prudence analogues aux nageoires des poissons, afin qu’elles puissent se guider et voguer majestueusement à travers les grandes mers de la spéculation. Bref, les poissons pour lesquels on avait jeté le filet s’enfuirent aussitôt, effrayés du bruit qu’il fit en tombant dans l’eau. Ils revinrent ensuite flairer les mailles avec leurs gros nez de requin ; mais, mettant en jeu leurs précieuses nageoires, ils s’enfuirent aussi vite que possible, se plongèrent dans la vase, ou se cachèrent sous les rochers et les bancs de corail. Métaphore à part, les capitalistes boutonnèrent leurs poches et ne voulurent rien avoir de commun avec leur homonyme.

Ni Peck ni Tibbets ne soufflèrent mot de ce changement au pauvre Augustin Caxton, qui avait tant d’horreur d’une pareille affaire. Il mangeait, il dormait, il travaillait au grand ouvrage, s’étonnant parfois de ne pas entendre parler de l’avènement du Times littéraire, ne se doutant aucunement de la terrible responsabilité que lui préparait le Capitaliste. Le Capitaliste était pour lui chose aussi inconnue que le dernier emprunt des Rothschild.

Il eût été difficile, pour tout autre que mon père, de ne pas lancer un anathème d’indignation sur la tête à projets du beau-frère qui avait ainsi violé les obligations sacrées que lui imposaient la confiance et la parenté, et mis dans une pareille passe un solitaire sans méfiance. Mais il faut être juste, même pour Jack Tibbets ; il était fermement convaincu que le Capitaliste ferait la fortune de mon père, et, s’il ne lui apprit pas le développement étrange et monstrueux qu’avait pris la chrysalide du Times littéraire, c’était purement parce qu’il connaissait ce qu’il appelait les préjugés de mon père, et que ces préjugés devaient l’empêcher de devenir un Crésus. Oui, l’oncle Jack avait si pleine confiance dans son projet, qu’il s’était mis complètement au pouvoir de M. Peck et qu’il lui avait signé des billets pour une somme fabuleuse. Aussi se trouvait-il en ce moment à la prison de la Flotte, d’où il avait daté son aveu, plein de repentir et de désespoir. Cette confession nous était arrivée en même temps qu’une lettre fort brève de M. Peck, par laquelle ce respectable imprimeur annonçait à mon père qu’il avait continué à ses propres risques la publication du Capitaliste, autant que l’avait permis sa prévoyance pour sa famille ; qu’il n’avait pas besoin de dire qu’un nouveau journal quotidien était une très-grande affaire ; que les frais d’une feuille telle que le Capitaliste étaient immensément plus grands que ceux d’un simple journal littéraire, comme celui dont il avait d’abord été question ; et que, forcé alors de s’adresser aux actionnaires pour rentrer dans ses avances, qui se montaient à plusieurs milliers de livres, il priait mon père de régler immédiatement avec lui, insinuant délicatement qu’il réglerait lui-même comme il pourrait avec les autres actionnaires, dont la plupart, ajoutait-il avec douleur, lui avaient été faussement signalés par M. Tibbets comme des gens riches, tandis qu’ils n’étaient en réalité que des hommes de paille.

Et ce n’était pas encore tout le mal. La grande société anti-éditoriale, qui avait eu beaucoup de peine à se soutenir, avait annoncé la publication de divers ouvrages d’un intérêt solide et d’un succès durable. Au milieu d’une longue et pompeuse liste de poèmes, de drames non destinés au théâtre, et d’essais par Philéleuthéros, Philanthropos, Philopolis, Philodémus et Philaléthès, brillait l’Histoire des erreurs humaines, volumes I et II, in-quarto, avec illustrations. La société anti-éditoriale, qui avait jusque-là manifesté sa vie naissante par ces enfoliations de sa frêle tige, périt d’une mort soudaine, dès que son soleil, sous la forme de l’oncle Jack, se coucha dans les régions cimmériennes de la prison de la Flotte. Une lettre plus polie d’un autre imprimeur (Ô William Caxton, William Caxton !… fatal ancêtre !) informa mon père de cet événement. Elle ajoutait que c’était à lui, comme le membre le plus respectable de l’association, que ledit imprimeur serait forcé de s’adresser au sujet des frais faits, non-seulement pour la coûteuse édition de l’Histoire des erreurs humaines, mais aussi pour les poèmes, les drames non destinés au théâtre, les essais de Philéleuthéros, Philanthropos, Philopolis, Philodémus et Philaléthès, ainsi que pour quelques autres ouvrages, très-estimables sans doute, mais qui au point de vue pécuniaire devaient nécessairement occasionner une perte considérable.

J’avoue que, lorsque j’eus pris connaissance de ces agréables nouvelles, et que M. Squills m’eut assuré que mon père semblait s’être rendu légalement responsable de toutes ces sommes, je me renversai sur ma chaise, étourdi et effrayé.

« Vous voyez donc, dit mon père, que jusqu’à présent nous luttons contre des monstres dans les ténèbres ; dans les ténèbres, tous les monstres paraissent plus grands et plus affreux. César Auguste lui-même, quoique certainement il ne se fût jamais fait scrupule de changer les vivants en fantômes, lorsque cela lui paraissait utile, n’aimait pas à recevoir leur visite et ne restait jamais seul in tenebris. Nous ne savons quel est le total des sommes qu’on me réclame ; ce qu’on pourra tirer des autres actionnaires est également vague et obscur. Mais la première chose à faire, c’est de délivrer de prison le pauvre Jack.

— Délivrer de prison l’oncle Jack ! m’écriai-je. Assurément, c’est pousser le pardon trop loin.

— Mais il ne serait pas en prison si je n’avais fatalement oublié son faible, le pauvre homme ! j’aurais dû le mieux connaître. Ma vanité m’a égaré ; j’ai voulu publier un grand ouvrage… comme si, dit M. Caxton en regardant les rayons de sa bibliothèque, il n’y en avait pas assez dans le monde ! J’ai voulu aussi avancer et répandre la science sous la forme d’un journal, moi qui ne connaissais pas assez le caractère de mon propre beau-frère pour empêcher ma ruine ! Arrive que pourra, je me croirais le dernier des hommes si je laissais pourrir en prison cette pauvre créature que j’aurais dû considérer comme un monomane, et cela parce que moi, Austin Caxton, je n’ai pas eu le sens commun. Et puis, dit résolûment mon père, c’est le frère de votre mère, Pisistrate ; j’aurais dû aller à Londres sur-le-champ ; mais, ayant appris que ma femme vous avait écrit, j’ai attendu afin de pouvoir la laisser en compagnie de l’espérance et de la consolation, deux anges qui sourient à toute mère par la figure d’un fils tel que vous. Demain je pars.

— Pas du tout, dit M. Squills avec fermeté ; en qualité de votre médecin, je vous défends de quitter la maison d’ici à six jours. »


CHAPITRE II.

« Monsieur, continua Squills en coupant avec les dents le bout d’un cigare qu’il venait de tirer de sa poche, vous m’accordez que c’est pour une affaire très-importante que vous vous proposez d’aller à Londres.

— Sans doute.

— Or, il dépend de la santé du corps qu’une affaire soit bien ou mal faite ! s’écria M. Squills triomphant. Savez-vous, monsieur Caxton, que, tandis que vous semblez si calme et parlez si tranquillement, rien que pour encourager votre fils et tromper votre femme, savez-vous que votre pouls, qui compte naturellement un peu plus de soixante pulsations, en a présentement près de cent ? Savez-vous, monsieur, que vos membranes muqueuses sont dans un état de grande irritation, ainsi qu’on le voit par les papilles du bout de votre langue ? Et si, avec un pouls comme celui-là et une langue comme celle-ci, vous voulez régler des affaires d’argent avec des marchands rusés, tout ce que je puis dire, c’est que vous êtes un homme ruiné.

— Mais… commença mon père.

— Le squire Rollick, poursuivit M. Squills, le squire Rollick, la plus forte tête que je connaisse pour les affaires, le squire Rollick n’a-t-il pas vendu à trente pour cent de perte sa jolie petite ferme de Scranny-Holt ? Et pourquoi, monsieur ? Tout le comté en était stupéfait. Pourquoi ? Parce qu’il commençait à sentir l’attaque d’une jaunisse qui lui faisait voir en sombre la vie humaine et les intérêts de l’agriculture. D’autre part, l’avocat Cool, l’homme le plus prudent des Trois-Royaumes, l’avocat Cool, qui était si méthodique que toutes les horloges du comté se réglaient sur sa montre, ne s’est-il pas un beau matin jeté la tête en avant dans une folle spéculation pour cultiver les marais d’Irlande ? Durant les trois mois suivants, sa montre marcha de travers, ce qui fit avancer tout notre comté d’une heure sur le reste de l’Angleterre. Et personne ne sut quelle en était la cause, jusqu’à ce que, ayant été appelé, je trouvai les membranes cérébrales dans un état d’irritation aiguë, probablement dans la région des bosses de l’acquisitivité et de l’idéalité. Non, monsieur Caxton, vous resterez à la maison et vous prendrez un calmant de feuilles de laitue et de mauve des marais, que je vous enverrai. C’est moi, continua Squills en allumant son cigare dont il tira deux fameuses bouffées, c’est moi qui irai à Londres pour régler votre affaire ; et je prendrai avec moi ce jeune homme, dont les fonctions digestives sont en état de résister à ces horribles éléments de dyspepsie, les livres, schellings, pence. »

Ce disant, M. Squills posa significativement son pied sur le mien.

« Mais, reprit mon père avec douceur, je ne vois pas la nécessité d’accepter votre offre amicale, Squills, quoique je vous en remercie beaucoup. Je ne suis pas aussi mauvais philosophe que vous paraissez l’imaginer ; et le coup que j’ai reçu n’a pas dérangé mon organisation physique au point de me rendre incapable de faire mes affaires.

— Hum ! grommela Squills en se levant pour tâter le pouls à mon père. Quatre-vingt-seize… quatre-vingt-seize pulsations ou pas une ! Et la langue, monsieur !

— Bah ! vous ne l’avez pas même vue !

— Je n’ai pas besoin de la voir ; je sais comment elle est par l’état des paupières ; la pointe est écarlate et les côtés raboteux comme une râpe à muscade.

— Bah ! répéta mon père, et cette fois avec impatience.

— Eh bien ! dit solennellement Squills, il est de mon devoir de déclarer… (ici entra ma mère pour me dire que le souper était prêt) et je vous déclare, à vous, madame Caxton, et à vous, monsieur Pisistrate Caxton, comme étant les plus intéressés, que si vous, monsieur, vous allez à Londres pour cette affaire, je ne réponds pas des conséquences.

— Oh ! Austin, Austin ! » s’écria ma mère, qui courut se jeter au cou de mon père, tandis que moi, presque aussi alarmé par le ton et l’air sérieux de Squills, je représentais fortement l’inutilité de l’intervention personnelle de M. Caxton dans le premier moment. Tout ce qu’il pourrait faire en arrivant à Londres, ce serait de mettre l’affaire entre les mains d’un bon avocat ; et cela, nous le ferions pour lui ; il serait temps de l’envoyer chercher lorsque nous connaîtrions mieux l’étendue du mal. Cependant Squills serrait le pouls à mon père, et ma mère était suspendue à son cou.

« Quatre-vingt-seize… quatre-vingt-dix-sept ! soupira Squills d’une voix sourde.

— Je n’en crois rien ! s’écria mon père presque en colère ; jamais de ma vie je n’ai été si calme et bien portant !

— Et la langue ! regardez la langue, madame Caxton ; une langue si brillante, madame, qu’on pourrait lire à sa clarté !

— Oh ! Austin, Austin !

— Ma chère, ce n’est pas ma langue qui est en faute, je vous assure, dit mon père en parlant entre ses dents ; cet homme ne connaît pas plus ma langue que les mystères d’Éleusis.

— Montrez-la donc, s’écria Squills, et si elle n’est pas telle que je dis, je vous permets d’aller à Londres, et de jeter toute votre fortune dans les deux gouffres que vous lui avez creusés. Montrez-la !

— Monsieur Squills, dit mon père en rougissant, monsieur Squills, vous devriez être honteux.

— Cher, cher Austin ! votre main est brûlante… Je suis sûre que vous avez la fièvre.

— Pas le moins du monde.

— Mais, mon père, rien que pour contenter Squills, dis-je d’un ton câlin.

— La voilà ! la voilà ! » reprit mon père, se soumettant enfin et exhibant timidement le bout de l’organe vaincu de l’éloquence.

Squills y jeta ses yeux de lynx.

« Rouge comme un homard et âpre comme un groseillier à maquereau ! » s’écria-t-il avec une joie sauvage.


CHAPITRE III.

Comment était-il possible à une pauvre langue si injuriée, si persécutée, si humiliée, si insultée, si vilipendée, de résister à trois langues liguées contre elle ?

Finalement, mon père céda ; et Squills, triomphant, déclara qu’il allait souper avec moi, pour m’empêcher de rien manger qui pût tendre à ébranler sa confiance en mon système. Laissant ma mère avec son Austin, le bon chirurgien me prit le bras, et, dès que nous fûmes dans la chambre voisine, il ferma soigneusement la porte, s’essuya le front et dit :

« J’espère que nous l’avons sauvé !

— Cela aurait-il donc réellement fait tant de mal à mon père ?

— Tant de mal ! ah çà, jeune étourdi, ne voyez-vous pas qu’avec son ignorance des affaires toutes les fois qu’il s’agit de lui-même (quoique ni Rollick ni Cool n’aient un meilleur jugement lorsqu’il y va de l’intérêt d’autrui) et avec son maudit esprit d’honneur poussé à une exaltation digne de don Quichotte, il serait allé tout droit à M. Tibbets, en s’écriant : Combien devez-vous ? Voilà l’argent ! Ne voyez-vous pas qu’il aurait fait la même chose avec ces imprimeurs, et qu’il serait revenu sans une pièce de six pence ? Tandis que nous pourrons regarder froidement autour de nous, vous et moi, et réduire l’inflammation à son minimum.

— Je le vois, et je vous remercie de tout mon cœur, Squills.

— D’ailleurs, dit le chirurgien avec plus de sentiment, votre père a réellement fait un généreux effort sur lui-même. Il souffre plus que vous ne pourriez croire… Non pour lui (car je crois que, s’il était seul au monde, il se contenterait de cinquante livres de rente arrachées au naufrage, et de sa bibliothèque), mais pour votre mère et pour vous. Avec un nouvel accès d’émotion et l’anxiété nerveuse de ce voyage à Londres, il aurait pu avoir une attaque de paralysie ou d’épilepsie. Mais nous le tenons bien ici ; et ce que nous aurons de pire à lui annoncer sera meilleur que ce à quoi il s’est attendu. Pourquoi ne mangez-vous pas ?

— Manger ! le puis-je ? Mon pauvre père !

— Les effets du chagrin sur le système nerveux et sur les sucs gastriques sont très-remarquables, dit philosophiquement M. Squills en se servant une grillade ; le chagrin augmente la soif et ôte la faim. Non… ne touchez pas au porto ! il est échauffant !… Prenez du xérès avec de l’eau. »


CHAPITRE IV.

La porte de la maison s’était fermée sur M. Squills, après qu’il m’eut promis de venir déjeuner avec moi le lendemain, afin de prendre la voiture devant nos fenêtres. Je restais seul à table, réfléchissant à tout ce que j’avais appris, quand mon père entra.

« Pisistrate, dit-il gravement en regardant autour de lui, votre mère !… supposons le pire… votre premier soin doit être de chercher à lui assurer quelque chose. Nous sommes des hommes, vous et moi ; nous ne manquerons jamais de pain, tant que nous aurons la santé de l’esprit et du corps ; mais une femme… et s’il m’arrivait quelque chose… »

Les lèvres de mon père tremblaient tandis qu’il articulait ces courtes phrases.

« Mon cher et excellent père ! dis-je, pouvant à peine retenir mes larmes, tous les maux, comme vous l’avez dit vous-même, paraissent plus terribles par anticipation. Il est impossible que toute votre fortune y passe ; le journal n’a vécu que quelques semaines, et le premier volume seulement de votre ouvrage est imprimé. D’ailleurs, il doit y avoir d’autres actionnaires qui payeront leur quote-part. Croyez-moi, j’ai bon espoir quant au résultat de mon ambassade. Pour ce qui est de ma pauvre mère, ce n’est pas la perte de la fortune qui la blessera ; soyez persuadé qu’elle y songe peu ; c’est la perte de votre confiance.

— De ma confiance !

— Oh ! oui. Dites-lui toutes vos craintes, toutes vos espérances. Ne souffrez pas qu’une affectueuse pitié l’exclue d’un seul petit coin de votre cœur.

— C’est cela… c’est bien cela, Austin… mon mari, ma joie, mon orgueil, mon âme, mon tout ! » s’écria une douce voix entrecoupée de sanglots.

Ma mère s’était glissée inaperçue derrière nous.

Mon père nous regarda tous deux, et les larmes qui étaient jusque-là restées dans ses yeux coulèrent librement. Puis ouvrant ses bras, où Kitty se jeta toute joyeuse, il leva au ciel ses yeux humides, et je vis, au mouvement de ses lèvres, qu’il remerciait Dieu.

Je sortis sans faire de bruit. Je sentais qu’il fallait laisser ces deux cœurs battre et se confondre sans témoins. Je suis convaincu qu’à partir de cet instant Austin Caxton acquit une philosophie plus forte que celle des stoïciens. Il n’avait plus besoin de cette force qui dissimule le chagrin, car il n’avait plus de chagrin.


CHAPITRE V.

Nous achevâmes notre voyage sans aventure, M. Squills et moi, et presque sans conversation, attendu que nous n’étions pas seuls sur l’impériale. Nous descendîmes à une petite auberge de la Cité, et le lendemain matin je partis pour voir Trévanion, car nous croyions qu’il nous donnerait les meilleurs conseils. Mais en arrivant dans le square Saint-James, j’eus le désappointement d’apprendre que toute la famille était partie pour Paris trois jours auparavant, et qu’on ne l’attendait pas avant la réunion du parlement.

Il y avait de quoi se décourager, car j’avais compté beaucoup sur la sagesse de Trévanion, et sur ces rares qualités par lesquelles mon ancien patron se distinguait si éminemment en toutes sortes d’affaires qui se rapportaient à la vie pratique. La première chose maintenant, c’était de trouver l’avocat de Trévanion ; car Trévanion était un de ces hommes dont les avocats sont certainement capables et actifs. Mais le fait est qu’il laissait si peu de besogne aux hommes de loi, qu’il n’avait jamais eu occasion d’en appeler un pendant le temps que je l’avais connu, et j’ignorais par conséquent jusqu’au nom de son avocat. Le concierge qui gardait l’hôtel ne put me donner aucun renseignement. Heureusement je me rappelai sir Sedley Beaudésert, qui ne pouvait guère manquer de me donner ce renseignement, et qui, dans le cas contraire, me recommanderait quelque autre homme de loi. Je me rendis donc chez lui.

Je trouvai sir Sedley à déjeuner avec un jeune homme qui paraissait avoir vingt ans. L’excellent baronnet fut enchanté de me voir ; mais il me sembla qu’il était un peu embarrassé, lui si plein d’aisance et de cordialité, en me présentant à son cousin, lord Castleton. Ce nom m’était familier, quoique je n’eusse jamais encore rencontré le patricien auquel il appartenait.

Le marquis de Castleton était un objet d’envie pour tous les jeunes oisifs, et fournissait un sujet de conversation intéressante à des politiques en barbe grise. Souvent j’avais entendu parler de cet heureux coquin de Castleton, qui, à sa majorité, devait entrer en possession d’une de ces fortunes colossales avec lesquelles on pourrait réaliser les rêves d’Aladin ; d’une fortune qu’on avait mise en nourrice pendant sa minorité. Souvent j’avais entendu de plus graves bavards se demander si Castleton voudrait jouer un rôle actif en politique, et s’il maintiendrait les influences de famille. Sa mère, qui vivait encore, était une femme supérieure ; elle s’était consacrée, depuis la naissance de son fils, à remplacer son père et à le rendre digne de sa haute position. On disait qu’il était habile, qu’il avait été élevé par un précepteur célèbre dans l’Université, et qu’il suivait pour la seconde fois un cours de dernière année à Oxford.

Ce jeune marquis se trouvait le chef d’une de ces quelques maisons qui conservent encore en Angleterre l’ancienne importance des temps féodaux. Il était important, non-seulement par son rang et sa vaste fortune, mais encore par un cercle immense de relations puissantes ; par l’habileté de ses deux prédécesseurs, adroits politiques et ministres ; par le prestige qu’ils avaient légué à son nom ; par la nature particulière de ses domaines, qui mettaient à sa disposition six fauteuils parlementaires dans la Grande-Bretagne et l’Irlande ; sans faire mention de cet ascendant indirect que le chef des Castleton avait toujours exercé sur beaucoup de nobles et puissants alliés de cette maison princière. Je ne savais pas qu’il fût parent de sir Sedley, qui se mêlait si peu de politique ; aussi ce fut avec une certaine surprise que je l’entendis me le présenter comme son cousin. Je contemplai certainement avec intérêt ce jeune héritier d’un eldorado fabuleux, moi qui allais peut-être me trouver réduit à l’indigence.

Il était facile de voir que lord Castleton avait été élevé dans le sentiment de sa grandeur future et de la sérieuse responsabilité qui pèserait sur lui. Il était tout à fait au-dessus de ces affectations communes aux jeunes patriciens d’un rang inférieur. On ne lui avait pas appris à s’estimer d’après la coupe d’un habit ou la forme d’un chapeau. Son monde était bien au-dessus de celui de la rue Saint-James et des clubs. Il se mettait simplement, quoiqu’il eût un genre particulier : une cravate blanche (ce n’était pas alors chose aussi rare qu’aujourd’hui, pour le matin), un pantalon sans sous-pieds, des souliers minces et des guêtres. Dans ses manières il n’y avait rien de cette apathie pleine de présomption qui caractérise le dandy, quand on le présente à quelqu’un qu’il doute de pouvoir saluer de la fenêtre de White. Non, lord Castleton était exempt de cette fatuité vulgaire, et pourtant il était impossible de voir un jeune homme plus fat.

On lui avait dit, sans doute, qu’en sa qualité de chef d’une maison qui faisait presque à elle seule un parti dans l’État, il devait être bienveillant et poli avec tout le monde ; et cette obligation, entée sur une nature singulièrement froide et insociable, donnait à sa politesse quelque chose de si roide et qui sentait tellement la condescendance, que cela vous faisait monter le rouge au visage. Mais cette irritation momentanée était contre-balancée par un contraste presque ridicule entre cette gracieuse majesté de manières et la figure insignifiante et imberbe de l’adolescent.

Lord Castleton ne se contenta pas d’un simple salut, quand on nous présenta l’un à l’autre. À mon grand étonnement de le voir si bien informé, il me fit un petit discours à la Louis XIV, comme ce roi en adressait aux nobles de province. Ce discours était soigneusement calqué sur cette maxime de royale politesse, qui veut qu’un monarque soit un peu au fait de la naissance, de la parenté et de la famille du plus humble de ses gentilshommes. C’était un petit discours où se trouvaient adroitement mêlés le savoir de mon père, les services de mon oncle et les aimables qualités de votre humble serviteur ; le tout débité d’un ton de fausset, comme s’il avait été appris par cœur, quoiqu’il fût nécessairement improvisé ; Puis, s’étant rassis, lord Castleton me fit un gracieux signe de la tête et de la main, comme pour m’autoriser à suivre son exemple.

La conversation s’engagea par secousses galvaniques et saccades spasmodiques, et lord Castleton sut si bien l’entraîner hors de ce qui entretenait ordinairement l’aimable causerie du pauvre sir Sedley, que cet homme charmant, accoutumé, ainsi qu’il le méritait bien, à être le coryphée de sa tablée, fut complètement réduit au silence. Avec ses lectures d’œuvres légères, ses riches trésors d’anecdotes, sa science du monde des salons, il trouvait à peine un mot à placer au milieu des grandes, rudes et sérieuses matières que lord Castleton attaquait, tout en grignotant ses rôties. On eût dit qu’il ne fallait rien moins que les sujets les plus graves et les points de vue les plus pratiques des intérêts de l’humanité pour attirer ce futur chef des humains.

Le fait est que lord Castleton avait étudié tout ce qui est relatif à la propriété, et c’est une science qui embrasse un cercle immense. On lui avait dit : « Vous aurez de vastes domaines, il est essentiel que vous possédiez cette science. Vous serez embarrassé, joué, dupé, tourné en ridicule tous les jours de votre vie, si vous ne savez pas tout ce qui attaque ou défend, tout ce qui diminue ou augmente la propriété. Vous avez un gros enjeu dans le pays ; il faut que vous connaissiez tous les intérêts de l’Europe, plus encore, tous ceux du monde civilisé : car ces intérêts réagissent sur le pays, et les intérêts du pays sont de la plus haute importance pour les intérêts du marquis de Castleton. » Aussi le jeune lord avait à sa disposition une demi-douzaine de phrases empesées pour discuter et décider l’état du continent, la politique de Metternich, la condition de la papauté, les progrès des dissidents, les meilleurs moyens à employer contre cet esprit général de démocratie qui est l’épidémie des monarchies européennes, les proportions relatives des populations agricoles et manufacturières, les lois sur les céréales, le système monétaire, les lois qui réglementent les salaires, le talent des principaux orateurs de la chambre des Communes (à cette dernière critique étaient toujours mêlées quelques observations sur l’importance d’engraisser le bétail), l’introduction du lin en Irlande, l’émigration, la condition des pauvres, les doctrines de M. Owen, la pathologie des pommes de terre, la connexion qu’il y a entre les pommes de terre, le paupérisme et le patriotisme, et autres sujets de réflexion non moins étonnants, qui se rattachaient tous, plus ou moins, à l’idée de la propriété castletonienne. Pour être juste, il faut dire que le jeune lord faisait preuve de beaucoup d’instruction et d’un esprit tourné vers les choses graves. Ce qu’il y avait de singulier, c’est que ces sujets ne fussent pas choisis et traités par quelque jeune avocat ou quelque économiste déjà mûr, plutôt que par ce magnifique lis des champs. D’un homme moins élevé en rang on aurait dit certainement : « Il a du talent, mais il est trop prétentieux. » Chez un personnage né pour une si grande fortune, et qui n’avait rien à faire qu’à se chauffer au soleil, il y avait réellement quelque chose de si respectable à se donner tant de peine et à daigner identifier ses intérêts, les intérêts de la propriété castletonienne, avec les intérêts de ses inférieurs, qu’on sentait que le jeune marquis avait en lui l’étoffe d’un homme très-considérable.

Le pauvre sir Sedley, à qui toutes ces choses étaient aussi peu familières que la théologie du Talmud, après avoir fait quelques vains efforts pour ramener la conversation sur un terrain plus facile, y renonça enfin. Avec un sourire de compassion sur sa belle figure, il se réfugia dans son fauteuil, où il se mit à contempler sa tabatière.

Enfin, à notre grand plaisir, le valet annonça la voiture de lord Castleton. Après m’avoir adressé un autre discours d’une affabilité accablante, lord Castleton serra froidement la main à sir Sedley et s’en alla.

La salle à manger donnait sur la rue, et je me tournai machinalement du côté de la fenêtre pendant que sir Sedley suivait son hôte. Une voiture de voyage attelée de quatre chevaux attendait à la porte ; et un domestique, qui paraissait étranger, avait sur le bras le manteau de son maître. Lorsque je vis lord Castleton s’avancer dans la rue et s’envelopper de ce précieux manteau garni de zibeline, je remarquai mieux que dans la chambre sa taille frêle et énervée et la pâleur étrange de son visage maigre et triste. Puis, au lieu d’envie, ce fut de la compassion que j’éprouvai pour le possesseur de tant de pompe et de grandeur ; je sentis que je n’échangerais pas ma robuste santé, mon caractère content, la facilité que j’avais de trouver des jouissances dans les choses les plus simples et les plus à la portée de tout le monde, contre les richesses et la grandeur que ce pauvre jeune homme méritait peut-être d’autant plus qu’il ne les mettait pas au service de ses plaisirs.

« Eh bien ! dit sir Sedley, que pensez-vous de lui ?

— C’est juste l’espèce d’homme que Trévanion aimerait, répondis-je évasivement.

— Vous avez raison, reprit sir Sedley d’un ton sérieux et en me regardant attentivement. Savez-vous donc ?… Mais, non, vous ne pouvez le savoir encore.

— Quoi ?

— Mon cher jeune ami, dit le meilleur et le plus délicat de tous les hommes du monde, en s’éloignant un peu pour ne pas voir l’émotion qu’il causait, lord Castleton va rejoindre les Trévanion à Paris. Le but que lady Ellinor avait à cœur depuis tant d’années est atteint, et notre jolie Fanny sera marquise de Castleton quand son fiancé sera majeur, c’est-à-dire dans six mois. Les deux mères ont tout arrangé entre elles. »

Je ne fis aucune réponse, mais je continuai à regarder par la fenêtre.

« Cette alliance, reprit sir Sedley, était tout ce qui manquait pour assurer la position de Trévanion. Quand le parlement se réunira, il aura quelque grande place. Le pauvre homme ! comme j’aurai pitié de lui ! Je n’ai jamais pu comprendre, continua sir Sedley, pour me donner le temps de me calmer, comment cette maladie qu’on appelle les affaires est devenue si contagieuse dans notre brumeuse Angleterre ! Vous voyez que Trévanion n’est pas seul attaqué de ce fléau dans sa forme la plus dangereuse et la plus compliquée ; mais ce pauvre cher cousin à moi, qui est si jeune (ici sir Sedley poussa un soupir) et qui pourrait si bien s’amuser, est dans un état pire que vous, lorsque Trévanion vous faisait piocher à mort. Sans doute un grand nom et une grande position doivent être une lourde charge pour un esprit consciencieux. Vous voyez combien le sentiment de sa responsabilité a déjà vieilli Castleton ; il a positivement deux grandes rides sous les yeux. Eh bien ! après tout, je l’admire et je respecte son précepteur ; il a soigneusement cultivé un sol que je crois peu profond ; et Castleton, avec l’aide de Trévanion, sera le plus grand homme de la pairie, premier ministre quelque jour, j’en suis sûr… Et, lorsque j’y songe, quelle reconnaissance je devrais avoir pour son père et sa mère, qui lui ont donné le jour dans leur vieillesse ! car, s’il n’était pas né, je serais le plus malheureux des humains. Oui, positivement, cet horrible marquisat me serait tombé sur les bras ! Je ne pense jamais aux regrets d’Horace Walpole, lorsque le comté d’Orford lui revint, sans la plus profonde sympathie et sans frémir à l’idée de ce dont ma chère lady Castleton a eu la bonté de me sauver… grâce aux eaux d’Ems, car elle avait vingt ans de mariage !… Eh bien ! mon jeune ami, comment se porte tout le monde chez vous ? »

Lorsqu’un acteur célèbre n’est pas encore arrivé dans les coulisses, qu’il est occupé à changer de costume ou à se débarrasser de l’influence échauffante d’un verre d’extra, et que par conséquent la toile verte retarde indûment son ascension, vous voyez la première basse de l’orchestre se livrer charitablement à un prélude d’une prolixité étonnante, appelant à son secours les souvenirs de Lodoïska ou du Freischutz pour faire prendre patience au public, et donner au comédien le temps de passer son pantalon couleur de chair ou de se déguiser en Coriolan ou en Macbeth. De même sir Sedley avait fait ce long discours, qui n’exigeait aucune réponse, afin de laisser au pauvre Pisistrate Caxton le temps de se calmer. Puis voyant le moment venu, il me rappela sur la scène en me posant sa question finale. Il y a certainement une bonté exquise et une bienveillance prévenante dans cette qualité la plus rare de toutes, une parfaite éducation ; et lorsque, me retournant fortifié et résolu, je vis sir Sedley me regarder de ses yeux bleus pleins de douceur et de discrétion, tandis que, avec une grâce sans pareille depuis les jours de Pope, il ouvrait lentement sa tabatière pour y puiser une prise du fameux mélange Beaudésert, je me sentis le cœur aussi rempli de reconnaissance pour lui que s’il m’avait rendu quelque service colossal. Cette question finale : « Comment se porte tout le monde chez vous ? » me remit complètement et détourna pour le moment le cours amer de mes pensées.

Je répondis par un court exposé des embarras de mon père, en déguisant nos craintes et en parlant de cette affaire comme d’une cause d’ennui plutôt que comme d’une cause de ruine. Je finis en demandant à sir Sedley l’adresse de l’avocat de Trévanion.

Le bon baronnet m’écouta avec une grande attention ; et cette vive pénétration qui appartient à l’homme du monde lui fit deviner que j’avais adouci les choses plus qu’il ne convenait à un narrateur fidèle.

Il secoua la tête et, s’asseyant sur le sofa, me fit signe de me mettre à côté de lui. Puis appuyant son bras sur mon épaule, il me dit de son ton le plus séduisant :

« Nous deux, jeunes gens, nous devrions nous entendre quand nous parlons affaires d’argent. Je puis vous dire ce que je ne dirais pas à mon respectable aîné de trois ans, votre excellent père. Franchement donc, je soupçonne que c’est là une vilaine affaire. Je ne connais pas grand’chose aux journaux, si ce n’est que je suis forcé de souscrire à l’un de ceux de mon comté, et qu’il me coûte une petite rente annuelle ; mais je sais qu’un journal quotidien à Londres peut ruiner un homme en peu de semaines. Quant aux actionnaires, mon cher Caxton, je me suis laissé entraîner une fois, à force d’importunités, à devenir actionnaire d’un canal qui traversait ma propriété et qui finit par m’emporter trente mille livres sterling ! Les autres actionnaires furent tous noyés dans le canal, comme Pharaon et son armée dans la mer Rouge. Mais votre père est un grand savant, et il ne faut pas que ces affaires le tourmentent. Je lui ai beaucoup d’obligation. Il fut très-bon pour moi à Cambridge et me donna le goût de la lecture, auquel je dois les plus douces heures de ma vie. Ainsi, quand les gens de loi vous auront fait connaître toute l’étendue du mal, il faudra que nous trouvions ensemble moyen d’arranger cela.

« Que diable ! mon jeune ami, je n’ai pas d’embarras, moi, comme les domestiques appellent si impoliment une femme et des enfants. Je ne suis pas non plus un malheureux millionnaire chargé d’un vaste domaine, comme ce pauvre Castleton, qui a tant de devoirs à remplir envers la société qu’il ne peut dépenser un schelling que sur une grande échelle et pour le bien public. Ainsi, mon enfant, allez voir l’avocat de Trévanion ; c’est aussi le mien. Habile homme et pointu comme une aiguille ! M. Pike, grande rue d’Ormond ; son nom est sur un écusson en cuivre ; et quand il aura réglé le compte, nous autres, jeunes vauriens, nous nous aiderons l’un l’autre, sans dire un mot aux vieux. »

Quel bien cela fait à un homme, pour toute sa vie, de rencontrer dans sa jeunesse pareille bonté et générosité pareille !

Il n’est pas besoin de dire que je représentais trop fidèlement l’orgueil de mon savant père et l’indépendance de son caractère susceptible, pour accepter cette proposition ; et probablement que sir Sedley, tout riche et généreux qu’il était, ne soupçonnait pas ce qu’elle aurait pu lui coûter. Mais j’exprimai ma gratitude de manière à contenter et émouvoir ce dernier reste des de Coverley, et je courus droit aux bureaux de M. Pike, avec un mot de recommandation de la main de sir Sedley. Je trouvai dans M. Pike exactement l’homme que j’attendais, d’après la connaissance que j’avais du caractère de Trévanion : vif, intelligent et bref dans ses questions et dans ses réponses ; imposant et quelque peu hautain dans ses manières ; pas trop surchargé d’affaires, mais en ayant assez pour lui valoir expérience et considération ; ni jeune ni vieux, ni une de ces pédantes machines de parchemin, ni un de ces fats qui affectent la légèreté de manières du West-End.

« C’est une vilaine affaire, dit-il, mais qui demande à être bien menée. Laissez-moi libre pendant trois jours. N’allez voir ni M. Tibbets ni M. Peck ; et samedi prochain, à deux heures, si vous passez ici, vous saurez ce que je pense de tout cela. »

Sur ce, M. Pike regarda la pendule, je pris mon chapeau et me retirai.

Il n’est pas de séjour plus plaisant qu’une grande capitale, si vous y êtes confortablement établi, si vous avez méthodiquement arrangé l’emploi de votre temps, et si vous savez allier les affaires et les plaisirs en proportion raisonnable. Mais une visite faite en passant à une grande capitale, avec un logement à l’auberge, et, qui pis est, dans une auberge de la Cité, avec l’esprit accablé d’une tourmentante affaire dont vous n’aurez de nouvelles que dans trois jours, avec un chagrin cuisant et une misérable jalousie dans le cœur, sans travail, sans goût pour aucun plaisir, oh ! alors une grande capitale est vraiment un séjour perdu, ennuyeux et oppressif ! c’est le Château de l’indolence, non tel que l’a construit Thomson, mais tel que Beckford l’a dessiné dans son Palais d’Éblis, un espace immense et terrible où vous errez çà et là, montant et descendant, la main posée sur votre cœur, et… Oh ! qui me donnera une coursa au galop sur un cheval à demi dompté, à travers les immenses et vertes solitudes de l’Australie ? Voilà ce qu’il faut à celui qui n’a pas de demeure dans Babylone, et dont la main comprime toujours un cœur consumé d’une lente douleur.

M. Squills m’entraîna le second soir à l’un des petits théâtres, et M. Squills s’amusa cordialement de tout ce qu’il vit, de tout ce qu’il entendit. Et pendant que je faisais des efforts de mâchoire convulsifs pour essayer de rire aussi, je reconnus soudain dans un des acteurs, qui jouait le rôle respectable d’un bedeau de paroisse, un visage que j’avais déjà vu auparavant. Cinq minutes après, j’avais disparu d’à côté de Squills, et j’étais au milieu d’un étrange monde, dans les coulisses.

Mon bedeau était beaucoup trop occupé et trop important pour m’offrir une occasion favorable de l’accoster avant la fin de la pièce. Je m’emparai alors de lui, tandis qu’il partageait amicalement un pot de porter avec un gentleman en culottes noires et en gilet brodé, qui devait jouer le rôle d’un père malheureux dans le drame intime en trois actes par lequel finissaient les plaisirs de la soirée.

« Excusez-moi, lui dis-je ; mais, comme dit très-justement le Cygne : Devrait-on oublier une vieille accointance ?

— Le Cygne, monsieur ! s’écria le bedeau effaré ; jamais le Cygne ne s’est avili par ce maudit jargon écossais.

— La Tweed a ses cygnes aussi bien que l’Avon, monsieur Peacock.

— St… st… chut… chut… ch-u-t ! » murmura le bedeau très-alarmé, en m’examinant d’un œil sauvage de dessous ses sourcils noircis. Puis me prenant par le bras il m’entraîna au loin.

Lorsqu’il fut arrivé aux extrêmes limites de cette petite scène, Peacock me dit :

« Monsieur, vous avez l’avantage sur moi ; je ne me souviens pas de vous. Ah ! vous n’avez pas besoin de me regarder ainsi ! Je ne suis pas, morbleu ! de ceux qui se laissent intimider… C’était tout franc jeu. Si vous voulez jouer avec des gentlemen, monsieur, il faut en subir les conséquences. »

Je m’empressai d’apaiser le digne homme.

« Vraiment, monsieur Peacock, ne vous rappelez-vous pas que j’ai refusé de jouer avec vous ? Et, bien loin de vouloir vous offenser, je viens pour vous faire compliment de votre talent dramatique, et vous demander si vous avez des nouvelles récentes de votre jeune ami, M. Vivian.

— Vivian ?… je n’ai jamais entendu ce nom, monsieur. Vivian ! allons, vous cherchez à me mystifier ; excellent !

— Je vous assure, monsieur Peac…

— St… st… Comment diable avez-vous appris que je m’appelais autrefois Peac… c’est-à-dire qu’on m’appelait Peac… sobriquet familier, pas davantage… laissez-le de côté, monsieur, ou vous me mettrez dans une noble fureur !

— Bien, bien ; quelque nom qu’on lui donne, la rose a son parfum, comme le remarque judicieusement, cette fois au moins, le Cygne. Mais M. Vivian aussi paraît avoir d’autres noms à sa disposition. Je veux parler d’un bel homme, brun, un adolescent plutôt, en compagnie duquel je vous ai rencontré un matin sur la grand’route.

— Oh ! fit M. Peacock d’un air tout rassuré, je sais de qui vous parlez, quoique je ne me rappelle pas avoir jamais eu le plaisir de vous voir. Non, je n’ai pas de nouvelles récentes du jeune homme. Je voudrais savoir ce qu’il fait. C’était un gentilhomme dans mon genre. Le doux Will l’a peint trait pour trait ! Langue de courtisan, œil de savant, épée de soldat. Quelle adresse au billard ! Il aurait fallu le voir chercher cette bulle de savon qu’on appelle la réputation au bruit d’un carambolage ! Je puis dire, continua M. Peacock avec emphase, que c’était un véritable atout… oui, atout ! répéta-t-il en tressaillant, comme si ce mot l’avait piqué. Un atout ! c’était un carreau ! »

Puis, fixant les yeux sur moi, laissant tomber ses bras, entrelaçant ses doigts à la façon de Talma dans le fameux : Qu’en dis-tu ? il reprit d’une voix creuse, lente et distincte :

« Quand… l’avez-vous… vu, jeune… homme ? »

Voyant le jeu tourner contre moi, et ne voulant pas donner à M. Peacock un fil d’Ariane pour retrouver le pauvre Vivian qui semblait, à ma grande satisfaction, avoir planté là cette connaissance plus versatile qu’honorable, je parvins, au moyen de quelques phrases évasives, à tenir la curiosité de M. Peacock à distance, jusqu’à ce qu’on vint l’avertir en hâte de changer de costume pour le drame intime. C’est ainsi que nous nous quittâmes.


CHAPITRE VI.

Je hais les détails de procès autant que peuvent les haïr mes lecteurs ; aussi je me contenterai de dire que M. Pike conduisit si bien toute cette affaire, qu’au bout, non de trois jours, mais, de quinze, l’oncle Jack fut tiré de prison pt mon père déchargé de tous ses engagements, moyennant une somme inférieure des deux tiers à celle qu’on avait d’abord réclamée, et qui avait excité notre horreur et notre indignation. C’était pourtant un arrangement auquel n’aurait rien trouvé à redire le plus rigide formaliste, celui qui exige la signature du chancelier de l’échiquier lui-même, sur l’acquit de ses contributions en retard. Mais cette somme était très-grande encore pour le revenu de mon pauvre père. Les dettes de Jack, les réclamations de l’imprimeur de la société anti-éditoriale (comprenant les planches très-coûteuses commandées avec tant de prodigalité pour l’Histoire des erreurs humaines, et en grande partie achevées) ; par-dessus tout, les engagements contractés pour le Capitaliste, grand arbre vénéneux, comme M. Peck appelait le total, se ramifiant en caractères d’imprimerie, casses, presses, machines, etc., qu’il fallait revendre au tiers de leur valeur ; les annonces, les affiches qui avaient couvert toutes les murailles des Trois-Royaumes au pied desquelles il était permis de jeter les décombres ; les traitements des sténographes et des rédacteurs, dont les droits survivaient au malheureux journal qu’ils avaient tué et enterré ; bref, tout ce que l’ingénuité combinée de l’oncle Jack et de l’imprimeur Peck avait pu réunir pour la ruine complète de la famille Caxton, tout pela formait une somme telle que, même après toutes déductions et réductions, après tout ce qu’on put loyalement exiger des moins pauvres de ces fantômes appelés actionnaires, la fortune de mon père se trouva réduite à un peu plus de huit mille livres sterling, lesquelles, étant placées, sur hypothèque à quatre pour cent, rapportaient juste trois cent soixante-douze livres dix schellings par an, assez pour faire vivre mon père, mais pas assez pour lui permettre de procurer à son fils Pisistrate les avantages de l’éducation qu’on reçoit au collège de la Trinité, à Cambridge. Le coup frappait sur moi plus que sur mon père, et mes jeunes épaules le supportèrent sans trop regimber.

Tout étant réglé à notre satisfaction générale, j’allai faire ma visite d’adieu à sir Sedley Beaudésert. Il m’avait témoigné beaucoup d’amitié durant mon séjour à Londres. J’avais très-souvent déjeuné et dîné avec lui ; je lui avais présenté Squills ; et celui-ci n’eut pas plutôt jeté les yeux sur cette splendide conformation, qu’il se mit à décrire son caractère avec la plus entière exactitude, comme la conséquence nécessaire des facultés que la nature lui avait départies pour jouir des plaisirs rosés de la vie. Sa philosophie consola et enchanta sir Sedley. Nous n’avions plus reparlé du mariage de Fanny, et nous étions tous deux tacitement d’accord pour ne pas prononcer le nom de Trévanion. Mais, à cette dernière visite, tout en gardant la même réserve au sujet de Fanny, il ne fit pas scrupule de parler de son père.

« Eh bien ! mon jeune Athénien, dit-il, après m’avoir félicité du résultat des négociations et s’être vainement efforcé une seconde fois de supporter au moins une partie des pertes de mon père ; eh bien ! je vois que je ne puis insister davantage là-dessus ; mais je mets à votre service le peu de crédit que je peux avoir pour vous faire obtenir une place dans quelque administration publique. Trévanion pourrait sans doute, vous être plus utile ; mais je comprends qu’il ne soit pas l’homme à qui vous voudriez vous adresser.

— Faut-il vous avouer, mon cher sir Sedley, que je n’ai aucun goût pour les affaires publiques ? J’aime trop ma liberté. Depuis que j’ai passé quelque temps dans la vieille tour de mon oncle, je m’explique la moitié de mon caractère par ce sang d’homme des frontières qui coule dans mes veines. Je doute que je sois taillé pour la vie des cités, et j’ai des idées bizarres qui flottent dans ma tête. Elles m’amuseront quand je serai de retour à la maison, et peut-être se fixeront-elles en projets… Maintenant, pour changer de sujet, puis-je vous demander quelle espèce d’individu m’a remplacé comme secrétaire de M. Trévanion ?

— Oh ! il a un individu voûté, à larges épaules, en lunettes et en bas de coton, qui a écrit sur la rente, je crois. Il a dû faire d’imagination ce traité-là, j’en ai peur ; car il n’a jamais touché de rente de sa vie, et je ne crois pas qu’on lui ait souvent confié des capitaux. Cependant c’est un de nos économistes, et il voudrait que Trévanion vendît ses tableaux, comme étant un capital improductif. Plus barbare que la Narcissa de Pope, il ferait bouillir un petit enfant pour composer un cosmétique. Outre ce secrétaire officiel, Trévanion a encore un jeune homme habile, de bonne mine, qu’il aime beaucoup, et en qui il a grande confiance.

— Quel est son nom ?

— Son nom ?… Gower… quelque fils naturel, je pense, de la famille Gower. »

En ce moment entrèrent deux élégants de la société de sir Sedley, et ma visite finit.


CHAPITRE VII.

« Je jure que cela sera ! s’écria mon oncle qui fronça le sourcil et saisit d’un air farouche l’instrument fatal.

— Vraiment, frère, cela ne doit pas être, » dit mon père en posant doucement une de ses pâles mains de savant sur le poignet bruni, martial et osseux du capitaine Roland, tandis qu’il étendait l’autre pour protéger la victime palpitante, si terriblement menacée.

Mon oncle n’avait pas entendu souffler mot de nos pertes, jusqu’à ce que tout eût été réglé et payé ; car nous savions que Roland, cédant à la première impulsion de sa généreuse amitié, eût aussitôt vendu la vieille tour à quelque propriétaire du voisinage ou à quelque procureur agioteur. Austin en danger ! Austin ruiné !… Il n’aurait pas eu de repos avant d’être venu, argent en main, à son secours. Je n’écrivis donc au capitaine que lorsque tout fut arrangé, et alors je lui contai gaiement ce qui était arrivé. Mais si bon marché que j’eusse fait de nos infortunes, ma lettre amena le capitaine à la maison rouge le soir même de mon retour, et environ une heure après moi. Mon oncle n’avait pas vendu la tour, mais il venait prêt à nous enlever vi et armis. Nous devions aller demeurer chez lui et vivre à ses dépens, louer ou vendre la maison de briques, et mettre en nourrice le reste des revenus de mon père pour les accumuler. Et c’est en voyant la résistance opiniâtre de mon père, que mon oncle recula jusque dans le vestibule, où il avait laissé son sac de nuit, et en revint armé d’un vieil étui de chêne. Il pressa un ressort, et de la boîte s’échappa… la généalogie des Caxton.

Elle s’échappa, inonda, comme un Nil sorti de son lit, toute la table, couvrant les livres, les papiers, la boîte à ouvrage de ma mère, le service à thé (car la table, véritable emblème de l’esprit de son propriétaire, était un monde en abrégé) ; puis, descendant sur le tapis, y déroula lentement sa longueur jusqu’à ce qu’elle fût arrêtée par le garde-feu. « Voyons, dit mon oncle d’un ton solennel, il n’y a jamais eu que deux causes de différend entre vous et moi, Austin. L’une a cessé d’être ; pourquoi l’autre subsisterait-elle ? Ah ! ah ! je sais pourquoi vous reculez. Vous pensiez que nous pourrions avoir des disputes à ce sujet.

— Au sujet de quoi, Roland ?

— Au sujet de cela, vous dis-je. Eh bien ! Dieu me damne si la chose arrive ! s’écria mon oncle en rougissant. J’ai beaucoup réfléchi là-dessus, et je ne doute pas que vous n’ayez raison. J’ai donc emporté le vieux parchemin avec moi et vous allez voir que je remplis la lacune comme vous le feriez vous-même. Après cela, j’espère que vous viendrez vivre avec moi, et que nous n’aurons plus jamais aucun sujet de dispute. »

Ce disant, l’oncle Roland cherchait des yeux une plume et de l’encre. Après les avoir trouvées, non sans difficulté, car tout avait été submergé par la généalogie débordée, il se disposait à remplir la lacune, ou hiatus, qui avait donné lieu à tant de mémorables controverses, en inscrivant le nom de William Caxton, imprimeur dans le Sanctuaire, lorsque mon père, qui avait lentement repris haleine et qui s’apercevait enfin du dessein de mon oncle, intervint à temps. Cela vous eût fait du bien au cœur d’entendre les deux frères. Ô inconséquence de la nature humaine ! ils avaient complètement changé de rôle ; mon père était tout pour sir William de Caxton, le héros de Bosworth, et mon oncle tout pour l’immortel imprimeur. La discussion s’anima ; leurs yeux étincelèrent ; leurs voix retentirent, la voix de Roland tonnante et sonore, celle d’Austin aiguë et perçante.

M. Squills se bouchait les oreilles. Ils en étaient arrivés à ce point que mon oncle, à bout d’arguments, s’écria avec colère : « Je jure que cela sera ! » et que mon père, ayant recours à la dernière ressource du pathétique, regarda l’oncle Roland avec des yeux suppliants, et dit d’une voix douce comme la miséricorde : « Vraiment, frère cela ne doit pas être. » Cependant l’aride parchemin se crispait, craquait et tremblait de tous les pores de sa jaune peau.

« Mais, dis-je, intervenant à propos comme la divinité d’Horace ; je ne vois pas qu’aucun de vous, messieurs, ait le droit de disposer de mes ancêtres. Il est évident que nul homme ne possède rien dans sa postérité. Sa postérité, elle, pourra la posséder ; mais du diable si ses arrière-petits-enfants ajoutent la moindre des choses à son bien-être.

Squills. — Écoutez, écoutez !

Pisistrate (s’échauffant). Mais les ancêtres d’un homme font positivement partie de sa propriété. Sans parler de ses arpents de terre, n’hérite-t-on pas souvent, d’un ancêtre éloigné de dix générations, sa constitution, son tempérament, ses manières, son caractère, sa nature ? Bien plus, sans cet ancêtre, serait-on jamais né ?… Un Squills vous aurait-il introduit dans le monde, ou une nourrice porté upo kolpo ?

Squills. — Écoutez, écoutez !

Pisistrate (avec une émotion pleine de dignité). — Aussi nul homme n’a le droit de dépouiller d’un trait de plume un autre homme d’un de ses ancêtres, ses motifs fussent-ils les plus bienveillants. Dans le cas présent, vous direz peut-être que l’ancêtre en question, imprimeur ou chevalier, est apocryphe. Soit ; mais, là où l’histoire est en défaut, vous déciderez-vous par pur sentiment ? Tant que le doute plane sur tous deux, mon imagination s’approprie l’un et l’autre. Je puis vénérer tantôt la science et l’industrie dans l’imprimeur, tantôt la valeur et le dévouement dans le chevalier. Ce doute heureux me donne deux grands ancêtres, et par eux deux séries d’idées qui, selon les circonstances, influent sur ma conduite. Je ne vous permettrai pas, capitaine Roland, de me ravir un de ces deux ancêtres, une de ces séries d’idées. Laissez donc béant ce vide sacré, ne le profanez pas. Acceptez ce compromis de courtoisie chevaleresque : tant que mon père demeurera avec le capitaine, nous croirons à l’imprimeur ; lorsqu’il sera loin du capitaine, nous serons pour le chevalier.

— Bien ! s’écria l’oncle Roland, lorsque je m’arrêtai un peu hors d’haleine.

— Et puis, dit ma mère avec douceur, je pense, Austin, qu’on peut arranger les choses de manière à contenter tout le monde. Il est tout à fait triste de penser que le pauvre Roland et la chère petite Blanche restent tout seuls dans la tour, et je suis sûre que nous serions beaucoup plus heureux ensemble.

— Là ! s’écria Roland qui triomphait. Si vous n’êtes pas le plus obstiné, le plus entêté et le plus insensible des animaux de ce monde, et je ne crois pas que vous le soyez, frère Austin, il n’y a plus un mot à dire après ce discours vraiment superbe de votre femme.

— Mais, Roland, nous n’avons pas encore entendu Kitty jusqu’au bout.

— Je vous demande pardon mille fois, madame… ma sœur, dit le capitaine en s’inclinant.

— Eh bien ! j’allais ajouter, reprit ma mère, que nous irons demeurer chez vous, Roland, et joindre ensemble nos petites fortunes. Blanche et moi, nous prendrons soin de la maison, et nous serons juste deux fois aussi riches ensemble que nous le sommes séparément.

— Jolie sorte d’hospitalité que celle-là ! grommela le capitaine. Je ne m’attendais pas à pareil traitement. Non, non ; il faut que vous mettiez de côté pour ce garçon. Qu’adviendra-t-il de lui ?

— Mais nous mettrons tous de côté pour lui, dit ma mère avec simplicité, vous aussi bien qu’Austin ; nous aurons plus à économiser si nous avons plus à dépenser.

— Ah ! économiser, c’est facile à dire ; il y aurait du plaisir à économiser alors ! dit le capitaine tristement.

— Et qu’adviendra-t-il de moi ? s’écria Squills avec une grande pétulance. Va-t-on me laisser ici dans mes vieux jours, sans un être raisonnable à qui parler, sans une autre maison dans le village où l’on puisse avoir une goutte de punch passable ! Peste soit de vos deux maisons ! comme disait cet individu, l’autre soir au théâtre.

— Il y a place pour un docteur dans notre voisinage, monsieur Squills, dit le capitaine. Je sais que le gentleman de votre profession qui nous soigne veut vendre sa clientèle.

— Humph ! c’est un voisinage horriblement sain, je soupçonne !

— Mais, oui, malheureusement, monsieur Squills ; toutefois, si vous vous en mêlez, dit mon oncle malicieusement, un grand changement pour le mieux peut s’effectuer sous ce rapport. »

M. Squills allait répliquer, quand drelin-drelin-tin-tin ! tout à coup la sonnette de la grande porte fut secouée d’une manière si vigoureuse, si impatiente et si familière, que nous nous levâmes tous en sursaut, nous regardant avec surprise. Qui pouvait-ce bien être ? Nous ne restâmes pas longtemps en suspens ; car un instant après, la voix de l’oncle Jack, toujours claire et distincte, retentit dans le vestibule. Nous nous regardions encore stupéfaits, lorsque M. Tibbets, un cache-nez tout neuf autour du cou, et un paletot très-confortable du meilleur drap de Saxe sur le dos, se précipita dans la chambre, entraînant avec lui une quantité considérable d’air froid, qu’il se hâta de fondre, d’abord dans les bras de mon père, puis dans ceux de ma mère. Il se dirigea ensuite vers le capitaine ; mais celui-ci se réfugia derrière une petite table, avec un : « Hem ! monsieur… Jack… hem, hem ! » Ayant échoué de ce côté, M. Tibbets se débarrassa de ce qui restait de froid après son paletot, en le frottant contre votre humble serviteur, donna une tape amicale à Squills sur le dos, et alla ensuite se mettre dans sa position favorite devant le feu.

« Je vous ai fait une surprise, eh ? dit l’oncle Jack en se dépouillant de son paletot devant la cheminée ; mais non, ce n’est pas une surprise ; vous deviez connaître le cœur de Jack, vous du moins, Austin Caxton, qui savez tout ; vous avez dû voir qu’il regorge des émotions les plus tendres et les plus fraternelles, qu’une fois délivré de cette maudite prison (vous pouvez vous figurer quel triste séjour cela fait, monsieur), je n’aurais de repos ni jour ni nuit avant d’être accouru ici… ici, au cher nid de famille, pauvre pigeon blessé que je suis ! » ajouta pathétiquement l’oncle Jack, après avoir tiré son mouchoir de son paletot, qu’il venait de jeter sur le fauteuil de mon père.

Pas un mot ne fut répondu à cette touchante péroraison d’un si éloquent discours. Ma mère baissait sa jolie tête et paraissait honteuse. Mon oncle recula tout à fait dans le coin, attirant après lui sa petite table, de manière à se retrancher derrière une fortification complète. M. Squills saisit la plume que Roland avait jetée, et se mit à la tailler avec fureur, c’est-à-dire à la découper par morceaux, montrant ainsi symboliquement comment il voudrait traiter l’oncle Jack, si jamais il pouvait le bien tenir entre ses mains habiles en opérations. Je me penchais sur la généalogie, et mon père essuyait ses lunettes.

Ce silence aurait été effrayant pour quelque autre ; l’oncle Jack ne s’effrayait de rien.

L’oncle Jack se tourna vers le feu, et se chauffa d’abord un pied, puis l’autre. Après cette confortable cérémonie, il se retourna vers la société, et reprit d’un air rêveur, comme s’il eût répondu à quelques observations imaginaires :

« Oui, oui ; vous avez bien raison, et cela a été une spéculation diaboliquement malheureuse ; mais je me suis laissé mener par ce coquin de Peck. Je lui disais : « Capitaliste ! allons donc… il n’y a pas là de quoi intéresser le peuple… cela ne s’adresse pas au grand public ! C’est une classe bien peu nombreuse que celle des capitalistes ; mieux vaut nous jeter hardiment du côté du peuple. Oui, disais-je, prenez le titre d’Anticapitaliste. » Morbleu ! monsieur, nous aurions tout emporté devant nous ; mais j’étais dominé. L’Anticapitaliste ! … quelle idée ! C’était s’adresser à tout le monde lisant, monsieur ; chacun hait le capitaliste… chacun voudrait avoir l’argent de son voisin. L’Anticapitaliste ! Nous nous serions propagés comme le feu grégeois dans les villes manufacturières. Mais que pouvais-je faire ?

— John Tibbets, dit mon père d’un ton solennel, Capitaliste ou Anticapitaliste, tu avais le droit de suivre ton penchant, quel qu’il fût, pourvu toutefois que tu n’eusses dépensé que ton argent. Tu ne vois pas la chose à son vrai point de vue, John Tibbets ; et un peu de repentir devant ceux à qui tu as fait tort ne messiérait pas au fils de ton père, au frère de ta sœur ! »

Jamais réprimande aussi sévère n’était sortie d’entre les douces lèvres d’Austin Caxton, et je levai les yeux avec un frisson de pitié, m’attendant à voir John Tibbets s’enfoncer peu à peu et disparaître sous le plancher.

« Du repentir ! s’écria l’oncle Jack, en bondissant comme s’il avait été frappé d’un coup de feu. Et croyez-vous donc que j’aie un cœur de pierre ponce ? Croyez-vous que je ne me repente pas ? Je n’ai fait que me repentir… Je me repentirai jusqu’au jour de ma mort.

— Alors il n’y a plus rien à dire, Jack, s’écria mon père en se radoucissant et lui tendant la main.

— Oui ! s’écria M. Tibbets, qui saisit cette main et la pressa sur le cœur qu’il venait de défendre contre le soupçon d’être une pierre ponce… Oui, je me repens d’avoir eu confiance en cette entêtée canaille, en ce ladre de Peck ; de l’avoir laissé prendre ce titre de Capitaliste, en dépit de toutes mes convictions, tandis que l’Anti

— Bah | fit mon père en retirant sa main.

— John, dit ma mère gravement et avec des larmes dans la voix, vous oubliez qui vous a délivré de prison… Vous oubliez qui vous avez failli envoyer en prison… Vous oubl…

— Chut ! chut ! reprit mon père, qu’il ne soit pas question de cela. C’est vous qui oubliez, ma chère, les obligations que j’ai à Jack. Il a réduit ma fortune de moitié, c’est vrai ; mais je crois aussi qu’il a rendu deux fois plus grands qu’avant les trois cœurs où sont mes vrais trésors,… Pisistrate, mon ami, sonnez.

— Ma chère Kitty, s’écria l’oncle Jack d’une voix dolente en se glissant auprès de ma mère, ne soyez pas si dure pour moi. Je croyais faire votre fortune à tous… Je le croyais vraiment. »

Ici le domestique entra.

« Veillez à ce que les effets de M. Tibbets soient portés dans sa chambre. Qu’on y fasse un bon feu, » dit mon père.

L’oncle Jack continua fièrement :

« Et je veux faire encore votre fortune à tous. Je l’ai là ! et il se frappa la tête.

— Attendez un instant, dit mon père au domestique qui s’était dirigé vers la porte ; attendez un instant, répéta-t-il d’un air très-effrayé ; peut-être que M. Tibbets préfère l’auberge.

— Austin, dit l’oncle Jack avec émotion, si j’étais un chien sans autre domaine qu’un chenil, et si vous veniez me demander abri, j’en sortirais pour vous laisser le meilleur de la paille. »

Cette fois mon père fut tout à fait ému.

« Que Primmins ait soin de bien arranger tout pour M. Tibbets, dit-il en renvoyant le domestique d’un signe de la main. Donnez-nous quelque chose de bon à souper, Kitty, ma chère… et le plus grand bol de punch. Aimez-vous le punch, Jack ?

— Le punch, Austin ! » dit l’oncle Jack en portant son mouchoir à ses yeux.

Le capitaine repoussa la petite table, traversa la chambre et vint serrer la main à l’oncle Jack ; ma mère se cacha la figure dans son tablier et se sauva vivement. Pour Squills, il me dit à l’oreille :

« Tout cela vient des sécrétions biliaires. Il ne pourrait s’expliquer cela, celui qui ne connaît pas votre père et la délicate organisation de son…, foie ! »


  1. Tibulle, Élégies, III, iv, 55.
  2. En anglais.