Aventures de Pisitrate Caxton/Partie 10

Traduction par Édouard Sheffter.
Hachette (p. 276-308).


DIXIÈME PARTIE.


CHAPITRE PREMIER.

Les conjectures de mon oncle au sujet de la famille de Francis Vivian me parurent une découverte positive. Il était très-vraisemblable que, se voyant contrarié dans un amour opiniâtre que nul père n’aurait sanctionné, ce jeune homme volontaire s’était irrité et jeté seul au milieu du monde.

Cette explication m’était d’autant plus agréable, qu’elle éclaircissait tout ce qui paraissait moins honorable dans le mystère dont s’environnait Vivian. Je n’aurais pu m’habituer à croire qu’il eût commis quelque action basse et criminelle, encore que je pensasse qu’il avait été coupable par légèreté. Il était naturel que le caractère équivoque de la société au milieu de laquelle il s’était lancé, voyageur sans amis, n’eût pas révolté son esprit plein d’audace et de curiosité et son caractère aventureux ; mais il était naturel aussi que les habitudes résultant d’une naissance distinguée, et cette éducation muette que les Anglais de bonne famille reçoivent ordinairement dès le berceau, eussent préservé son honneur à travers toutes les vicissitudes. L’orgueil, les préjugés, les défauts des gens bien nés, avaient assurément conservé chez lui toute leur force ; pourquoi les qualités meilleures n’auraient-elles pas de même survécu en lui, quoique momentanément étouffées ? Je me sentais reconnaissant envers Dieu de ce que Vivian retournait dans un élément où il pourrait purifier son esprit, et se mettre en état de rentrer dans la sphère à laquelle il appartenait ; je me sentais reconnaissant aussi de ce que nous pourrions nous revoir, et de ce que notre demi-intimité se pourrait changer en bonne et franche amitié.

Ce fut avec ces pensées que je pris mon chapeau le lendemain matin pour me mettre à la recherche de Vivian, et juger si nous avions trouvé le vrai fil, lorsqu’un bruit assez rare à notre porte nous fit tressaillir. C’était le coup frappé par le facteur de la poste. Mon père était au Muséum ; ma mère avait une conférence importante avec Mme Primmins, ou s’occupait avec elle des préparatifs de notre prochain départ ; Roland, Blanche et moi, nous étions au salon.

« La lettre n’est pas pour moi, dit Pisistrate.

— Ni pour moi, j’en suis sûr, » dit le capitaine.

Mais la servante entra et le confondit, car la lettre était pour lui. Il la prit avec étonnement et d’un air soupçonneux, comme Glumdalclitch prit Gulliver, ou comme, si nous sommes naturalistes, nous prenons une chose inconnue dont nous ne sommes pas bien sûrs de n’être pas mordus ou piqués.

Ah ! elle vous a piqué ou mordu, capitaine Roland, car vous avez tressailli, vous avez changé de couleur ; vous étouffez un cri en brisant le cachet, vous respirez à peine en la lisant ! La lettre paraît courte, mais vous êtes longtemps à la lire, parce que vous la recommencez plusieurs fois. Puis vous la pliez ; vous la froissez, vous la mettez dans la poche de côté de votre habit ; vous regardez autour de vous comme un homme qui se réveille d’un rêve. Est-ce un rêve de douleur ou de plaisir ? En vérité, je ne puis deviner ; car on ne voit sur ce visage d’aigle ni douleur ni plaisir, mais plutôt de la crainte, de l’agitation, de l’égarement. Toutefois ces yeux sont brillants, et un sourire se dessine sur cette lèvre de fer.

J’ai dit que mon oncle regarda autour de lui ; il demanda précipitamment sa canne et son chapeau, et se mit à boutonner son habit sur sa large poitrine, quoique le jour fût assez chaud pour faire déboutonner tous les habits.

« Vous n’allez pas sortir, mon oncle ?

— Si fait, si fait.

— Mais êtes-vous assez fort ? Permettez que je vous accompagne.

— Non, jeune homme, non ! Blanche, venez ici. » Il prit l’enfant dans ses bras, la contempla avec anxiété et l’embrassa. « Vous ne m’avez jamais fait de chagrin, Blanche. Dites : Que Dieu vous bénisse et vous protège, mon père !

— Que Dieu bénisse et protège mon cher, mon bien cher papa ! répéta Blanche en joignant ses petites mains comme pour prier.

— Là ! cela doit me porter bonheur, Blanche, » dit gaiement le capitaine en remettant l’enfant à terre. Puis prenant la canne que lui tendait la servante, il mit résolûment son chapeau sur sa tête et sortit vivement.

De la fenêtre, je le vis descendre la rue aussi joyeux que s’il se fût agi d’assiéger Badajoz.

« Oui, Dieu te protège ! » m’écriai-je involontairement.

Et Blanche s’empara de ma main, et me dit de son air le plus charmant (car elle en avait plusieurs, tous charmants) : « Je voudrais que vous vinssiez avec nous, cousin Sisty, pour m’aider à aimer papa. Pauvre papa ! il a besoin de nous deux ; il a besoin de tout l’amour que nous pouvons lui donner !

— C’est vrai, ma chère Blanche ; et je trouve que nous avons bien tort de ne pas demeurer tous ensemble. Votre papa ne devrait pas aller à sa tour, qui est au bout du monde ; il devrait venir dans notre gentille petite maison, où il y a un jardin rempli de fleurs dont vous seriez la reine de mai, depuis mai jusqu’en novembre ; sans parler d’un canard qui a plus d’esprit qu’aucune des créatures de ces fables que je vous ai données l’autre jour, »

Blanche se mit à rire et à battre des mains. « Oh ! que ce serait gentil ! » s’écria-t-elle. Mais ici elle s’arrêta, puis ajouta gravement : « Mais voyez-vous, il n’y aurait pas la tour pour aimer papa ; et je suis sûre que la tour doit l’aimer beaucoup, parce qu’il l’aime tendrement, lui. »

Ce fut à mon tour de rire.

« Je vois ce que c’est, petite sorcière ! vous voudriez nous amener à force de caresses à aller demeurer avec vous et les chouettes ! Pour ma part, j’y consens de tout mon cœur.

— Sisty, reprit Blanche avec une effrayante solennité, savez-vous la pensée qui m’est venue ?

— Non, mademoiselle. Qu’est-ce donc ? quelque chose de bien noir, de bien horrible, d’après ce que je puis juger ; vous avez l’air si sérieux !

— Eh bien ! j’ai pensé, continua Blanche sur le même ton solennel, et sans que la moindre rougeur vînt colorer ses joues, j’ai pensé que je deviendrais votre petite femme ; et de cette manière nous demeurerons tous ensemble. »

Blanche ne rougit pas ; mais quant à moi je rougis.

« Demandez-moi cela dans dix ans, si vous l’osez, impudente petite créature ! Et maintenant courez auprès de Mme Primmins, et dites-lui de veiller sur vous, car il faut que je vous dise adieu. »

Mais Blanche ne s’éloigna pas, et sa dignité parut excessivement blessée de l’accueil que j’avais fait à son alarmante proposition ; car elle alla bouder dans un coin et s’assit avec une grande majesté.

Je la laissai là pour me rendre chez Vivian. Il était sorti ; mais voyant des livres sur la table, et n’ayant rien à faire, je résolus d’attendre son retour. Je tenais assez du caractère de mon père pour me passer de compagnie quand j’avais des livres. À côté de quelques ouvrages plus sérieux que j’avais recommandés à Vivian, je trouvai des romans français qu’il avait pris dans un cabinet de lecture. J’eus la curiosité de les lire ; car, à l’exception des vieux romans classiques de la France, cette vaste branche de sa littérature populaire était alors nouvelle pour moi. Je fus bientôt intéressé ; mais quel intérêt !… celui qu’exciterait un cauchemar, si on pouvait l’extraire de son sommeil et se mettre à l’examiner. À côté d’une pénétration éblouissante, à côté d’une profonde connaissance de ces replis du cœur humain, dont Gœthe parlait sans doute en disant quelque part (si ma mémoire ne me trompe pas et si je ne le cite pas à faux, et je ne répondrais pas que non) : « Il y a dans le cœur de tout homme quelque chose qui nous le ferait haïr, si nous pouvions le connaître ! » À côté de tout cela et de beaucoup d’autres qualités qui témoignaient d’une audace prodigieuse et d’une rare vigueur d’intelligence, quelle étrange exagération ! quelle fausse noblesse de sentiment ! quelle inconcevable perversité de raisonnement ! quelle infernale démoralisation ! L’artiste véritable est souvent obligé de nous intéresser, soit dans un roman, soit dans un drame, à un caractère vicieux et criminel, mais il ne nous fait pas moins détester le vice ou le crime ; tandis qu’ici mon intérêt se trouve sollicité non-seulement pour le scélérat (ce qui est parfaitement admissible : Macbeth et Lovelace m’intéressent beaucoup), mais encore pour la scélératesse, qu’on cherche à me faire admirer et avec laquelle on voudrait me faire sympathiser ! Ce n’était pas non plus tant la confusion du bien et du mal dans un caractère individuel qui me choquait si fort ; mais plutôt l’aspect de toute la société représentée sous des couleurs si hideuses, que, si elles étaient vraies, ce ne serait pas vers une révolution qu’on marcherait, ce serait vers un déluge. Ce qui me révoltait, c’était la haine qu’on s’efforçait d’inspirer au pauvre contre le riche ; c’était la guerre qu’on allumait entre eux ; c’était cette basse jalousie contre toutes les supériorités, qui aime à se manifester en ne reconnaissant de vertu que sous la blouse, et en prétendant qu’un homme doit être un coquin parce qu’il appartient à cette classe de la société dans laquelle, grâce aux bienfaits de l’éducation, grâce au concours des circonstances, l’infamie est la chose la moins probable et la moins naturelle[1]. C’était tout cela, et mille autres choses pires encore, qui bouleversait ma tête à mesure que les heures s’écoulaient et que je regardais, comme fasciné, ces chimères et ces typhons, symboles du principe de destruction. « Pauvre Vivian, m’écriai-je en me levant enfin, si tu lis ces livres avec plaisir, ou par habitude, je ne m’étonne plus que tu m’aies paru si obtus sur le juste et l’injuste. Il y a peut-être sur ton crâne une vaste cavité à l’endroit où devrait ressortir pleinement la bosse de la conscience ! » Néanmoins, pour rendre justice à ces démoniaques, grâce à leur secours pestilentiel, le temps s’était passé presque inaperçu pour moi, et je fus surpris en voyant à ma montre qu’il était déjà fort tard.

Je venais de prendre la résolution de laisser un mot d’écrit pour fixer un rendez-vous à Vivian, et de rentrer chez moi, lorsque je l’entendis frapper à la porte. C’était un coup très-caractéristique, un coup fier, impatient, irrégulier ; ce n’était pas un coup net, symétrique, harmonieux, sans prétention ; non, c’était un coup de matamore, un coup plein d’ostentation, un coup irrité et provocateur, impiger et iracundus.

Toutefois le pas que j’entendis dans l’escalier ne répondit pas à ce coup ; c’était un pas léger quoique ferme, lent quoique élastique.

La servante qui avait ouvert la porte avait sans doute informé Vivian de ma visite, car il ne parut pas surpris de me voir ; mais il jeta autour de la chambre ce regard précipité et soupçonneux d’un homme qui a laissé ses papiers dehors, et qui trouve assis au milieu de ses secrets sans défense quelque oisif dont la discrétion ne lui inspire pas une grande confiance. Ce regard n’était pas flatteur pour moi ; mais ma conscience était si exempte de tout reproche, que je rejetai tout blâme sur le caractère soupçonneux de Vivian.

« Il y a trois heures au moins que je suis ici, dis-je malicieusement.

— Trois heures ! et le même regard parcourut la chambre.

— Et voici le pire secret que j’aie découvert. Je lui montrais du doigt ces Manichéens de la littérature.

— Ah ! dit-il avec insouciance, des romans français ! Je ne m’étonne pas que vous soyez resté si longtemps. Il m’est impossible de lire vos romans anglais ; je les trouve plats et insipides. Dans ceux-ci il y a la vérité et la vie !

— La vérité et la vie ! m’écriai-je tandis que mes cheveux se dressaient d’étonnement sur ma tête. Hourra donc pour le mensonge et la mort !

— Ils ne vous plaisent pas ! On ne peut pas disputer des goûts.

— Je vous demande pardon ; je trouve que votre goût est mauvais, si vous prenez réellement pour la vérité ces monstres hideux et infâmes. Pour l’amour du ciel, mon cher ami, ne pensez pas qu’en Angleterre un homme pût arriver ailleurs qu’à Old-Bailey ou Norfolk-Island, s’il réglait sa conduite d’après des idées aussi extraordinairement fausses que celles que je trouve ici.

— De combien d’années êtes-vous plus vieux que moi, demanda Vivian avec ironie, que vous jouiez ainsi le mentor et corrigiez mon ignorance du monde ?

— Vivian, ce n’est pas l’âge ni l’expérience qui parlent ici, c’est quelque chose de plus sage qu’eux : l’instinct du cœur et l’honneur d’un gentilhomme.

— Bien, bien, dit Vivian un peu troublé, laissez ces pauvres livres ; vous savez mon opinion : les livres n’exercent jamais une grande influence sur nous.

— Par la grande bibliothèque égyptienne et l’âme de Diodore ! je voudrais que vous entendissiez mon père sur ce point. Allons, ajoutai-je avec une noble compassion, allons, il n’est pas trop tard ; laissez-moi vous présenter à mon père. Je consens à lire des romans français toute ma vie, si un seul entretien avec Austin Caxton ne vous renvoie pas chez vous le visage plus épanoui et le cœur plus léger. Allons, venez dîner avec nous aujourd’hui.

— Impossible, dit Vivian un peu troublé, impossible ; je quitte Londres aujourd’hui-même. Une autrefois peut-être… Car, ajouta-t-il froidement, nous nous reverrons sans doute.

— Je l’espère, répliquai-je en serrant sa main ; c’est vraisemblable, puisque malgré vous j’ai deviné votre secret, votre naissance et votre famille.

— Quoi ! s’écria Vivian en pâlissant et se mordant les lèvres ; que voulez-vous dire ? parlez.

— Eh bien donc, n’êtes-vous pas le fils perdu et fugitif du colonel Vivian ? Allons, dites la vérité ; ayez confiance en moi. »

Vivian poussa quelques brusques soupirs ; puis s’asseyant, il s’appuya la figure sur la table, comme s’il avait été confus de se voir découvert.

« Vous approchez du vrai, dit-il enfin ; mais ne m’interrogez pas davantage en ce moment. Quelque jour, s’écria-t-il impétueusement en se relevant tout à coup, quelque jour vous saurez tout ! Oui, un jour, si je vis, quand ce nom aura conquis une belle place dans le monde, quand le monde sera à mes pieds ! » Il étendit la main droite comme pour s’emparer de l’espace, et ajouta avec son froid sourire : « Des rêves, encore des rêves !… Maintenant, examinez ce papier. » Et il me tendit un mémorandum tout hérissé de chiffres. « C’est, je crois, la note de tout l’argent que je vous dois. Dans quelques jours je m’acquitterai. Donnez-moi votre adresse.

— Oh ! m’écriai-je tristement, pouvez-vous me parler d’argent, Vivian ?

— C’est un instinct de cet honneur que vous me vantez si souvent, répondit-il en rougissant. Pardonnez-moi.

— Voici mon adresse, dis-je en me baissant pour écrire et pour cacher la blessure qu’il venait de me faire. Vous vous en servirez souvent, j’espère, et vous me direz que vous êtes heureux.

— Quand je serai heureux, vous le saurez.

— Vous ne me demandez pas de lettre d’introduction pour Trévanion ? »

Vivian hésita. « Non je ne pense pas. Si jamais j’en ai besoin, je vous écrirai. »

Je pris mon chapeau, me disposant à partir, car j’étais encore glacé et blessé, lorsque, comme par une impulsion irrésistible, Vivian vint vivement à moi, jeta ses bras autour de mon cou et m’embrassa comme un frère embrassa un frère.

« Pardonnez-moi ! s’écria-t-il tout ému ; je ne croyais pas aimer quelqu’un comme vous vous êtes fait aimer de moi, malgré moi. Si vous ne devenez pas mon bon ange, c’est que ma nature et l’habitude seront trop fortes contre vous. Nous nous reverrons certainement quelque jour. En attendant, j’aurai le temps de voir si le monde est vraiment mon huître que je puis ouvrir avec mon épée[2]. Je veux être aut Cæsar aut nullus. C’est à peu près tout le latin que je pourrais citer. Si je deviens César, les hommes me pardonneront tous les moyens par lesquels je serai arrivé. Si je reste nullus, il y a une rivière à Londres, et dans chaque rue on peut acheter une corde !

— Vivian ! Vivian !

— Partez maintenant, mon cher ami, tandis que mon cœur est attendri. Partez avant que je vous blesse par quelque retour du grossier Adam. Partez ! » Et, me prenant doucement par le bras, Francis Vivian me fit sortir de la chambre, puis rentra et ferma sa porte.

Ah ! si j’avais pu lui laisser Robert Hall au lieu de ces exécrables typhons ! Mais ce remède lui eût-il convenu, ou bien la terrible expérience à la main de fer devait-elle lui en prescrire de plus violents ?


CHAPITRE II.

Lorsque je rentrai, c’est-à-dire au moment où l’on se mettait à table pour le dîner, Roland n’était pas de retour, et il ne revint que tard dans la soirée. Quand nous nous levâmes tous pour lui faire accueil, nos regards l’examinèrent curieusement ; mais son visage était comme un masque… froid, rigide, mystérieux.

Il referma soigneusement la porte derrière lui, s’approcha de la cheminée, et s’appuya contre elle, debout et calme ; puis, après quelques instants, il demanda :

« Blanche est-elle couchée ?

— Oui, répondit ma mère ; mais je suis sûre qu’elle ne dort pas. Elle m’a fait promettre de l’avertir de votre retour. »

Le front de Roland s’éclaircit.

« Demain, sœur, reprit-il lentement, vous chargerez-vous de lui faire faire une robe de deuil convenable ?… Mon fils est mort.

— Mort ! nous écriâmes-nous tous d’une voix, en l’entourant aussitôt. Mort ! impossible. Vous ne le pourriez dire avec tant de calme. Mort ! Comment le savez-vous ? On peut vous tromper… Qui vous l’a dit ? Qui vous le fait croire ?

— J’ai vu sa dépouille mortelle, répondit mon oncle avec le même calme lugubre. Nous porterons tous son deuil. Pisistrate, vous voilà maintenant l’héritier de mon nom, aussi bien que de celui de votre père… Bonne nuit ! Excusez-moi, vous tous qui m’êtes si chers et qui m’aimez ; je suis épuisé de fatigue. »

Roland alluma sa bougie et s’éloigna, nous laissant comme foudroyés. Mais il rentra… jeta un coup d’œil autour de la chambre… prit son livre, ouvert à son passage favori… nous salua de la tête, et disparut. Nous nous regardâmes comme si nous avions vu un fantôme. Ensuite mon père se leva, sortit, et resta dans la chambre de Roland presque jusqu’au jour. Nous restâmes levés, ma mère et moi, jusqu’à son retour. Sa physionomie si douce était profondément triste.

« Qu’y a-t-il père ? Pouvez-vous nous en dire davantage ? »

Mon père secoua la tête.

« Roland nous prie d’être toujours aussi discrets que nous l’avons été jusqu’à présent, et de ne jamais prononcer devant lui le nom de son fils. Paix au vivant comme au mort ! Cela change nos plans, Kitty. Il faut que nous allions tous en Cumberland… nous ne pouvons laisser Roland ainsi.

— Pauvre, pauvre Roland ! dit ma mère à travers ses larmes. Et penser que le père et le fils n’étaient pas réconciliés ! Mais Roland lui pardonne maintenant… oh oui, maintenant !

— Ce n’est pas Roland qui est à blâmer, reprit mon père presque avec colère ; c’est… mais suffit. Il faut que nous quittions Londres le plus tôt que nous pourrons. Roland se consolera dans l’air natal de ses vieilles ruines. »

Nous allâmes nous coucher tristement.

« Voilà donc la fin d’un des grands objets de ma vie ! pensai-je. J’avais espéré réunir ces deux êtres. Mais, hélas ! quel réconciliateur que le tombeau ! »


CHAPITRE III.

Trois jours durant, mon oncle ne quitta pas sa chambre ; mais il reçut de fréquentes visites d’un homme de loi. Mon père laissa échapper quelques mots qui semblaient impliquer que le défunt avait des dettes et que le pauvre capitaine donnait hypothèque sur sa petite propriété.

Roland ayant dit qu’il avait vu la dépouille mortelle de son fils, je me persuadai d’abord que nous assisterions à ses funérailles ; mais il n’en fut pas question.

Le quatrième jour, Roland en grand deuil monta dans un fiacre avec l’homme de loi, et resta absent environ deux heures. Je ne doutai pas qu’il n’eût tranquillement rendu les derniers devoirs à son fils.

À son retour, il s’enferma de nouveau pour le reste de la journée, et ne voulut même pas voir mon père. Mais le lendemain matin il fit son apparition accoutumée, et il me sembla même plus joyeux que je ne l’avais connu jusqu’alors, soit qu’il jouât un rôle, soit que ses pires craintes fussent passées et que la tombe fût moins cruelle que l’incertitude. Le jour suivant, nous nous mîmes tous en route pour le Cumberland.

Dans l’intervalle, l’oncle Jack avait été presque constamment à la maison, et, pour lui rendre justice, il avait paru sincèrement affligé du malheur de Roland. L’oncle Jack ne manquait pas de cœur ; mais ce cœur était difficile à trouver, si, pour y arriver, vous preniez un détour qui passait par ses poches.

Le digne spéculateur avait beaucoup d’affaires à terminer avec mon père avant notre départ. La Société anti-éditoriale avait été fondée, et c’était grâce à cette association fraternelle que le grand ouvrage devait venir au monde. Le nouveau journal, le Times littéraire, était aussi très-avancé. Il n’avait pas encore paru ; mais mon père y était très-intéressé. On avait fait pour son début d’immenses préparatifs, et deux ou trois messieurs en noir, dont l’un ressemblait à un homme de loi, le second à un imprimeur, et le troisième à un juif, vinrent deux fois avec des papiers d’un aspect formidable. Tous ces préliminaires arrangés, la dernière chose que j’entendis dire à l’oncle Jack, en tapant sur le dos de mon père, fut :

« Votre gloire et votre fortune sont faites à présent ! Vous pouvez dormir en sûreté, car vous me laissez bien éveillé. Jack Tibbets ne dort jamais ! »

J’avais trouvé étrange que, depuis mon brusque départ de l’hôtel de Trévanion, ni lui ni lady Ellinor n’eussent paru penser à aucun de nous. Mais la veille même de notre départ, arriva pour moi un billet de Trévanion, daté de sa campagne favorite, et accompagné d’un présent de livres rares pour mon père. Il disait, en quelques mots, qu’on avait été malade dans sa famille, ce qui l’avait obligé de quitter Londres pour changer d’air, mais que lady Ellinor espérait rendre visite à ma mère la semaine prochaine. Il avait trouvé parmi ses livres quelques ouvrages curieux du moyen âge, et entre autres un Cardan complet, qu’il savait que mon père désirait avoir, et qu’il lui envoyait. Du reste, aucune allusion à ce qui s’était passé entre nous.

En réponse à ce billet, après avoir exprimé les remercîments de mon père, qui s’empara du Cardan (édition de Lyon, 1663, 10 vol. in-folio) comme un ver à soie s’empare d’une feuille de mûrier, je parlai du regret que nous avions de ne pouvoir espérer la visite de lady Ellinor, parce que nous étions à la veille de quitter Londres. J’aurais ajouté quelque chose au sujet de la perte qu’avait faite mon oncle ; mais mon père pensa que, puisque Roland reculait devant toute mention de son fils, même par ses plus proches parents, il désirait sans doute ne pas faire parade de son affliction en dehors de ce cercle.

L’on avait été malade dans la famille Trévanion ! Sur qui la maladie était-elle tombée ? Je ne pouvais me contenter de cette expression générale, et je portai moi-même ma réponse à l’hôtel de Trévanion, au lieu de la mettre à la poste. À mes questions, le concierge répondit qu’on attendait toute la famille pour la fin de la semaine ; qu’il avait appris que lady Ellinor et miss Trévanion avaient été souffrantes, mais qu’elles allaient mieux. Je laissai ma lettre, avec ordre de la faire parvenir, et mes blessures saignèrent de nouveau, quand je m’éloignai de cette maison.

Nous eûmes toute la diligence à nous seuls pour ce voyage, qui fut silencieux et monotone jusqu’à notre arrivée en une petite ville distante d’environ huit milles de la résidence de mon oncle, et où il nous fallut prendre un chemin de traverse. Mon oncle insista pour nous précéder et partir cette nuit même. Quoiqu’il eût écrit avant notre départ, pour annoncer notre arrivée, il craignait que la pauvre tour ne fît pas sa meilleure figure. Il partit donc seul, et nous couchâmes à l’auberge.

Le lendemain de bonne heure, nous louâmes une accélérée ; car jamais une chaise n’aurait pu nous contenir avec les livres de mon père. Nous fûmes cahotés à travers un labyrinthe de pitoyables chemins que jamais nul Marshal Wade n’avait tirés de leur chaos originel. Mais la pauvre Mme Primmins et le canari parurent seuls sensibles à ces secousses. La première, assise en face de nous, au milieu d’une confusion de caisses sur toutes lesquelles on lisait : Ne les mettez pas sens dessus dessous (je ne sais trop pourquoi, car elles ne contenaient que des livres, qui ne pouvaient rien perdre de leur valeur à avoir le titre en bas), la première dis-je, s’efforçait d’étendre ses bras par-dessus ces disjecta membra, pour saisir les courroies des fenêtres à droite et à gauche, et se tenait rampant comme l’aigle double de l’empire d’Autriche. Et certes, il serait heureux aujourd’hui que l’aigle double fût aussi solidement assise que l’était Mme Primmins[3] ! Quant au canari, il ne manquait jamais de répondre par un petit cri de surprise à chaque Bonté divine ! ou Seigneur, protégez-nous ! que les cahots et les secousses arrachaient aux lèvres de Mme Primmins avec une douleur aussi éloquente que les Αἴ, αἴ ! des chœurs grecs.

Mon père, son chapeau à larges bords enfoncé jusqu’aux sourcils, était plongé dans ses méditations. Les scènes de sa jeunesse se levaient devant lui, et sa mémoire, comme un esprit ailé, volait doucement au-dessus des ornières et des cailloux du chemin.

Ma mère, assise à côté de lui, le regardait jalousement, un bras passé sur son épaule. Croyait-elle que ce visage rêveur exprimait un regret de son premier amour ?

Blanche qui avait été bien triste, et qui avait pleuré longtemps en silence depuis qu’on lui avait mis sa robe de deuil et qu’on lui avait appris la mort de son frère (quoiqu’elle n’eût aucun souvenir de ce frère perdu), commença enfin à manifester l’empressement et la curiosité de son âge pour découvrir de loin la chère tour de son père. Blanche était assise sur mes genoux, et je partageais son impatience.

Enfin on aperçut la flèche d’une église… puis l’église même… puis un bâtiment carré tout auprès ; c’était le presbytère (la maison où mon père avait vu le jour)… puis une longue rue irrégulière de chaumières et de pauvres boutiques, avec, çà et là, une maison de plus belle apparence… et à l’arrière-plan, une grande masse informe de murailles en ruines, sur une de ces éminences où les Danois aimaient à asseoir leurs camps et leurs forteresses. Une autre tour anglo-normande s’élevait du milieu de ces ruines. Il y avait alentour quelques arbres, des peupliers ou des sapins, avec un grand chêne vigoureux et intact.

Notre chemin tournait alors derrière le presbytère et montait une pente escarpée. Quel chemin ! toute la paroisse méritait d’être fouettée pour ce chemin. Si j’avais tracé un chemin pareil, même sur un plan, tandis que j’étais chez le docteur Herman, je serais bien resté une semaine sans pouvoir m’asseoir à l’aise sur mon banc !

L’accélérée s’arrêta tout à fait.

« Descendons, » m’écriai-je en ouvrant la portière et sautant à terre pour donner l’exemple.

Blanche me suivit, et mes chers parents sortirent après elle. Mais au moment où Mme Primmins se disposait à prendre son élan !

« Papæ ! s’écria mon père. Je crois, madame Primmins, que vous devriez rester pour maintenir les livres en place.

— Dieu vous bénisse ! dit Mme Primmins avec effroi. — La soustraction d’une pareille masse, ou moles, souple et élastique comme toute chair, et cédant à tous les angles de la matière inerte… une pareille soustraction, madame Primmins, laisserait un vide qui dérangerait tout système naturel, et à bien plus forte raison une organisation artificielle. Les atomes se mettraient à danser en cadence, madame Primmins ; mes livres s’envoleraient de tous côtés, au fond de la voiture, par les fenêtres !

Corporis officium est quoniam premere omnia deorsum.

L’affaire d’un corps comme le vôtre, madame Primmins, est de presser toutes choses pour les maintenir à leur place, ainsi que vous l’apprendrez un de ces jours… c’est-à-dire si vous voulez me faire le plaisir de lire Lucrèce et d’étudier cette philosophie matérielle, dont je puis dire sans flatterie, madame Primmins, que vous êtes un vivant exemple. »

Ces paroles, les premières que mon père eût prononcées depuis notre départ de l’auberge, parurent convaincre ma mère qu’elle n’avait rien à redouter des méditations d’Austin ; car son front s’éclaircit et elle dit en riant :

« Regardez seulement la pauvre Primmins et cette montée !

— Je vous permets de soustraire Primmins, si vous me répondez de ce qui reste dans la voiture, Kitty. Seulement je vous préviens que cela est contraire à toutes les lois de la physique. »

Cela dit, il s’éloigna d’un pied léger, s’empara de mon bras, puis s’arrêta, jeta un coup d’œil auteur de lui et aspira bruyamment l’air pur du pays natal.

« Et pourtant, dit mon père, après cette aspiration pleine de reconnaissance et d’affection, et pourtant, il faut avouer qu’il est impossible de voir un pays plus laid en dehors du Cambridge-shire[4].

— Non, répliquai-je, ce pays a une beauté particulière, hardie et grandiose. Ces routes à perte de vue, ondulées, sauvages, sans arbres, ont le charme du désert et de la solitude. Et comme elles s’accordent bien avec le caractère de cette ruine ! Tout est féodal ici, et à présent je comprends mieux Roland.

— J’espère que le ciel ne permettra pas qu’il arrive malheur à Cardan ! s’écria mon père ; il est très-bien relié ; et il s’adaptait si merveilleusement à la partie la plus charnue de cette remuante Primmins ! »

Cependant Blanche s’était mise à courir devant nous, et je la suivais de près. On voyait encore les restes de cette profonde tranchée qui était la fortification favorite de toutes les tribus teutoniques. Elle entourait les ruines de trois côtés ; le quatrième était fermé par une colline escarpée. Une chaussée, élevée sur des arceaux, remplaçait le pont-levis, et la porte extérieure n’était plus qu’une ruine pittoresque. Lorsqu’on entrait dans la cour du bailliage, la vieille esplanade du château, du haut de laquelle on avait rendu la justice, était en pleine vue, s’élevant au-dessus des murs écroulés et en partie couverts de ronces qui l’entouraient. La grande tour, ou donjon, était comparativement intacte ; et sur le seuil du portail se dessinait la silhouette du vétéran, seigneur de ces lieux.

Ses ancêtres auraient pu nous recevoir avec plus de magnificence, mais certes pas avec plus de cordialité. Le fait est que, dans son domaine, Roland semblait un autre homme. Sa roideur, un peu répulsive pour ceux qui ne le comprenaient pas, avait entièrement disparu. Il paraissait moins fier, précisément parce que, sur ce terrain, sa fierté et lui étaient parfaitement d’accord. Avec quelle galanterie il tendit, non pas le bras, comme nos jeunes fats, mais la main droite à ma mère ! Avec quel soin il la conduisit à travers les ronces, les buissons et les irrégularités du terrain jusqu’à la porte basse voûtée, où se tenait debout, comme une sentinelle, vêtu d’une livrée scrupuleusement conforme aux couleurs héraldiques (ses bas étaient rouges !), un grand domestique en qui l’on reconnaissait facilement un ancien soldat.

En entrant dans la salle principale, nous fûmes agréablement surpris de la trouver si gaie. On y voyait une grande cheminée où pétillait un bon feu, quoiqu’on fût en été ! Et ce feu ne paraissait pas de trop, car les murs étaient de pierre nue, on voyait les chevrons du toit, et les fenêtres étaient si petites, si étroites, si hautes et si profondes, qu’on pouvait se croire dans un caveau. Néanmoins cette salle paraissait gaie et amie de la société, grâce surtout au feu et ensuite à un morceau de vieille tapisserie qui cachait ingénieusement une des extrémités, à une natte qui couvrait une partie des dalles, et à un ameublement qui témoignait du goût de mon oncle pour le pittoresque.

Après que nous eûmes bien regardé et admiré tout cela, Roland nous fit monter, non pas un de ces nobles escaliers que vous voyez dans les châteaux de construction plus moderne, mais une petite spirale de pierre, et nous conduisit aux appartements qu’il avait préparés pour ses hôtes. Il y avait d’abord une petite chambre qu’il appelait le cabinet d’étude de mon père, et qui aurait convenu à un philosophe ou à un saint désireux de se retirer du monde. Cette pièce aurait pu passer pour l’intérieur d’une de ces colonnes qu’habitaient les stylites ; car il aurait fallu une échelle pour regarder par la fenêtre et une bonne vue pour plonger dans la profondeur de cette étroite ouverture, à travers laquelle on ne pouvait, après tout, découvrir que le ciel du Cumberland et quelquefois une corneille. Mais mon père, je crois l’avoir dit, s’inquiétait peu du paysage, et il examina avec une grande satisfaction la retraite qu’on lui assignait.

« Il sera facile de clouer des rayons pour vos livres, dit mon oncle en se frottant les mains.

— Ce sera une bonne œuvre, répliqua mon père ; car ils sont restés longtemps dans une position gênante, et ils aimeront bien à s’étendre un peu, ces pauvres livres. Mon cher Roland, cette chambre est faite pour des livres… elle est si ronde et si profonde ! Je serai ici comme la Vérité dans son puits.

— Et voici une chambre pour vous, sœur, dit mon oncle en ouvrant une petite porte basse comme celle d’une prison, et nous introduisant dans une charmante petite pièce dont la fenêtre avait un balcon en fer. Votre chambre à coucher est à côté… Quant à vous, Pisistrate, mon garçon, je crains de ne pouvoir vous donner qu’un logement de soldat. Mais n’importe ; dans un jour ou deux nous l’aurons rendu digne d’un général de votre illustre nom ; car c’était un grand général que Pisistrate Ier, n’est-ce pas, frère ?

— Tous les tyrans sont généraux, répondit mon père ; il leur faut jouer aux soldats pour s’amuser.

— Oh ! ici vous pouvez dire tout ce qu’il vous plaira, » reprit joyeusement Roland.

En descendant avec moi l’escalier, il s’excusa encore d’être réduit à me donner un si triste appartement, et cela si sérieusement, que je commençais à croire qu’il allait me conduire à quelque oubliette. Mes soupçons ne se dissipèrent pas, lorsque je vis que nous quittions le donjon, pour nous frayer un chemin vers ce qui ne me paraissait qu’un monceau de décombres, sur la droite de la cour. Mais je fus agréablement surpris de trouver, au milieu de ces débris, une chambre avec une grande fenêtre qui dominait toute la contrée et qui se trouvait immédiatement au-dessus d’une pièce de terre cultivée en jardin. L’ameublement était beau, quoique sans faste ; les murs et le parquet étaient couverts de nattes ; et, malgré l’inconvénient d’avoir à traverser la cour pour rejoindre les autres habitants de ce domaine, et d’être complètement privé de sonnette, ce bienfait du luxe moderne, je trouvai qu’on ne pouvait être mieux logé.

« Mais voilà une retraite charmante, mon cher oncle ! Assurément c’était le boudoir des dames de Caxton. Qu’elles reposent en paix !

— Non, dit mon oncle gravement ; je soupçonne que ce devait être la chambre du chapelain, car la chapelle était à votre droite. Antérieurement, il existait une chapelle dans le donjon, car il est rare qu’on voie un vrai donjon sans chapelle, sans puits et sans grande salle. Je peux vous montrer encore une partie du toit de la chapelle ; le puits et la salle existent toujours ; le puits est très-curieux et pratiqué dans l’épaisseur du mur, à un angle de la salle. Au temps de Charles Ier, notre ancêtre y fit descendre son fils unique dans un seau, et l’y laissa six heures, tandis qu’une populace insurgée assiégeait la tour. Je n’ai pas besoin de dire que notre ancêtre dédaigna de se cacher devant une telle canaille, car il n’était plus un enfant, lui. L’enfant vécut, devint un prodigue, et se servit du puits pour rafraîchir son vin. Il changea en vin une grande partie des terres de ses aïeux.

— Si j’étais vous, je le rayerais de l’arbre généalogique. Mais n’avez-vous pas découvert, je vous prie, la chambre de ce grand sir William, à l’existence duquel mon père refuse si honteusement d’ajouter foi ?

— Pour vous dire mon secret, répondit le capitaine en me donnant un léger coup dans les reins, apprenez que j’y ai logé votre père. On voit les initiales W. C. dans le cœur de la rose d’York, et la date de la construction, antérieure de trois ans à la bataille de Bosworth, sur la cheminée. »

Je ne pus m’empêcher de me joindre au rire bas et malicieux qu’excita chez mon oncle la pensée de cette plaisanterie caractéristique ; et, après lui avoir fait compliment sur cette judicieuse manière de prouver qu’il avait raison, je lui demandai comment il avait pu si bien arranger sa ruine, y étant si rarement venu depuis qu’il en avait fait l’acquisition.

« Il y a quelques années, dit-il, ce pauvre diable de domestique que vous avez vu, et qui me sert à la fois de jardinier, de bailli, de sénéchal, de sommelier et de tout ce que vous voudrez, fut renvoyé de l’armée et inscrit sur la liste des invalides. Je l’installai ici. Comme il est excellent charpentier et qu’il a reçu une éducation convenable, je lui dis ce que je voulais et lui allouai chaque année une petite somme pour les réparations et achats de meubles. C’est étonnant comme tout cela me coûte peu d’argent ; car ce pauvre diable de Bolt (c’est son nom) saisit le véritable esprit de la chose et ramassa dans diverses fermes et chaumières du voisinage la plupart de ces meubles, qui, vous le voyez, sont anciens et très-convenables pour un édifice tel que celui-ci. Nous avons encore beaucoup de chambres… mais, continua mon oncle en rougissant, il m’a été impossible de mettre la moindre somme de côté dans ces derniers temps… À présent, venez, ajouta-t-il avec un effort visible, venez voir ma caserne ; elle est de l’autre côté de la grande salle, sans doute sur l’emplacement de la laiterie. »

En repassant par la cour, nous trouvâmes l’accélérée qui venait enfin d’arriver devant la porte. La tête de mon père était profondément ensevelie dans le véhicule… Il ramassait ses caisses, et l’on entendait de sourdes imprécations, des anathèmes contre Mme Primmins et le vide qu’elle avait occasionné, sortir de sa bouche avec la lenteur solennelle des oracles. Quant à Mme Primmins, elle était là debout, avec son tablier tendu pour recevoir en même temps paquets et anathèmes qu’elle supportait avec une douceur angélique, levant les yeux au ciel et murmurant quelque chose relativement à ses pauvres vieux os. Mais, pour ce qui était des os de Mme Primmins, depuis vingt ans ils avaient passé à l’état de mythes ; et vous eussiez aussi facilement trouvé un plésiosaure dans les gras marais de Romney, qu’un os au milieu de ces couches de chair dans lesquelles mon père croyait avoir si moelleusement encotonné son Cardan.

Laissant ces parties arranger leurs affaires, nous passâmes sous la porte basse et entrâmes dans la chambre de Roland. Oh ! certes, que Bolt avait bien saisi l’esprit de la chose ! Certes, qu’il avait pénétré jusqu’au fond du caractère de Roland ! Buffon a dit : Le style, c’est l’homme. Ici la chambre, c’était l’homme. Cette propreté inexprimable, militaire et méthodique, qui appartenait à Roland, était la première chose qui vous frappait ; c’était le caractère général de l’ensemble. Si nous entrons dans les détails, on voyait, sur de fortes tablettes de chêne, les livres à propos desquels mon père aimait à plaisanter son plus poétique frère. C’étaient Froissard, Barante, Joinville, la Mort d’Arthur, Amadis de Gaule, la Reine des Fées, de Spenser ; un bel exemplaire de l’Horda, de Strutt ; les Antiquités du Nord, de Mallet ; les Reliques, de Percy ; l’Homère, de Pope ; des livres sur l’artillerie, sur l’art de tirer de l’arc, sur la fauconnerie, sur les fortifications ; la vieille chevalerie et la guerre moderne côte à côte.

La vieille chevalerie et la guerre moderne ! Voyez ce casque de tournois avec le haut cimier de Caxton ; voyez, à côté de ce trophée, une cuirasse française… et cette vieille bannière (un pennon de chevalier) surmontant deux baïonnettes croisées. Et au-dessus de la cheminée, voyez l’épée de Roland qu’on nettoie tous les jours ; aussi comme elle est propre et brillante ! Voyez ses fontes et ses pistolets, et même la selle trouée de balles et lacérée, de laquelle il tomba lorsque sa jambe… Je soupirai, j’avais deviné tout cela d’un regard, et je me glissai doucement du côté de la cheminée. Si Roland n’avait pas été là, j’aurais baisé cette épée aussi pieusement que celle de Bayard ou de Sydney.

Mon oncle était trop modeste pour deviner mon émotion ; il crut plutôt que j’avais détourné la tête pour cacher le sourire qu’excitait sa vanité, et me dit en manière d’excuse et d’un ton presque suppliant :

« C’est Bolt qui a fait tout cela, le drôle de corps ! »


CHAPITRE IV.

Notre hôte nous traita avec une magnificence qui différait remarquablement de ses habitudes d’économie lorsqu’il était à Londres. Sans doute c’était Bolt qui avait pris le grand brochet, premier plat du festin ; c’était Bolt aussi qui avait élevé ab ovo ces superbes poulets ; c’était Bolt encore qui avait fait cette excellente omelette à l’espagnole ; et, quant au reste, il y avait les produits du parc à moutons et du jardin, auxiliaires volontaires, bien différents des recrues mercenaires par lesquelles le boucher et la fruitière de Londres, ces condottieri métropolitains, précipitent la ruine de la triste république des petits rentiers.

La soirée se passa joyeusement, et Roland, contrairement à sa coutume, fut celui qui parla le plus. Onze heures sonnèrent avant que Bolt parût avec sa lanterne pour me conduire, à travers la cour, jusqu’à ma chambre à coucher située au milieu des ruines, cérémonie qu’il voulut absolument répéter tous les soirs, que la nuit fût sombre ou qu’il fît clair de lune.

Je fus longtemps sans pouvoir m’endormir, et je ne pouvais me persuader qu’il ne se fût écoulé que si peu de jours depuis que Roland avait appris la mort de son fils… de ce fils dont la destinée l’avait si longtemps tourmenté ; car jamais Roland n’avait paru si libre de tout souci. Était-ce naturel, était-ce forcé ? Plusieurs jours se passèrent avant qu’il me fût possible de répondre à cette question ; et même alors je ne fus pas entièrement satisfait de la réponse. Il y avait effort, ou plutôt détermination systématiquement arrêtée. Par moments la tête de Roland retombait sur sa poitrine, ses sourcils se contractaient et tout son être semblait s’affaisser ; mais cela ne durait qu’un instant. Bientôt il se réveillait, comme un coursier assoupi se réveille au son de la trompette ; il secouait le poids qui l’oppressait. Toutefois, il était impossible de ne pas reconnaître que, grâce à la vigueur de sa détermination ou à quelque secours venu d’un autre ordre d’idées, la tristesse de Roland était réellement moins grave et moins amère qu’elle ne l’avait été, ou qu’on ne l’eût naturellement supposée. Il semblait tous les jours de plus en plus transférer ses affections de celui qui était mort sur ceux qui l’entouraient, et particulièrement sur Blanche et sur moi. Il laissait voir qu’il me regardait désormais comme son successeur légitime, comme le soutien futur de son nom ; il aimait à me confier tous ses petits projets et à me consulter. Il se promenait avec moi autour de son domaine (dont je parlerai plus longuement ci-après) ; il me montrait, du haut de chaque colline que nous gravissions, jusqu’où s’étendaient à l’horizon les vastes propriétés de ses ancêtres ; il me déroulait d’une main tremblante l’arbre généalogique tout moisi, et s’arrêtait longuement sur ceux de ses aïeux qui avaient eu un commandement militaire ou qui étaient morts sur le champ de bataille.

Un d’eux avait pris la croix et suivi Richard à Ascalon ; un autre s’était battu à Azincourt ; un cavalier aux longs cheveux (dont le portrait existe encore) avait succombé à Worcester ; c’était sans doute celui qui avait mis son fils à rafraîchir dans le puits que ce fils consacra ensuite à de plus agréables usages. Mais de tous ces braves il n’en était pas un que mon oncle, par esprit de contradiction peut-être, estimât autant que cet apocryphe sir William. Et pourquoi ? Parce que, lorsque le traître Stanley changea la fortune de la bataille de Bosworth, et que ce cri de désespoir : Trahison ! trahison ! fut poussé par le dernier Plantagenêt, ce brave soldat, trouvé fidèle parmi les infidèles[5], avait péri dans cette attaque de lion qui porta Richard au cœur de l’ennemi.

« Votre père me dit que Richard était un meurtrier et un usurpateur, disait mon oncle. Monsieur, cela peut être vrai, comme cela peut être faux ; mais ce n’est pas sur le champ de bataille que les soldats doivent discuter le caractère du maître qui a eu confiance en eux, surtout lorsqu’ils se trouvent en face d’une armée d’étrangers mercenaires. Je ne voudrais pas être un descendant de ce renégat de Stanley, quand cela me ferait seigneur de tous les domaines des fiers comtes de Derby. Monsieur, les hommes combattent et meurent pour un grand principe, la fidélité au prince ; et ce brave sir William paya au dernier Plantagenêt la dette des bienfaits dont le premier Plantagenêt l’avait comblé !

— Et pourtant on peut douter, dis-je malicieusement, si William Caxton, l’imprimeur, n’a pas…

— Que la peste et le feu anéantissent William Caxton, l’imprimeur, et son invention aussi ! s’écria barbarement mon oncle. Lorsqu’il n’y avait que peu de livres, au moins ils étaient bons ; maintenant qu’il y en a tant, ils ne font que confondre le jugement, déranger la raison, pousser à l’oubli des bons livres, et faire passer la charrue de l’innovation sur tous les anciens chefs-d’œuvre. Ils corrompent les femmes, efféminent les hommes, renversent les États, les Églises et les trônes ; ils élèvent une race de fats bavards et vaniteux qui trouvent toujours une foule de livres pour s’excuser de ne pas faire leur devoir ; ils allument le mécontentement du pauvre, rendent le riche capricieux et bizarre, et raffinent les bonnes antiques vertus jusqu’à ce qu’elles ne soient plus que des mots et des idées ! Jadis toute imagination se dépensait en actions courageuses, en aventures, en entreprises fameuses, en exploits guerriers, en hautes aspirations ; aujourd’hui un homme n’a d’imagination que grâce à l’excitation factice des passions qu’il n’a jamais connues, et il gaspille tout ce qu’il y a en lui de force et de vigueur dans les peines d’amour imaginaires de Bond-street et de Saint-James. Monsieur, la chevalerie a fini lorsque l’imprimerie a commencé. Et l’on m’imposerait pour aïeul, de tous les hommes qui ont vécu et péché à travers les âges, celui-là même qui a détruit ce que j’estimais le plus ; celui qui, avec sa maudite invention, a presque déraciné tout respect des aïeux ! Morbleu ! c’est là une cruauté dont mon frère n’eût jamais été capable, si ce diable d’imprimeur ne s’était emparé de lui. »

Trouver un pareil Vandale dans ce XIXe siècle si privilégié ! Mon oncle Roland tenir un langage dont Totila eût été honteux, et cela si peu de temps après le discours érudit de mon père sur l’ hygiène des livres ! Il y avait là de quoi faire désespérer des progrès de l’intelligence et de la perfectibilité de notre espèce. Et je savais d’une manière certaine que, pendant tout ce temps, mon oncle avait dans sa poche deux volumes, dont l’un était Robert Hall ! Le fait est qu’il s’était laissé emporter par la passion, et qu’il ne se doutait pas de l’absurdité de ce qu’il disait ;

Mais cette explosion du capitaine Roland a rompu le fil de mon récit. Ouf ! il faut que je reprenne haleine pour recommencer.

Oui, il était visible que, malgré mon impertinence, le vieux soldat me prenait de plus en plus en affection. Outre notre promenade critique à travers la propriété et la généalogie, il m’emmenait avec lui dans ses excursions jusqu’en des villages éloignés, où l’on voyait encore quelque souvenir d’un Caxton défunt, tel qu’un écusson ou une épitaphe sur une pierre tumulaire. Il me faisait parcourir des ouvrages topographiques et des histoires du comté (oubliant, le Visigoth, qu’il devait être reconnaissant envers l’imprimeur répudié de la conservation de ces autorités), pour y trouver quelque anecdote relative aux morts qu’il aimait.

On trouvait, en effet, dans un rayon de plusieurs milles à la ronde, des vestigia de ces vieux seigneurs ; leur signature était gravée sur mainte muraille en ruines, et, si obscurs qu’ils fussent tous en comparaison du travailleur de Westminster[6] auquel mon père tenait tant, cependant le respect populaire et l’affection traditionnelle que je retrouvais partout pour leur nom dans les chaumières des paysans, prouvaient clairement que, depuis la naissance jusqu’à la poussière de la mort, jamais un jour de honte n’avait déshonoré leurs écussons. C’était une douce chose que de voir la vénération qu’inspirait ce petit hidalgo de quelque trois cents ans, et l’affection patriarcale par laquelle il y répondait. Roland entrait dans une chaumière, reposait sa jambe de bois sur le foyer et restait une heure à causer de tout ce qui intéressait le plus son humble propriétaire. Il y a un esprit très-aristocratique chez ces paysans ; ils aiment les anciens noms et les anciennes familles ; ils s’identifient avec les honneurs d’une maison, comme s’ils appartenaient à son clan. Ils ne regardent pas tant à la richesse que les habitants des villes et la classe moyenne ; ils ont de la pitié, mais une pitié respectueuse, pour la noblesse pauvre. Et puis ce Roland, qui allait dîner dans une gargote et reprenait la monnaie d’un schelling, qui, par économie, se passait de faire une course en cabriolet, ce même Roland était d’une libéralité extravagante pour ceux qui l’entouraient. C’était tout à fait un autre homme dans le domaine de ses pères. Le capitaine à la demi-solde et à l’habit râpé, perdu dans le tourbillon de Londres, adoptait ici une aisance pleine de dignité, que Chesterfield eût admirée. Et, si plaire est la preuve de la politesse des manières, je Voudrais que vous eussiez vu le sourire qui s’épanouissait sur tous les visages, lorsque le capitaine Roland descendait au village, saluant à droite et à gauche.

Un jour une vieille femme, franche et cordiale, qui avait connu Roland enfant, le voyant appuyé sur mon bras, nous arrêta afin, disait-elle naïvement, de pouvoir me reluquer à son aise.

Heureusement que je suis assez bien bâti pour être passé en revue, même par une matrone du Cumberland ; et, après un compliment qui parut faire grand plaisir à Roland, elle me dit en montrant le capitaine :

« Ah ! monsieur, vous avez devant vous le vaste avenir, et vous pouvez vous efforcer de devenir aussi bon que lui. Et si vous vivez, vous le deviendrez, car cette souche n’a jamais produit de mauvais rejeton. Écoutant les petits avec bienveillance et marchant fièrement la tête haute devant les grands, tels vous avez été depuis la sortie de l’arche. Béni soit le vieux nom ! Quoiqu’il ne soit pas accompagné de grandes richesses, il sonne pourtant comme une pièce d’or à l’oreille des pauvres gens.

— Ne voyez-vous pas, me dit Roland lorsque nous eûmes quitté la vieille, ce que nous devons à un nom et ce que nous devons à nos ancêtres ? Ne voyez-vous pas que le plus reculé de nos ancêtres a droit à notre respect, à notre considération… parce qu’il fut un parent ? Honorez vos parents. La loi ne dit pas : « Honorez vos enfants. » Si un enfant nous déshonore, nous et les morts, et notre nom, ce grand héritage de leurs vertus ; s’il… » Roland s’arrêta, puis ajouta avec ferveur : « Mais vous voilà mon héritier à présent. Je n’ai plus de crainte. Qu’importe la douleur d’un vieux fou ? Le nom, cette propriété des générations, le nom est sauf, Dieu merci ! »

J’avais donc le mot de l’énigme ; je comprenais pourquoi, au milieu de la douleur si naturelle à un père qui a perdu son fils, ce noble père était consolé. Il était lui-même moins père que fils… fils de ceux qui étaient morts depuis des siècles. De chacune des tombes où dormait un de ses ancêtres, il entendait sortir la voix d’un père. Il pouvait supporter la perte d’un fils, pourvu que les ancêtres ne fussent pas déshonorés. Roland était plus qu’un demi-Romain ; le fils pouvait bien encore être l’objet de ses affections intimes, mais les lares faisaient partie de sa religion.


CHAPITRE V.

Cependant j’aurais dû travailler ferme et me préparer pour Cambridge. Diable ! comment cela m’eût-il été possible ? Le point de l’éducation académique sur lequel j’avais le plus besoin de préparation, c’était la composition grecque. Je m’adressai à mon père qui, comme on peut bien le penser, possédait parfaitement ce sujet. Mais il est rare de trouver un grand savant qui soit bon professeur.

Mon cher père, si l’on se contente de vous prendre tel que vous êtes, il n’y eut jamais de plus agréable instructeur pour le cœur, la tête, les principes et le goût, lorsque, ayant découvert une maladie à guérir, un défaut à redresser, vous enfoncez votre main entre votre jabot et votre gilet, après avoir essuyé vos lunettes. Mais aller à vous sèchement, monotonement, régulièrement, le livre et la composition à la main ; voir la patiente tristesse avec laquelle vous vous arrachez à ce grand volume de Cardan, dans la vraie lune de miel de la possession ; voir ensuite votre front si calme se contracter en diagonales embarrassées à l’aspect d’une fausse quantité ou d’un barbarisme, jusqu’à ce que s’échappe enfin cet horrible papæ ! qui signifie beaucoup plus sur vos lèvres, j’en suis sûr, qu’il n’a jamais signifié lorsque le latin était une langue vivante, et papæ ! une exclamation naturelle et sans pédanterie !… oh ! je préférerais mille fois tâtonner dans les ténèbres, plutôt que d’allumer ma veilleuse à la lampe de ce papæ phlégéthonien !

Et puis mon père vous raturait sagement et doucement, et avec une lenteur merveilleuse, les trois quarts de vos vers favoris, pour vous en intercaler d’autres qui étaient excellents, on le voyait bien, mais on ne savait pas exactement pourquoi. Et lorsqu’on lui demandait ce pourquoi, mon père secouait la tête avec désespoir et disait : « Mais vous devriez le sentir, ce pourquoi ! »

Bref, la science était pour lui comme la poésie. Il ne pouvait pas plus vous l’enseigner que Pindare n’eût pu vous apprendre à faire une ode. Vous respiriez l’arôme, mais vous ne pouviez pas plus le saisir et l’analyser que vous n’eussiez pu emporter dans la main le parfum d’une rose.

Je laissai bientôt mon père tranquille auprès de son Cardan et de son grand ouvrage, qui, soit dit en passant, n’avançait que lentement ; car l’oncle Jack avait insisté pour qu’il fût imprimé in-4o, avec des planches explicatives, et ces planches prenaient un temps infini et devaient coûter une somme énorme. Mais c’était l’affaire de la société anti-éditoriale.

Comment donc travailler ? Je ne suis pas plus tôt retiré dans ma chambre, penitus ab orbe divisus, tout à fait séparé du monde, que j’entends frapper à ma porte. Tantôt c’est ma mère qui s’est mise à faire des rideaux pour toutes les fenêtres (bagatelle superflue que Bolt avait oubliée ou dédaignée), et qui a besoin de savoir comment sont arrangées les draperies chez M. Trévanion ; prétexte pour venir s’asseoir à côté de moi, et voir de ses propres yeux que je ne suis pas à pleurer ; du moment qu’elle entend que je m’enferme dans ma chambre, elle s’imagine que c’est par chagrin. Tantôt c’est Bolt, qui fait des rayons pour les livres de mon père et qui vient me consulter à tout moment, car je lui ai donné un modèle gothique qui lui plaît infiniment. Tantôt c’est Blanche à qui, dans une heure néfaste, j’ai entrepris d’apprendre le dessin ; elle entre sur la pointe des pieds, promettant de ne pas me déranger, et reste assise si tranquille, qu’elle me donne des crispations et me fait perdre patience. Tantôt, et le plus souvent, c’est le capitaine qui a besoin de moi pour faire une promenade, pour monter à cheval ou pour pêcher. Et par saint Hubert, patron des chasseurs ! voici le beau mois d’août ; il y a des coqs de bruyère dans ces campagnes stériles, et mon oncle m’a donné le fusil dont il se servait à mon âge : un fusil à un coup et à silex ! Mais ce fusil ne vous aurait pas fait rire, si vous aviez été témoin de l’adresse avec laquelle Roland s’en servait ; tandis que moi, je pouvais toujours rejeter la faute sur le silex. Ah ! le temps passait vite ; et si nous avions nos heures sombres, Roland et moi, nous les chassions bien loin avant qu’elles eussent pu se poser ; nous les tirions au vol dès qu’elles se montraient.

Et puis, quoique les environs immédiats du castel de mon oncle fussent déserts et désolés, un peu plus loin le pays était si rempli d’objets intéressants, de sites poétiques, grandioses ou gracieux, qu’à force de caresses nous obligions mon père à laisser là son Cardan et à passer des jours entiers sur le rivage de quelque beau lac.

Entre autres excursions, j’en fis une tout seul aux lieux où mon père avait connu le bonheur et les angoisses de ce premier amour dont mon cœur portait encore les cicatrices. La maison, vaste et imposante, était fermée. Il y avait plusieurs années que Trévanion n’y était venu. Les jardins d’agrément avaient été réduits au plus petit espace possible. Ce n’était pas positivement ruine ni délabrement ; cela, Trévanion ne l’eût jamais souffert ; mais il y avait partout la tristesse de l’absence. À l’aide de ma carte et d’une demi-couronne, je pénétrai dans la maison. Je vis ce boudoir mémorable, je crus trouver la place même où mon père avait entendu la sentence qui changea le cours de sa vie ; et, rentré chez mon oncle, je contemplai avec une nouvelle tendresse le front placide de mon père, je bénis de nouveau la douce compagne dont l’amour patient en avait chassé tous les nuages.

Quelques jours après notre arrivée, j’avais reçu une lettre de Vivian. Elle m’avait été envoyée de la maison de mon père, où je lui avais dit de m’adresser ses lettres. Elle était courte, mais respirait un air de bonheur. Il disait qu’il croyait avoir enfin rencontré la bonne voie, et qu’il s’y maintiendrait ; que lui et le monde étaient devenus meilleurs amis, et que le seul moyen de conserver l’amitié du monde, c’était de le traiter comme un tigre apprivoisé, c’est-à-dire une main sur la pince tandis que l’autre caresse la bête. Il m’envoyait, inclus dans la lettre, un billet de banque qui payait sa dette et même un peu au delà, me priant de lui rendre le surplus lorsqu’il me le réclamerait et qu’il serait devenu millionnaire. Il ne me donnait aucune adresse ; mais sa lettre portait le timbre de Godalming. J’eus la curiosité de consulter une vieille description du Surrey, et dans un supplément qui contenait un itinéraire, je trouvai ce passage : « À gauche de la forêt de hêtres qui est à trois milles de Godalming, on voit l’élégante résidence de Francis Vivian, Esquire. » À en juger par la date de l’ouvrage, ce Francis Vivian pouvait être le grand-père de mon ami, son homonyme. Il était impossible de conserver aucun doute sur la famille de cet enfant prodigue.

Les grandes vacances approchaient de leur fin, et le pauvre capitaine allait se voir abandonné de tous ses hôtes. Nous avions longuement abusé de son hospitalité, et il fut convenu que j’accompagnerais mon père et ma mère à leurs pénates, longtemps négligés, pour de là me diriger sur Cambridge.

Notre séparation fut douloureuse. Mme Primmins elle-même pleura en serrant la main à Bolt. Mais aussi ce vieux soldat de Bolt était un homme comme il en faut aux femmes. Les frères ne se contentèrent pas de se serrer la main ; ils s’embrassèrent tendrement, comme le font rarement aujourd’hui des frères de cet âge ailleurs que sur la scène. Et Blanche, un bras passé autour du cou de ma mère et l’autre autour du mien, me sanglotait à l’oreille : « Mais je veux devenir votre petite femme, oui, je le veux ! » Finalement, l’accélérée nous reçut tous une seconde fois… tous, à l’exception de la pauvre Blanche ; et nous vîmes bien qu’elle nous manquait.



CHAPITRE VI.

Alma mater ! alma mater ! Les gens à idées nouvelles, avec leurs grandes théories d’éducation, peuvent te trouver des défauts. Mais tu es une vraie mère Spartiate, dure et sévère comme la vieille matrone qui apporta la première pierre pour murer son fils Pausanias[7] ; dure et sévère, dis-je, pour les indignes, mais pleine d’une noble tendresse pour les fils qui sont dignes de toi.

Pour un jeune homme qui ne va à Cambridge (je ne dis rien d’Oxford, que je ne connais pas) que parce que c’est la coutume d’y gaspiller trois ans avec οἱ πολλοί, afin d’arriver à un grade ; pour celui-là, Oxford-street elle-même, que l’immortel Mangeur d’opium[8] a si terriblement apostrophée, n’est pas une mère plus indifférente et plus insensible que l’Université. Mais pour celui qui veut étudier, qui veut travailler, qui veut profiter des grands avantages qui s’offrent à lui, qui veut choisir judicieusement ses amis ; pour celui qui, dans cette vaste fermentation d’idées jeunes et exubérantes de vigueur, veut choisir les bonnes et rejeter les mauvaises, il y a de quoi faire pendant ces trois années une ample récolte de fruits impérissables, il y a de quoi employer noblement ces trois années, quoiqu’il faille passer par le pont des ânes pour entrer au temple de l’Honneur.

Il est question d’introduire des changements importants dans le système académique ; on prétend que les mathématiques cesseront d’avoir le premier rang à Cambridge, et que les palmes d’honneur seront décernées aux heureux disciples des sciences morales et naturelles. On a placé, dit-on, deux fauteuils très-utiles, deux fauteuils-voltaire, à côté du trône antique de la déesse Mathésis. Je n’y vois pas d’inconvénient ; mais ce qui me semble excellent dans les trois années de la vie scolaire, c’est bien moins la chose qu’on apprend que la persévérance opiniâtre à apprendre quelque chose.

Ce fut un bonheur pour moi, sous un rapport, d’avoir un peu vu le monde réel, le monde de Londres, avant de voir son imitation, le monde de l’Université. Ce qu’on appelait plaisir à l’Université eût pu me séduire, si j’y étais arrivé immédiatement au sortir de l’institut philhellénique ; mais ce prétendu plaisir fut sans attrait pour moi, qui avais vécu de la vie de la capitale. Boire jusqu’à l’ivresse, jouer gros jeu, affecter un air de rusticité et faire des dépenses extravagantes, voilà ce qui était à la mode quand j’étais à l’Université, sub consule Planco, lorsque Wordsworth était principal du collège de la Trinité. Peut-être cela est-il changé aujourd’hui.

Mais j’avais déjà moralement passé l’âge où de pareils exemples auraient pu être dangereux pour moi. Je me trouvai donc tout naturellement en dehors de la société des fainéants, et je fréquentai celle des piocheurs.

À vrai dire, je n’avais plus mon ancienne passion pour les livres. Si mon initiation à la vie du monde m’empêchait de me jeter dans les excès de la vie d’étudiant, elle avait d’autre part augmenté ce besoin d’activité pratique qui était un des éléments de mon caractère. Hélas ! malgré ce que j’avais lu dans la biographie de Robert Hall, bien des fois le souvenir du passé revenait si cruel, que je fuyais tout à coup ma chambre, poursuivi par de trop charmantes visions, et je cherchais à éteindre en fatiguant mon corps la fièvre qui dévorait mon cœur. Cette ardeur de la première jeunesse qu’il est si sage de consacrer aux études, je l’avais consumée déjà sur les autels d’un culte plus aimable. Aussi j’avais beau travailler, le travail me causait une sensation que n’éprouve jamais le véritable amant de la science, ainsi que je le reconnus plus tard. La science, cette statue de marbre, s’anime de la chaleur vitale, non pas sous les coups de ciseau, mais par le culte du sculpteur. Elle reste une statue muette pour celui qui ne se donne à elle que machinalement.

Un journal était chose rare chez l’oncle Roland. À Cambridge, les journaux avaient leur importance, même pour les lecteurs littéraires. On s’occupait beaucoup de politique, et j’étais à peine depuis trois jours à Cambridge, que j’entendis parler de Trévanion. Les journaux politiques avaient donc leurs charmes pour moi. Ce que mon patron avait prédit de lui-même semblait sur le point d’arriver. Il était fortement question de changement de cabinet ; le nom de Trévanion revenait toujours, loué ou critiqué ; tantôt porté bien haut, tantôt abaissé bien bas ; les journaux se le renvoyaient comme les raquettes se renvoient un volant. Cependant les changements n’avaient pas lieu et le cabinet restait le même.

Le Morning-Post a une colonne spéciale, où sont enregistrés, sous le titre de Fashionable intelligence, les événements grands et petits de la haute société. Je n’y trouvai pas un mot d’une nouvelle qui m’eût plus agité que la conquête ou la décadence d’un empire, à plus forte raison qu’un changement de ministère ; il n’y avait pas la moindre insinuation au sujet des fiançailles prochaines de la fille et unique héritière d’un membre riche et influent de la Chambre des Communes. Seulement, lorsque le journal énumérait les hôtes distingués qui avaient honoré ou embelli de leur présence la soirée de tel ou tel chef de parti, je sentais mon cœur défaillir si je lisais les noms de lady Ellinor et de Mlle Trévanion.

Mais parmi tous ces nombreux organes de la presse périodique, postérité reculée de l’illustre ancêtre dont je porte le nom (car je suis fidèle à la foi de mon père), je ne voyais pas le Times littéraire. Qu’est ce qui retardait donc ainsi l’épanouissement de ses feuilles ? Pas le plus petit follicule, sous forme de prospectus, n’était encore sorti de l’imprimerie. J’espérais secrètement que l’entreprise était abandonnée, et j’avais bien soin de n’en pas parler dans les lettres que j’écrivais à la maison, de crainte d’en ressusciter l’idée. Toutefois, à défaut du Times littéraire, il parut un nouveau journal quotidien, un long et maigre rejeton de la presse avec une grosse tête en guise de programme, qui durant trois semaines précéda tous les jours le premier article. Le corps de cette feuille nouvelle était composé de paragraphes pleins de subtilité, et les annonces qui lui servaient de jambes étaient bien le plus pauvre appendice de ce genre que j’aie jamais vu à la première ou à la dernière page d’un journal. Pourtant cet avorton avait un titre grandiose, un titre qui évoquait le souvenir de tous les plaisirs et de toutes les jouissances, un titre qui sentait le gibier et la soupe à la tortue… il s’appelait le Capitaliste.

Tous ses paragraphes étaient entrelardés de recettes pour faire de l’argent. Dans chaque phrase il y avait un Eldorado. À en croire le Capitaliste, personne avant lui n’avait trouvé le juste intérêt de ses livres, schellings et pence. Qu’était-ce que 20 pour 100 ? Une misère. On y entretenait souvent le lecteur de l’Irlande… non pas de ses injures et de ses malheurs, Dieu merci ! mais de ses pêcheries. On y demandait ce qu’étaient devenues les perles pour lesquelles la Grande-Bretagne était autrefois si fameuse. Venait ensuite une digression savante sur des sciences longtemps perdues et heureusement retrouvées ; une proposition fort ingénieuse pour convertir la fumée des cheminées de Londres en engrais, grâce à un nouveau procédé chimique ; une recommandation aux pauvres de faire éclore des œufs, comme les anciens Égyptiens ; des projets pour faire pousser des oignons dans les terres incultes, d’après le système adopte près de Bedford, et retirer un profit net de cent livres par arpent ! Bref, au dire de ce journal, toute pièce de terre pouvait nourrir son homme, et tout schelling pouvait devenir le fécond procréateur de cent autres.

Trois jours durant, nous n’entendîmes parler que de ce journal, dans le salon de lecture du club de l’Union à Cambridge. Aux uns il faisait hausser les épaules, les autres en riaient ; d’autres se contentaient d’exprimer leur étonnement, jusqu’à ce qu’un mathématicien taquin, qui avait du temps de reste, car il venait de passer sa thèse, envoya au Morning-Chronicle une lettre où il démontra que certain article, sur lequel l’infortuné Capitaliste avait particulièrement appelé l’attention, contenait plus de bévues qu’il n’en eût fallu pour remplir l’île de Laputa, dont il est question dans les Voyages de Gulliver. Après la publication de cette lettre, nul ne daigna plus lire le Capitaliste. Combien de temps traîna-t-il encore son existence ? je l’ignore ; mais il est certain qu’il ne mourut pas d’une maladie de langueur.

Lorsque je me joignais à ceux qui se moquaient du Capitaliste, je ne pensais guère que j’aurais plutôt dû suivre ses funérailles avec un crêpe à mon chapeau. Mauvais cœur que j’étais ! Mais, semblable à maint poète, tu ne devais, ô Capitaliste, être reconnu, apprécié, estimé à ta juste valeur et pleuré dignement qu’après ta mort et ton enterrement, lorsque fut présentée la note des frais de tes funérailles.

Le terme de mon premier stage venait d’arriver, lorsque je reçus de ma mère une lettre alarmante, écrite avec une telle agitation et si peu intelligible à la première lecture, que tout ce que je pus comprendre, c’est qu’un grand malheur était arrivé… Je m’arrêtai et fléchis les genoux pour prier le ciel de conserver la vie et la santé à ceux que la catastrophe paraissait surtout menacer… Mais après avoir relu jusqu’à trois fois la dernière phrase un peu effacée, je m’écriai enfin : « Dieu soit loué ! après tout, ce n’est qu’une perte d’argent ! »


  1. S’il y a quelque chose de vrai dans les reproches que l’auteur adresse à certains romanciers français, il faut avouer aussi qu’il y a beaucoup d’exagération et même d’injustice dans un blâme d’autant plus sévère qu’il ne semble pas admettre d’exception.
    (Note du traducteur.)
  2. Shakspeare, Les joyeuses commères de Windsor.
  3. Écrit en 1848.
  4. Cela ne peut certainement pas se dire du Cumberland en général, qui est un des plus beaux comtés de la Grande-Bretagne. Mats le district particulier auquel se rapporte l’exclamation de M. Caxton est, sinon laid, du moins sauvage, âpre et nu. (Note de l’auteur.)
  5. « Amongst the faithless faithful found. »
    Milton, Paradis perdu.
  6. William Caxton établit son imprimerie dans le sanctuaire de l’abbaye de Westminster. Il écrivait, composait et imprimait lui-même ses ouvrages ; et comme on ne connaissait pas alors les errata, il reprenait chaque exemplaire et y corrigeait les fautes à l’encre rouge. Cette première imprimerie était établie dans une chapelle, comme nous l’avons dit ; de là vient qu’aujourd’hui encore on se sert du mot chapel, en Angleterre, pour désigner une imprimerie.
    (Note du traducteur.)
  7. Anchithée, mère de Pausanias, apporta elle-même la première pierre qui devait servir à murer le temple où celui-ci, accusé de trahison, s’était réfugié pour échapper à la rigueur des lois. (Note du traducteur.)
  8. Titre d’un livre de Quincey.