Aventures de Pisitrate Caxton/Partie 09

Traduction par Édouard Sheffter.
Hachette (p. 245-275).


NEUVIÈME PARTIE.


CHAPITRE PREMIER.

Et mon père mit ses livres de côté.

Ô jeune lecteur, qui que tu sois ! toi du moins, lecteur qui as été jeune, ne peux-tu te rappeler un temps où, portant encore en secret le poids d’affreuses douleurs, tu laissas là ce monde dur et sévère qui s’était ouvert à toi lorsque tu tournas tes pas loin du seuil paternel, pour revenir vers ces quatre murs tranquilles entre lesquels tes parents sont assis en paix ? Et n’as-tu pas vu avec un étonnement mêlé de tristesse combien tout y est resté calme et heureux ? La génération qui t’a précédé dans le chemin des passions, la génération de tes parents (qui n’est peut-être pas éloignée de la tienne d’un grand nombre d’années), à quelle incommensurable distance ne paraît-elle pas, cependant, de ta turbulente jeunesse, plongée qu’elle est dans un paisible repos ! Elle jouit d’une sorte de tranquillité classique, semblable à celle des antiques statues des Grecs. Cette routine monotone dans laquelle sont plongés ceux qui t’ont précédé, les occupations qui leur suffisent pour être heureux à l’entour du foyer domestique, chacun dans son fauteuil et dans le coin qu’il a choisi, combien tout cela ne contraste-t-il pas étrangement avec ta fébrile excitation !

Et voilà qu’ils te font une place au milieu d’eux ! Ils te souhaitent la bienvenue et reprennent ensuite leurs silencieuses occupations, comme s’il n’était rien survenu. Rien survenu ! tandis que dans ton cœur il te semblait peut-être que le monde avait perdu son axe, que tous les éléments étaient en guerre !… Alors tu t’assois écrasé par ce bonheur tranquille que tu ne peux plus partager, tu souris machinalement ; tu regardes brûler le feu ; le plus souvent tu restes muet jusqu’à ce que sonne l’heure du coucher ; tu prends alors ta lumière, et tu te traînes misérablement seul jusqu’à ta chambre.

Si, au cœur de l’hiver, dans une diligence où trois voyageurs sont chaudement et commodément assis, un quatrième tout couvert de neige et demi-gelé descend de l’impériale et les force de se gêner un peu pour lui faire place au milieu d’eux, ils se retournent tous trois sur leur banc, relèvent avec inquiétude les collets de leurs manteaux, rajustent leurs cache-nez et constatent avec humeur qu’ils ont fait une perte sensible de calorique ; du moins l’intrus a fait sensation. Mais eussiez-vous dans le cœur toute la neige des monts Grampians, vous entreriez sans qu’on prît garde à vous. Tâchez seulement de ne pas marcher sur les pieds de votre vis-à-vis, pas une âme ne se dérangera, pas un cache-nez ne se relèvera d’un pouce !

Je n’avais pas fermé l’œil, je ne m’étais pas même couché de toute la nuit, après avoir dit adieu à Fanny Trévanion ; et le lendemain matin, lorsque le soleil se leva, je sortis ; pour aller où ? je l’ignore. J’ai un vague ressouvenir de longues rues grises et solitaires ; de la rivière qui semblait couler dans un lugubre silence, loin, bien loin, vers quelque invisible éternité ; d’arbres et de gazon, et de joyeuses voix d’enfants. J’avais dû traverser d’un bout à l’autre la grande Babylone ; mais ma mémoire n’était claire et distincte qu’à partir du moment où je frappai, un peu avant midi, à la porte de la maison de mon père, et où, montant lentement l’escalier, j’arrivai dans le salon qui servait de rendez-vous à la petite famille : car, depuis que nous étions à Londres, mon père n’avait plus de cabinet et se contentait de ce qu’il appelait son coin, coin assez grand pour contenir deux tables, une sorte de guéridon et des chaises à discrétion, le tout chargé de livres. De l’autre côté de ce vaste coin était assis mon oncle, alors presque convalescent, et il traçait, de sa rude main de soldat, quelques chiffres dans un petit carnet rouge ; car vous savez déjà que mon oncle Roland est l’homme du monde le plus méthodique dans ses dépenses.

Mon père avait l’air plus gai que d’habitude ; car devant lui était une épreuve, la première épreuve de son premier ouvrage, de son unique ouvrage, le grand ouvrage ! Oui, il avait définitivement trouvé une presse. Et la première épreuve du premier ouvrage… demandez à n’importe quel auteur ce que c’est ! Ma mère était sortie avec la fidèle Primmins, sans doute pour courir boutiques et marchés ; aussi, les deux frères étant ainsi occupés, il est naturel que mon entrée n’ait pas fait autant de bruit qu’une bombe, ou un chanteur, ou la foudre, ou la dernière grande nouvelle de la saison, ou toute autre chose qui faisait du bruit dans ce temps-là. Car qu’est-ce qui fait du bruit maintenant ? maintenant que la chose la plus étonnante est notre familiarité avec les choses étonnantes ; maintenant que nous disons avec indifférence : Une nouvelle révolution à Paris ! ou : Il paraît qu’il y a un remue-ménage du diable à Vienne ! maintenant que Joinville pêche dans les étangs de Claremont, et que l’on se retourne à peine pour voir passer Metternich sur la jetée de Brighton[1] !

Mon oncle hocha la tête et gronda sourdement ; mon père….

« Mit ses livres de côté ; vous nous avez déjà dit cela ! »

Vous vous trompez très-fort, monsieur l’interrupteur. Ce ne fut pas en ce moment qu’il mit ses livres de côté, car il ne s’occupait pas alors de ses livres ; il lisait son épreuve. Il sourit, et la montra (l’épreuve) d’un air ému et avec une sorte de malicieuse gaieté, comme pour me dire : « Que pouvez-vous attendre, Pisistrate ? Voilà mon nouvel enfant encore dans ses langes, ou en petit romain, ce qui est la même chose ! »

Je pris une chaise entre les deux frères, et regardai d’abord l’un, puis l’autre, et, Dieu me pardonne ! je me sentis un dépit rebelle et ingrat contre tous deux. Mon cœur devait être bien rempli d’amertume pour avoir débordé dans cette direction, mais le fait est qu’il déborda. Le chagrin de la jeunesse est un abominable égoïste, c’est bien vrai ! Je me levai et m’approchai de la fenêtre ; elle était ouverte, et, en dehors, était le canari de Mme Primmins, dans sa cage. Il s’était habitué au ciel de Londres et chantait joyeusement. Or, lorsque le canari me vit debout devant sa cage, le regardant avec ennui et d’un air très-sombre, j’en suis sûr, la pauvre créature s’arrêta court, pencha la tête d’un côté et me regarda obliquement et avec défiance. Puis, voyant que je ne lui faisais aucun mal, l’oiseau recommença à risquer quelques notes timides, s’arrêtant après chacune, comme pour m’interroger ; et voyant enfin que je ne lui répondais pas, il pensa évidemment que la question était résolue et que j’étais plus à plaindre qu’à redouter ; car il se laissa aller peu à peu à des accords d’une modulation si suave et si argentine, que je crois vraiment qu’il avait l’intention de me consoler, moi, son vieil ami, qu’il avait si injustement soupçonné !

Jamais musique ne m’émut aussi profondément que cette longue et plaintive cadence. Et lorsque l’oiseau eut fini, il vint se percher tout contre les barreaux de sa cage, et me regarda fixement avec ses yeux brillants d’intelligence. Je sentis les miens se remplir de larmes ; je m’éloignai et m’arrêtai debout au milieu de la chambre, ne sachant que faire ni où aller. Mon père avait corrigé son épreuve et s’était replongé dans ses in-folio. Roland, après avoir fermé son petit livre rouge, l’avait remis dans sa poche et avait essuyé soigneusement sa plume ; il m’examinait alors attentivement de dessous ses épais sourcils. Tout à coup il se leva et, frappant l’âtre de sa jambe de bois, s’écria :

« Laissez là ces maudits livres, frère Austin ! Qu’y a-t-il sur les traits de ce garçon ? Traduisez cela, si vous pouvez. »


CHAPITRE II.

Et mon père mit ses livres de côté et se leva vivement. Il ôta ses lunettes, les essuya machinalement, mais sans rien dire ; et mon oncle, après l’avoir considéré un moment, s’écria, tout surpris de son silence :

« Ah ! je vois ! Il sera tombé dans quelque mauvaise affaire, et vous êtes fâché. Fi ! il faut que jeunesse se passe, Austin ; il le faut ! Je ne le blâme pas pour cela… ce n’est que… Venez ici, Sisty. Morbleu ! jeune homme, approchez donc. »

Mon père écarta doucement la main du capitaine, s’avança vers moi et m’ouvrit ses bras. Le moment d’après, je sanglotais sur son cœur.

« Mais qu’est-ce qu’il y a ? s’écria le capitaine Roland ; personne ne me dira-t-il ce qu’il y a ? Affaire d’argent, je suppose. Une affaire d’argent, ô extravagant jeune homme ! Heureusement que vous avez un oncle qui a de l’argent de reste. Combien vous faut-il ? Cinquante… cent… deux cents livres ? Comment voulez-vous que je fasse le mandat, si vous ne parlez pas ?

— Chut ! frère, ce n’est pas l’argent que vous pourriez donner qui arrangerait cette affaire. Mon pauvre ami ! Ai-je deviné la vérité ? Ai-je deviné juste l’autre soir, lorsque…

— Oui, oui. J’ai été si malheureux ! Mais je suis mieux à présent, et je puis tout vous dire. »

Mon oncle se dirigea lentement vers la porte. Son exquise délicatesse lui faisait penser qu’il serait de trop dans la confession d’un fils à son père.

« Non, mon oncle, dis-je en lui tendant la main, restez ; vous aussi, vous pouvez me donner des conseils, me fortifier. Jusqu’à présent j’ai gardé mon honneur intact… Aidez-moi à le conserver toujours. »

À ce mot d’honneur, le capitaine Roland s’arrêta et leva soudain la tête.

Je racontai tout… d’une manière assez incohérente d’abord, mais plus clairement et plus résolûment à mesure que j’avançais. Je sais bien que ce n’est pas l’usage des amoureux de prendre pour confidents leurs pères et leurs oncles. À en juger par les drames et les romans, ces miroirs de la vie, ils choisissent mieux que cela : des valets et des soubrettes, et des amis qu’ils ont ramassés dans la rue, comme j’avais moi-même ramassé le pauvre Francis Vivian. C’est à des gens de cette sorte qu’ils confient leurs chagrins. Pour leurs pères et leurs oncles, ils restent froids, impénétrables, boutonnés jusqu’au menton. Mais la famille Caxton était une famille excentrique, et jamais elle ne faisait rien comme les autres. Lorsque j’eus fini, je levai les yeux et demandai :

« Maintenant, dites-moi, n’y a-t-il plus aucun espoir… aucun ?

— Pourquoi n’y en aurait-il pas ? s’écria le capitaine Roland. Les de Caxton sont d’aussi bonne famille que les Trévanion ; et quant à vous, tout ce que je dirai, c’est que la jeune demoiselle pourrait choisir plus mal pour son bonheur. »

Je serrai la main de mon oncle, et me tournai vers mon père avec une anxiété pleine de crainte ; car je savais que, malgré sa vie retirée, peu d’hommes jugeaient plus sainement des affaires du monde, lorsqu’il se décidait à s’en mêler. C’est une chose merveilleuse que cette sagesse que les savants et les poètes ont souvent pour conseiller les autres, quoiqu’ils daignent rarement s’en servir pour eux-mêmes. Où la prennent-ils ? Je regardai mon père, et le vague espoir que Roland avait fait naître en moi tomba avec ce regard.

« Frère, dit-il lentement en secouant la tête, le monde, qui fait des lois et des codes pour ceux qui vivent au milieu de lui, ne fait cas d’une généalogie que lorsque les parchemins sont accompagnés d’une fortune.

— Trévanion n’était pas plus riche que Pisistrate, quand il épousa lady Ellinor, dit mon oncle.

— C’est vrai ; mais lady Ellinor n’était pas alors une héritière, et son père avait une manière de voir que ne partageait peut-être aucun pair d’Angleterre. Trévanion, j’ose le dire, n’a pas de préjugés au sujet du rang ; mais c’est un homme de sens commun. Il s’estime parce qu’il est homme pratique. Ce serait folie de lui parler d’amour et des affections du jeune âge. Il verrait dans le fils d’Augustin Caxton, vivant de l’intérêt de quinze ou seize mille livres sterling, un parti qu’aucun homme prudent, dans sa position, n’accepterait pour sa fille. Et quant à lady Ellinor…

— Elle nous a beaucoup d’obligations, Austin ! s’écria Roland, dont le visage s’assombrit.

— Lady Ellinor est aujourd’hui ce qu’elle promettait d’être autrefois, si nous l’avions mieux connue : une femme du monde, ambitieuse, avide de briller, toujours occupée de projets ! N’est-ce pas, Pisistrate ? »

Je ne répondis pas. J’étais trop ému.

« Et la jeune fille vous aime-t-elle ?… Mais je pense qu’il n’est pas besoin de le demander ! s’écria Roland. Fatalité ! fatalité ! cette famille nous est fatale. Morbleu ! Austin, c’est votre faute aussi. Pourquoi l’avez-vous laissé aller dans cette maison ?

— Mon fils est un homme à présent, un homme par le cœur, sinon par les années. L’homme peut-il échapper aux dangers et aux épreuves ? N’en ai-je pas été assailli dans le vieux presbytère, mon frère ? » dit mon père avec douceur.

Mon oncle fit trois fois en boitant le tour de la chambre, puis s’arrêta court, se croisa les bras et dit avec décision :

« Si la jeune fille vous aime, votre devoir n’en est que plus évident ; vous ne pouvez en tirer avantage. Vous avez bien fait de quitter la maison, car la tentation aurait pu devenir trop forte.

— Mais quelle excuse donner à M. Trévanion ? demandai-je d’une voix éteinte ; quelle histoire inventer ? Autant il est insouciant lorsqu’il a confiance, autant il devient pénétrant une fois qu’il a des soupçons ; il verra à travers tous mes subterfuges, et… et…

— Il n’y a rien de plus évident, reprit mon oncle brusquement ; mais il n’est pas besoin de subterfuges en cette affaire. Il faut que je vous quitte, Monsieur Trévanion. — Pourquoi ? dira-t-il. Ne me le demandez pas. Il insistera. Eh bien donc, monsieur, si vous voulez le savoir, j’aime votre fille. Je n’ai rien, elle est une riche héritière. Vous n’approuveriez pas cet amour, c’est pourquoi je vous quitte ! Voilà la conduite qui convient à un gentilhomme anglais ; n’est-ce pas, Austin ?

— Vous êtes toujours dans le vrai quand vous laissez parler votre cœur, Roland. Pourrez-vous soutenir ce langage, Pisistrate, ou s’il faut que je le tienne pour vous ?

— Qu’il parle lui-même, reprit Roland, et qu’il juge lui-même de la réponse. Il est jeune, il a du mérite, il peut jouer un rôle dans le monde. Peut-être que Trévanion répondra : Vous obtiendrez votre dame quand vous aurez conquis vos lauriers, comme les chevaliers d’autrefois. Dans tous les cas, vous entendrez ce qu’il vous dira.

— J’irai, » dis-je avec fermeté.

Je pris mon chapeau et sortis de la chambre. Au moment où je traversais le palier, un pied léger descendait l’escalier de l’étage supérieur, et une petite main s’empara de la mienne. Je me retournai vivement, et mon regard rencontra les yeux noirs, sérieux et doux, de ma cousine Blanche.

« Ne vous en allez pas encore, Sisty, dit-elle d’une voix caressante. Je vous attendais ; j’avais entendu votre voix, mais je ne voulais pas entrer, de peur de vous déranger.

— Et pourquoi m’attendiez-vous, ma petite Blanche ?

— Pourquoi ? simplement pour vous voir. Mais vous avez les yeux rouges. Ô mon cousin ! » Et avant que j’eusse pu prévoir son mouvement enfantin, elle m’avait sauté au cou et m’embrassait. Or, Blanche n’était pas comme la plupart des enfants ; elle était très-avare de ses caresses. Ce baiser venait donc du fond de son bon petit cœur. Je le lui rendis sans dire un mot ; et, l’ayant déposée doucement sur le palier, je descendis précipitamment l’escalier et me trouvai dans la rue.

À peine avais-je fait quelques pas, que j’entendis la voix de mon père. Il vint à moi, et passant son bras sous le mien me dit :

« Ne sommes-nous pas deux à souffrir ?… pourquoi n’irions-nous pas ensemble ? »

Je pressai son bras et nous cheminâmes en silence. Mais lorsque nous fûmes près de la maison de Trévanion, je dis en hésitant :

« Ne vaudrait-il pas mieux que j’entrasse seul ? s’il doit y avoir une explication entre M. Trévanion et moi, votre présence ne semblerait-elle pas impliquer ou bien une prière qui nous abaisserait tous deux, ou un doute de moi qui…

— Eh bien ! entrez seul. Je vous attendrai.

— Pas dans la rue… Oh ! non, mon père ! » m’écriai-je, ému au delà de toute expression. Car tout cela était tellement hors des habitudes de mon père, que j’eus des remords d’avoir ainsi communiqué les chagrins de ma jeunesse à la calme dignité de sa vie sereine.

« Vous ne savez pas, mon fils, combien je vous aime. Je ne l’ai su moi-même que bien tard. Voyez-vous, je vis en vous maintenant, en vous mon premier-né, et non dans mon autre fils, le grand ouvrage. Laissez-moi agir à ma tête. Entrez ; c’est bien cette porte, n’est-ce pas ? »

Je serrai la main de mon père, et je sentis alors que, tant que cette main répondrait à la mienne, la perte de Fanny Trévanion elle-même ne ferait pas du monde un désert. Combien la vie est immense devant nous, tant que nous conservons nos parents ! Combien elle est riche en espérances ! Que de motifs de vaincre nos chagrins, pour qu’ils ne les partagent pas avec nous !


CHAPITRE III.

J’entrai dans le cabinet de Trévanion. À cette heure on le trouvait rarement à la maison ; mais je n’y avais pas pensé, et je vis sans surprise que, contrairement à son habitude, il était dans son fauteuil, à lire un de ses classiques favoris, au lieu d’être à quelque comité de la chambre des communes.

« Vous êtes un charmant garçon, dit-il en me regardant, de me laisser comme cela toute la matinée, sans rime ni raison. Et mon comité est remis, parce que le président est malade ; les gens sujets à être malades ne devraient pas entrer à la chambre des communes. De sorte que me voilà à lire Properce. Parr a raison ; il n’est pas aussi élégant que Tibulle… Mais que diable avez-vous ? pourquoi ne vous asseyez-vous pas ?… Humph ! vous avez l’air bien sérieux ; vous avez quelque chose à me dire… Dites-le. »

Et laissant là Properce, le regard perçant et pénétrant de Trévanion devint aussitôt sérieux et attentif.

« Mon cher monsieur Trévanion, dis-je avec toute la fermeté que je pus réunir, vous avez été très-bon pour moi ; et, en dehors de ma famille, il n’y a pas d’homme que j’aime et respecte plus que vous. »

Trévanion. Humph ! qu’est-ce que tout cela ? (À demi-voix : ) Voudrait-il me mettre dedans ?

Pisistrate. Ainsi ne me croyez pas ingrat lorsque je vous dis que je viens résigner mes fonctions… quitter la maison où j’ai été si heureux.

Trévanion. Quitter la maison ! Bah ! je vous aurai surchargé de besogne. Je serai plus miséricordieux à l’avenir. Vous devez pardonner à un économiste. C’est le défaut de ceux de ma secte, de regarder les hommes comme des machines.

Pisistrate, avec un faible sourire. Non, en vérité, Ce n’est pas cela ! Je n’ai à me plaindre de rien. Je ne souhaiterais aucun changement… s’il m’était possible de rester.

Trévanion, m’examinant d’un air rêveur. Et votre père approuve-t-il que vous me quittiez ainsi ?

Pisistrate. Oui, tout à fait.

Trévanion, après un moment de réflexion. Je vois ce que c’est. Il veut vous envoyer à l’Université, faire de vous un rongeur de livres comme lui. Bah ! cela ne se fera pas ; vous ne serez jamais complètement un homme de livres ; cela n’est pas dans votre caractère. Jeune homme, encore que je puisse paraître insouciant, je lis très-facilement dans les caractères, lorsque cela me plaît. Vous avez tort de me quitter. Vous êtes taillé pour le grand monde. Je puis vous ouvrir une belle carrière. Je veux le faire… c’est le désir de lady Ellinor… elle tient beaucoup à cela… pour l’amour de votre père aussi bien que pour vous. Je n’ai jamais demandé de faveur aux ministres, et je n’en demanderai jamais. Mais (ici Trévanion se leva tout à coup, et il ajouta, la tête haute, avec un geste rapide), mais un ministre peut disposer comme il lui plaît de son patronage. Voyez-vous, C’est encore un secret, et je le confie à votre honneur. Avant que l’année soit finie, je ferai nécessairement partie du cabinet. Restez avec moi, je vous garantis votre fortune. Il y a trois mois, je n’aurais pas tenu ce langage. Plus tard, je vous ouvrirai le Parlement… Vous n’avez pas encore l’âge… travaillez jusque-là… Et maintenant asseyez-vous, et écrivez mes lettres. Il y a un arriéré considérable !

— Mon cher, bien cher monsieur Trévanion, dis-je avec une émotion qui m’ôta presque la parole, et saisissant sa main, je la serrai dans les miennes ; je n’ose, je ne puis pas vous remercier ! Mais vous ne connaissez pas mon cœur ; il n’est pas ambitieux. Non, si je pouvais rester ici pour toujours aux mêmes conditions… ici… Et je regardais tristement la place où Fanny s’était tenue la veille… Mais c’est impossible. Si vous saviez tout, vous seriez le premier à me dire de partir !

— Vous avez fait des dettes ? dit froidement l’homme du monde. C’est mal, très-mal ! pourtant…

— Non, monsieur, non ; pis que cela.

— Il est difficile, jeune homme, bien difficile de faire pis que cela ! Mais faites comme vous voudrez ; vous me quittez sans vouloir me dire pourquoi ! Adieu. Que tardez-vous ? Donnez-moi la main, et partez !

— Je ne puis vous quitter ainsi ; je… je… La vérité sortira, monsieur. J’ai été assez téméraire, assez insensé, en voyant Mlle Trévanion, pour oublier que je suis pauvre, et…

— Ah ! interrompit Trévanion en pâlissant, voilà qui est malheureux, en vérité ! Et moi qui parlais de lire dans les caractères ! Ah ! nous autres hommes pratiques, nous sommes des sots… oui, des sots !… Et vous avez fait la cour à ma fille ?

— Monsieur ! Oh ! monsieur Trévanion ! jamais, non jamais je n’aurais été vil à ce point ! Dans votre maison, honoré de votre confiance… comment avez-vous pu le penser ? J’osais l’aimer peut-être ; je sentais du moins que je ne pourrais résister à une tentation trop forte. Mais le dire à votre fille ! demander son amour en retour ! J’aurais aussi bien pu forcer votre caisse. Je vous raconte franchement ma folie ; c’est une folie, mais non une chose déshonorante. »

Trévanion vint à moi brusquement. J’étais appuyé contre la bibliothèque ; il me prit la main avec cordialité et me dit :

« Pardonnez-moi ; vous vous êtes conduit comme devait se conduire le fils de votre père. Je lui envoie un pareil fils ! Maintenant, écoutez-moi. Je ne puis vous donner ma fille…

— Croyez-moi, monsieur, jamais je…

— Chut ! écoutez-moi. Je ne puis vous donner ma fille. Je ne parle pas d’inégalité… tous les hommes sont égaux ; et quand ils ne le seraient pas, toute insolente affectation de sa supériorité irait mal, en ces circonstances, à un homme qui doit sa fortune à sa femme ! Toutefois, j’ai dans le monde un rang qui n’est pas le produit de la fortune seulement, mais aussi du travail de toute ma vie, de l’immolation de la moitié de mon caractère, de la mortification incessante de tout ce qui faisait le bonheur et la joie de ma jeunesse : tout cela pour devenir la chose que l’Angleterre s’attend à trouver dans un homme d’État ! Je suis arrivé peu à peu au développement naturel de ma position, au pouvoir ! Je vous le dis, j’aurai bientôt de hautes fonctions dans le gouvernement. J’espère rendre de grands services à ma patrie ; car nous autres politiques anglais, quoi que disent de nous la populace et la presse, nous ne sommes pas d’égoïstes coureurs de places. Je refusai, il y a dix ans, la position à laquelle j’aspire aujourd’hui. Nous avons foi en nos croyances, et nous saluons le pouvoir qui peut les mettre en pratique. J’aurai des ennemis dans ce cabinet. Oh ! ne pensez pas que nous laissions la jalousie derrière nous aux portes de Downing-Street. Je ferai partie de la minorité. Je sais bien ce qui doit arriver. Comme tous les hommes qui sont au pouvoir, il faut que je me fortifie par d’autres têtes et d’autres mains que les miennes. Il faut que ma fille m’apporte l’alliance de la famille d’Angleterre dont j’ai le plus besoin. Ma vie s’écroulerait comme une pyramide de cartes élevée par un enfant, si je gaspillais, je ne dirai pas en votre faveur, mais en faveur d’hommes qui auraient dix fois votre fortune, quelle qu’elle soit, la force que j’ai à ma disposition dans la main de Fanny Trévanion. Voilà la fin à laquelle je vise ; c’est aussi le but des désirs de sa mère : car ces affaires domestiques, quoique non entièrement étrangères aux hommes, appartiennent plus particulièrement à la politique des femmes. Voilà pour nous. Quant à vous, mon ami au cœur franc et magnanime, si je n’étais pas le père de Fanny ; si j’étais votre plus proche parent ; s’il n’y avait qu’à demander Fanny pour l’avoir avec sa dot princière, car elle est princière ; je vous dirais : Fuyez un fardeau qui pèserait sur votre cœur, sur votre génie, sur votre énergie, votre fierté, votre courage ; un fardeau que pas un homme sur dix mille ne pourrait porter ; fuyez le malheur de tout devoir à votre femme ! C’est le renversement de la nature, c’est un coup porté à notre virilité. Vous ne savez pas ce que c’est ; je le sais trop, moi ! La fortune de ma femme ne lui vint qu’après notre mariage. Comme cela, c’était bien. On ne put me reprocher d’avoir couru après la fortune… Mais je vous le dis franchement, si elle n’était pas venue du tout, je serais plus fier, plus grand, plus heureux que je ne l’ai été jusqu’ici, que je ne le serai jamais avec tous ces avantages. Cette fortune a été comme une meule de moulin autour de mon cou ! Et pourtant jamais Ellinor n’a dit un mot qui pût blesser mon orgueil. Je voudrais que sa fille eût autant de délicatesse. Si fort que soit mon amour pour Fanny, je doute qu’elle ait le grand cœur de sa mère… Vous me regardez avec incrédulité ; c’est tout naturel. Oh ! vous pensez que je sacrifierai le bonheur de ma fille à l’ambition de l’homme politique. Folie de jeunesse ! Fanny serait malheureuse avec vous. Peut-être ne le pense-t-elle pas à présent ; elle le penserait dans cinq ans d’ici. Fanny fera une admirable duchesse, une comtesse, une grande dame ; mais la femme d’un homme qui lui devrait tout !… Non, non, n’entretenez pas cette illusion. Je ne sacrifierai pas son bonheur, soyez-en assuré. Je vous parle franchement, comme un homme à un homme, comme un homme du monde à un homme qui ne fait que d’y entrer, c’est vrai ; mais c’est toujours comme un homme à un homme. Eh bien, que dites-vous ?

— Je méditerai vos paroles. Je sais que vous me parlez avec la plus grande bienveillance, comme parlerait un père. Maintenant, laissez-moi partir, et que Dieu vous protège, vous et les vôtres !

— Partez… je vous souhaite la même protection. Partez. Je ne vous ferai pas à présent mes offres de service ; mais rappelez-vous que vous avez des droits à ces services, de toute manière et en toute occasion… Arrêtez ; emportez avec vous cette consolation… consolation triste aujourd’hui, mais qui sera bien grande plus tard. Dans une position qui eût pu exciter ma colère, mon dédain, ma pitié, vous avez excité l’admiration d’un homme au cœur froid. Vous, un enfant, vous m’avez fait, à moi dont les cheveux grisonnent, avoir meilleure opinion du monde. Dites cela à votre père. »

Je fermai la porte et sortis doucement, doucement ; mais, lorsque j’arrivai dans le vestibule, Fanny ouvrit tout à coup la porte de la salle à manger. Son regard, son geste m’invitaient à entrer. Sa figure était très-pâle, et on voyait en ses yeux des traces de larmes.

Je m’arrêtai un moment ; mon cœur battait avec violence. Puis je murmurai quelque chose d’inarticulé, et, après un salut profond, je gagnai vivement la porte.

Je crus, mais mes oreilles me trompaient peut-être, je crus entendre mon nom ; heureusement le gigantesque portier se leva du fauteuil de cuir où il lisait le journal, et la porte s’ouvrit. Je rejoignis mon père.

« Tout est fini, lui dis-je avec un courageux sourire. Et maintenant, mon cher père, je sens la reconnaissance que je vous dois pour ce que vos préceptes et votre vie m’ont appris ; car, croyez-moi, je ne suis pas malheureux. »


CHAPITRE IV.

Nous revînmes à la maison, et dans l’escalier nous rencontrâmes ma mère, que l’air grave de Roland et l’étrange absence de son Austin avaient alarmée. Mon père nous conduisit tranquillement à une petite chambre que ma mère avait arrangée pour Blanche et pour elle ; puis, mettant ma main dans celle de la femme qui l’avait soutenu dans le sentier pierreux et conduit à travers les paisibles vallons de la vie, il me dit : « La nature vous donne là une consolation. » Et, ce disant, il sortit de la chambre.

Et c’était vrai, ô ma mère ! C’est dans ton cœur simple et aimant que la nature a placé les sources profondes de la consolation ! Nous nous adressons aux hommes quand nous voulons de la philosophie, aux femmes quand nous voulons être consolés. À toi je confiai sans honte les mille faiblesses et regrets, les mille minuties qui font naître le chagrin, toutes ces choses que je n’aurais osé révéler à aucun homme, pas même à lui, le plus aimant et le plus tendre de tous ! Et tes larmes, qui tombèrent sur ma joue, eurent la vertu du baume d’Arabie, car mon cœur s’endormit enfin apaisé par l’influence de l’humide douceur de tes yeux.

Je fis un effort pour prendre place au milieu du petit cercle à l’heure du dîner ; je me sentis plein de reconnaissance en voyant qu’on ne faisait aucune tentative violente pour relever ma gaieté ; tout se borna à une affection plus calme, plus douce, plus tranquille. La petite Blanche elle-même cessa son babil, comme par une sympathie intuitive, et sembla vouloir étouffer le bruit de ses pas en se glissant auprès de moi. Mais après le dîner, lorsque nous fûmes réunis dans le salon, que les bougies brillèrent de tout leur éclat, que les rideaux furent fermés… et que le roulement rapide de quelques voitures nous rappela seul qu’il y avait un monde au dehors, mon père se mit à parler. Il avait laissé là son ouvrage ; son fils cadet, mais moins périssable, était oublié. Il commença ainsi :

« C’est une chose bien connue, dit-il d’un air rêveur, que certaines drogues et certaines herbes font du bien au corps en telle ou telle maladie. Quand nous sommes malades, nous n’ouvrons pas notre pharmacie domestique pour y prendre au hasard la première poudre ou la première fiole qui nous tombe sous la main. Le médecin habile est celui qui détermine la dose selon la gravité de la maladie.

— Il ne peut y avoir de doute à ce sujet, dit le capitaine Roland. Je me rappelle un exemple remarquable qui confirme vos paroles. Pendant que j’étais en Espagne, nous tombâmes malades en même temps, mon cheval et moi ; une dose différente fut prescrite à chacun de nous, et je ne sais par quelle infernale méprise j’avalai la médecine du cheval ; le cheval, pauvre bête, avala la mienne !

— Et qu’en résulta-t-il ? demanda mon père.

— Le cheval mourut, répondit Roland avec tristesse, un animal bien précieux, bai clair, avec une étoile au front !

— Et vous ?

— Oh ! le docteur dit que la médecine du cheval me tuerait ; mais il fallait bien plus qu’une misérable bouteille de purgatif pour tuer un homme dans mon régiment.

— Nous arrivons néanmoins à la même conclusion, poursuivit mon père, vous avec votre expérience et moi avec ma théorie : c’est qu’il ne faut pas prendre une médecine au hasard, et qu’une erreur de bouteille peut tuer un cheval. Mais lorsqu’il s’agit de la médecine de l’âme, on ne pense presque jamais à la règle précieuse que le sens commun nous impose pour notre corps !

— Eh bien ! dit le capitaine, quelle médecine y a-t-il pour l’âme ? Shakspeare a dit là-dessus quelque chose qui, si j’ai bonne mémoire, signifie qu’il n’y a point de remède pour une âme malade.

— Je ne pense pas, frère. Il a dit seulement que la médecine (celle des bolus et des boissons noires) est impuissante en pareil cas. Et Shakspeare était le dernier homme à trouver son art en défaut, car il a été vraiment un grand médecin de l’âme.

— Ah ! je vous comprends, frère. Encore des livres ! Ainsi vous croyez que lorsqu’un homme a le cœur brisé, qu’il perd sa fortune, ou sa fille (Blanche, mon enfant, venez ici), vous croyez qu’il n’y a qu’à lui appliquer un emplâtre de quelque chose d’imprimé sur la partie malade, et que tout ira bien ? Je voudrais que vous pussiez me trouver un pareil remède !

— Voulez-vous l’essayer ?

— Si ce n’est pas du grec, » répondit mon oncle.


CHAPITRE V.

Idées de mon père sur l’hygiène chimique des livres.

« Si nous acceptons l’autorité de Diodore, dit mon père, et sa main s’ensevelit profondément sous son gilet, en ce qui concerne l’inscription de la grande bibliothèque égyptienne… Et je ne vois pas pourquoi Diodore ne serait pas aussi près de la vérité que n’importe quel autre, » ajouta mon père en nous interrogeant du regard.

Ma mère crut qu’il s’adressait à elle, et accepta, par un gracieux signe de tête, l’autorité de Diodore. Son opinion ainsi fortifiée, mon père continua :

« Si, dis-je, nous acceptons l’autorité de Diodore, l’inscription de la bibliothèque égyptienne était : La médecine de l’âme. Cette phrase est devenue vulgaire et banale, et l’on répète partout que les livres sont la médecine de l’âme. Oui ; mais la grande chose, c’est d’appliquer cette médecine !

— C’est ce que vous nous avez dit au moins deux fois déjà, frère, interrompit le capitaine brusquement. Et qu’est-ce que Diodore a à faire ici ? je ne le sais pas ; invoquez aussi l’habitant de la lune.

— Je ne pourrai jamais conclure si vous m’interrompez ainsi, reprit mon père, d’un ton qui tenait le milieu entre le reproche et la prière.

— Soyez donc sages, Roland et Blanche, mes enfants ! dit ma mère, qui suspendit son travail et les menaça de son aiguille. Elle piqua même légèrement l’épaule du capitaine.

Rem acu tetigisti[2], ma chère, dit mon père empruntant en cette occasion le calembour de Cicéron. Et maintenant tout ira comme sur du velours. Je dis donc que les livres, pris indistinctement, ne sont pas des remèdes pour les maladies et les afflictions de l’âme. Il faut tout un monde de science pour s’en servir convenablement. J’ai connu des personnes qui, dans un grand chagrin, avaient recours à un roman, au livre à la mode. Autant vaudrait prendre un verre d’eau de roses contre la peste ! Une lecture frivole n’est pas ce qui convient à un cœur accablé sous le poids de la douleur. On m’a raconté que Gœthe, lorsqu’il eut perdu son fils, se mit à étudier une science nouvelle pour lui. Ah ! Gœthe était un médecin qui savait ce qu’il lui fallait. Dans une douleur comme celle-là, vous ne pouvez pas chatouiller et divertir votre esprit ; il faut l’arracher, l’abstraire, l’absorber, le plonger dans un abîme, l’égarer dans un labyrinthe. C’est pourquoi, dans les irrémédiables chagrins de l’âge mûr et de la vieillesse, je recommande l’étude sérieuse et suivie d’une science qui occupe tout le raisonnement. C’est une contre-irritation. Amenez le cerveau à agir sur le cœur. Si la science est trop ardue, car nous n’avons pas tous la tête mathématicienne, il faut prendre quelque chose qui soit à la portée d’intelligences plus humbles, mais qui pourtant occupe suffisamment l’esprit le plus élevé… comme une langue étrangère, le grec, l’arabe, le scandinave, le chinois ou le gallois.

« Si l’on a perdu sa fortune, il faut que la dose s’applique moins directement à l’intelligence ; et dans ce cas j’administrerais quelque chose d’élégant et de cordial. Le cœur est déchiré et écrasé par la perte d’une personne qu’on aimait, tandis que c’est plutôt la tête qui souffre d’une perte d’argent. Ici nous trouvons que les poètes sont un remède très-précieux. Remarquez, en effet, que les poètes du génie le plus grand et le plus vaste ont en eux deux hommes séparés, tout à fait distincts l’un de l’autre : l’homme d’imagination et l’homme pratique. Et cet heureux mélange de ces deux hommes convient aux maladies de l’âme, qui est moitié imagination et moitié pratique. Homère, tantôt perdu au milieu des divinités, tantôt occupé des détails les plus minutieux de la vie domestique, Homère est le vrai poète de circonstance, ainsi que Gray l’a finement surnommé ; et il a assez d’imagination pour séduire et flatter le plus borné des hommes, et pour lui faire oublier quelque temps cette place du pupitre que peut couvrir le livre de son banquier. Il y a encore Virgile, bien au-dessous d’Homère, il est vrai,

… Virgile le sage,
Dont le vers monte haut, mais ne saurait voler,

comme dit Cowley. Cependant Virgile a encore assez de génie pour avoir en lui les deux hommes, pour vous conduire aux champs, où non-seulement vous entendez le chalumeau des bergers et le bourdonnement des abeilles, mais où vous apprenez encore à tirer le meilleur profit de la terre et de la vigne. Il y a Horace, un charmant homme du monde, qui pleurera avec vous la perte de votre fortune, qui ne dépréciera jamais les douces jouissances de la vie, mais qui vous montrera cependant que l’homme peut être heureux avec un vile modicum ou des parva rura. Il y a Shakspeare qui, plus que tous les autres poètes, a cette dualité mystérieuse du sens commun et de l’imagination la plus sublime. Il y en a une foule d’autres qu’il serait inutile de nommer, et qui, si vous vous adressez doucement et tranquillement à eux, ne vous diront pas, comme un déraisonnable stoïcien, que vous n’avez rien perdu, mais vous feront sortir insensiblement de ce monde, de ses épreuves et de ses adversités, et vous auront entraînés dans un autre monde avant que vous sachiez où vous êtes… dans un monde où vous serez le bienvenu, quoique de vos arpents perdus vous n’emportiez pas plus de terre que ce qui aura pu s’en attacher à la semelle de vos souliers.

« Pour les hypocondriaques et les hommes rassasiés de tout, est-il rien de mieux qu’un gai voyage, surtout un de ces voyages primitifs, merveilleux, semés de légendes et qui vous font traverser des pays inconnus ? Comme ils délassent l’esprit ! Comme ils vous arrachent au train de vie monotone où vous êtes enseveli ! Regardez, avec Hérodote, la jeune Grèce naissant à la vie, ou le vieil Orient s’écroulant déjà en ruines gigantesques. Ou bien suivez Carpini et Rubruquis en Tartarie ; vous rencontrerez avec eux les chariots de Zagathai chargés de maisons, et vous croirez qu’une grande ville s’avance vers vous[3]. Contemplez ce vaste empire des sauvages Tartares, où les descendants de Genghis se multiplient et se répandent sur l’immensité d’un désert aussi vaste que l’Océan. Embarquez-vous avec les premiers voyageurs du Nord, et pénétrez au cœur de l’hiver parmi les serpents de mer et les ours, et les morses à figure humaine munie de défenses. Que pensez-vous de Colomb, de l’indomptable Cortez, et du royaume de Mexico, et de la ville d’or des Péruviens, et de l’audacieux et brutal Pizarre ? et des Polynésiens semblables aux anciens Bretons ? et des Indiens d’Amérique et des insulaire ? de la mer du Sud ? Comme un régime pareil doit rendre vos hypocondriaques pétulants, et jeunes, et aventureux, et fringants !

« Puis contre ce vice de l’âme, que j’appelle sectarianisme, non pas dans le sens religieux du mot, mais dans le sens de ces préjugés étroits et mesquins qui vous font haïr votre voisin parce qu’il aime les œufs durs, tandis que vous les préférez à la coque ; contre ces commérages indiscrets et médisants sur les affaires d’autrui ; contre ceux qui cherchent à vous faire croire que le ciel et la terre vont se confondre parce qu’un balai aura emporté une toile d’araignée que vous aviez laissé obscurcir la fenêtre de votre cerveau, quel large, quel généreux et doux apéritif qu’un cours d’histoire (je vous demande pardon, mon amie) ! Comme cela dissipe les vapeurs de la tête ! et beaucoup mieux que l’ellébore avec laquelle les vieux médecins du moyen âge vous purgeaient le cerveau. Au milieu de ce grand tourbillon, de ces orages qui bouleversent les royaumes et les empires, les races et les siècles, combien votre âme s’élève au-dessus de cette animosité mesquine et fébrile contre John Styles, au-dessus de cette misérable idée que tout le monde doit s’intéresser à vos griefs contre Tom Stokes et sa femme !

« Vous voyez que je ne puis indiquer que quelques ingrédients de cette magnifique pharmacie. Ses ressources sont illimitées, mais il faut s’en servir avec la plus scrupuleuse discrétion. Je me rappelle avoir guéri, avec un cours de géologie, un veuf inconsolable qui refusait obstinément tout autre médicament. Je le plongeai profondément dans le gneiss et le mica-schiste. Lorsque nous fûmes arrivés aux premières couches, je laissai les humeurs aqueuses des yeux se répandre sur des masses de cristaux qui se refroidissaient ; et quand je le fis pénétrer dans la période tertiaire, parmi les craies de transition de Maestricht et les marnes conchifères de Gosau, il était prêt à prendre une nouvelle femme. Ma chère Kitty, il n’y a pas là de quoi rire ! Je fis une cure non moins remarquable dans la personne d’un jeune étudiant de Cambridge qui se destinait à l’état ecclésiastique, lorsqu’il fut pris tout à coup d’un accès de philosophie accompagné de frissons, pour avoir voulu traverser à gué les profondeurs de Spinosa. Aucun des théologiens que j’essayai d’abord ne lui fit de bien ; aussi je m’adressai ailleurs et lui administrai doucement les chapitres sur la foi, du livre d’Abraham Tucker, que vous devriez lire, Sisty. Puis, je lui fis avaler de fortes doses de Fichte ; après quoi je lui fis prendre les métaphysiciens écossais, et lui recommandai quelques plongeons dans le transcendantalisme de certains Allemands. L’ayant convaincu que la foi n’est pas un état antiphilosophique de l’âme, et qu’il pouvait croire sans compromettre sa raison, car il était très-infatué de sa raison, je lui fis prendre mes théologiens, qu’il était désormais en état de digérer. Et depuis cette époque, sa constitution théologique est devenue si robuste, qu’il a déjà consommé deux cures et un doyenné !

« J’ai conçu un plan de bibliothèque dont les compartiments, au lieu d’être intitulés : Philologie, Sciences naturelles, Poésie, etc., porteraient les noms des maladies du corps et de l’âme que peuvent guérir les ouvrages qu’ils contiennent, depuis une grande calamité ou les douleurs de la goutte jusqu’à un accès de spleen ou un catarrhe. Pour cette dernière maladie, on prend une lecture légère avec une tisane de petit-lait et de l’eau d’orge. Mais, continua mon père plus gravement, lorsqu’un chagrin, qui est encore réparable, s’empare de votre esprit comme une monomanie ; lorsque vous vous imaginez, parce que le ciel vous a refusé ceci ou cela vers quoi vous aviez tourné votre cœur, que toute votre vie doit être stérile ; oh ! alors, traitez-vous par la biographie, celle des grands hommes et des hommes vertueux. Voyez combien un chagrin tient peu de place dans une vie. Peut-être a-t-on à peine consacré une page à une douleur semblable à la vôtre. Voyez comme la vie sort triomphante de cette épreuve ! Vous croyez avoir l’aile brisée ! bah ! ce n’est qu’une plume de froissée. Voyez combien la vie occupe encore de feuillets après celui-là ! Cette vie est un composé de faits positifs étrangers à la région des chagrins et des souffrances, et qui s’enchaîne à l’existence du monde. Oui, la biographie est le vrai remède en ce cas. Roland, vous disiez que vous feriez l’essai de ma prescription. La voici. »

Et mon père tendit un livre au capitaine. Mon oncle y jeta un coup d’œil et lut : Vie du révérend Robert Hall.

« Frère, c’était un dissident, et, Dieu merci ! je suis dévoué à l’Église et à l’État.

— Robert Hall fut un brave, un vrai soldat du grand capitaine ! » répondit adroitement mon père.

Roland porta machinalement son index à son front selon l’usage militaire, et salua respectueusement le livre.

« J’en ai un autre exemplaire pour vous, Pisistrate. C’est le mien que j’ai prêté à Roland. Celui-ci, que j’ai acheté pour vous aujourd’hui, vous le garderez.

— Je vous remercie, dis-je avec indifférence, ne voyant pas quel grand bien pourrait me faire la Vie de Robert Hall, ni pourquoi le même remède convenait également au vieil oncle battu par la tempête, et au neveu qui n’avait pas encore vingt ans.

— Je n’ai rien dit, reprit mon père en inclinant légèrement son large front, je n’ai rien dit du Livre des livres, parce que c’est le lignum vitæ, le remède cardinal pour tous les maux. Les autres livres ne sont que des auxiliaires. Vous pouvez vous rappeler, ma chère Kitty, m’avoir entendu dire, auparavant, que nous ne pouvons jamais maintenir notre système en bon état, si nous ne posons au milieu du grand centre ganglionique, d’où les nerfs portent sa douce et salutaire influence à travers toute la machine… le sachet de safran ! »


CHAPITRE VI.

Le lendemain matin après le déjeuner, je prenais mon chapeau pour sortir, lorsque mon père, me regardant et voyant à mes traits fatigués que je n’avais pas dormi, me dit doucement :

« Mon cher Pisistrate, vous n’avez pas encore essayé mon remède.

— Quel remède ?

— Robert Hall.

— Non vraiment, pas encore, dis-je en souriant.

— Essayez-le, mon fils, avant de sortir. Soyez persuadé que votre promenade vous sera beaucoup plus agréable ensuite. »

J’avoue que je n’obéis pas sans une certaine répugnance. Je retournai à ma chambre et m’assis résolûment à ma tâche.

Y a-t-il parmi vous, mes lecteurs, quelqu’un qui n’ait pas lu la Vie de Robert Hall ? À celui-là je dirai, en me servant des propres termes du grand capitaine Cuttle : Si vous la trouvez, prenez-en connaissance. Quelle que soit votre opinion en théologie, que vous soyez Épiscopal, Presbytérien, Anabaptiste, Pédobaptiste, Indépendant, Quaker, Unitaire, Philosophe, ou Libre-Penseur, procurez-vous Robert Hall ! Oui, s’il existe encore sur la terre des descendants de ces grandes hérésies qui firent tant de bruit dans leurs temps, des hommes qui croient, avec Saturnin, que le monde fut créé par sept anges ; ou avec Basilide, qu’il y a autant de cieux que de jours dans l’année ; ou avec les Nicolaïtes, que les femmes doivent être communes à tous les hommes (cette secte est encore florissante, surtout dans la république rouge) ; ou avec les Gnostiques, leurs successeurs, qu’il faut croire en Jaldaboath ; ou avec les Carpacratiens, que le monde est l’œuvre du diable ; ou avec les Cérinthiens, les Ébionites et les Nazarithes, que la femme de Noé s’appelait Ouria, et qu’elle mit le feu à l’arche ; ou avec les Valentiniens, que trente Æons, siècles ou mondes, naquirent du mâle Abîme et de la femelle Silence ; ou avec les Marcites, les Colarbasiens et les Héracléonites, que cette sotte histoire des Æons, de M. Abîme et de Mme Silence est la vérité même ; ou avec les Caïnites, qu’il faut honorer Judas parce que, en trahissant notre Sauveur, il prévoyait tout le bien qui en résulterait pour l’humanité ; ou avec, les Séthites, que Seth était une partie de la substance divine ; ou avec les Archontiques, les Ascothyptes, les Cerdoniens, les Marcionites, les disciples d’Apelle, de Sévère (ce Sévère disait que le vin avait été inventé par Satan !) et de Tatien, que tous les descendants d’Adam sont irrévocablement damnés, à l’exception d’eux-mêmes (il y a certainement encore de ces gens-là) ; ou avec les Cataphrygiens, qui furent aussi appelés Tascodragytes, qu’il fout se fourrer l’index dans le nez pour faire preuve de dévotion ; ou avec les Pépuziens, les Quintiliens pt les Artotyrites, que… mais peu importe ! Si je voulais énumérer toutes les folies des hommes qui ont cherché la vérité, je n’arriverais jamais à la fin de mon chapitre, ni à Robert Hall. Donc, que tu sois orthodoxe ou hétérodoxe, lecteur, procure-toi la Vie de Robert Hall. C’est la vie d’un homme que l’humanité tout entière gagnerait à étudier.

J’avais achevé la lecture de cette biographie, qui n’est pas longue, et je méditais sur ce que j’avais lu, lorsque j’entendis dans l’escalier la jambe de bois du capitaine. J’ouvris la porte. Il entra, le livre à la main, et je le reçus debout, également le livre à la main.

« Eh bien, jeune homme, dit Roland en s’asseyant ; le remède vous a-t-il fait du bien ?

— Oui, mon oncle, un grand bien.

— Et à moi aussi ! Par Jupiter ! Sisty, ce Hall était un fameux homme. Je suis curieux de savoir si la médecine a passé par les mêmes canaux chez nous deux. Dites-moi d’abord pomment elle a agi sur vous.

Imprimis donc, mon oncle, il me semble qu’un livre tel que celui-là doit faire du bien à tous ceux qui, comme nous, mènent la vie ordinaire du monde, parce qu’il nous introduit dans un cercle dont je soupçonne que nous connaissions fort peu de chose. Nous voyons là un homme qui s’attache directement à un but céleste, et qui dirige toutes ses facultés vers ce seul but ; qui cherche à rendre son âme aussi parfaite que possible, afin de faire le tien sur la terre et d’arriver au ciel ; un homme qui s’occupe d’un devoir sublime, qui ne vit que d’une vie spirituelle, et qui est si rempli de la conscience de son immortalité et si fort du lien qui unit l’homme à Dieu, que, sans aucune affectation de stoïcisme, sans être insensible à la douleur (car son tempérament nerveux devait même la lui faire ressentir plus vivement), il goûte cependant un bonheur tout à fait indépendant de ce monde. Il est impossible de ne pas tressaillir d’une admiration qui vous élève et vous inspire une crainte respectueuse, en lisant cette solennelle consécration de lui-même à Dieu. Cette offrande de son âme et de son corps, de son temps, de sa santé, de sa réputation, de ses talents, au Principe divin et invisible du bien, nous fait tout à coup apercevoir la vanité de nos projets et de nos espérances, et nous réveille de cet égoïsme qui exige tout et ne veut céder en rien. Mais ce livre a surtout fait vibrer la corde sensible de mon cœur par ce trait caractéristique, que mon père dit appartenir à toutes les biographies. C’est une vie remarquablement remplie par de grandes études, de grandes pensées et de grandes actions ; et pourtant, ajoutai-je en rougissant, combien ces sentiments qui ont exercé sur moi leur tyrannie et qui m’ont fait paraître le monde vide et désert tiennent peu de place dans cette vie ! Ce n’est pas que cet homme ait mené la vie froide et austère d’un ascète ; il est facile de voir qu’il avait une sensibilité remarquable et de vives affections, mais avec cela une volonté puissante et la passion de toutes les natures vigoureuses. Oui, je comprends mieux à présent ce que doit être l’existence de l’homme !

— Tout cela est fort bien dit, répliqua le capitaine ; mais ce n’est pas cela qui m’a frappé. Ce que j’ai vu dans ce livre, c’est le courage. J’y ai vu une pauvre créature se roulant par terre au milieu des plus horribles souffrances, torturée depuis son enfance jusqu’à sa mort par une maladie mystérieuse et incurable, une maladie qui est représentée comme un appareil intérieur de torture ; et cet homme, grâce à son héroïsme, fait plus que la supporter ; il la met hors de pouvoir de l’affecter, et, je cite le passage, quoique son sort fût de souffrir continuellement, jour et nuit, néanmoins une vive satisfaction était la compagne de son existence. Robert Hall m’a donné une leçon, à moi vieux soldat qui me croyais au-dessus de toute leçon ; il m’a donné une leçon de courage, au moins. Et lorsque je suis arrivé à ce passage, où, dans les terribles paroxysmes qui précédent la mort, il dit : Je ne me suis pas plaint, n’est-ce pas, monsieur ? Je ne veux pas me plaindre ! lorsque je suis arrivé à ce passage, j’ai tressailli et je me suis écrié : « Roland de Caxton, tu as été un couard ! et si tu avais eu ce que tu méritais, tu aurais été cassé et chassé du régiment au son du tambour, il y a longtemps déjà ! »

— Après tout, mon père n’avait donc pas si grand tort ; il a bien pointé ses canons et tiré un bon coup.

— Il a dû les pointer de six à neuf degrés au-dessus de la crête du parapet, reprit mon oncle d’un air rêveur, ce qui est, je crois, la meilleure hauteur pour les boulets et obus, quand il s’agit d’abattre quelques travaux de défense.

— Alors, capitaine, le sac sur le dos ; et en avant, marche !

— Par le flanc droit… front ! s’écria mon oncle, droit comme une colonne.

— Et ne regardons pas en arrière, si nous pouvons nous en empêcher.

— Attaquons l’ennemi de face. Allons, gardes, chargez !

— L’Angleterre attend de chacun qu’il fasse son devoir !

— Un cyprès ou un laurier ! » s’écria mon oncle en brandissant le livre au-dessus de sa tête.


CHAPITRE VII.

Je sortis pour voir Francis Vivian ; car, en quittant M. Trévanion, je n’étais pas sans inquiétude sur l’avenir de mon nouvel ami. Mais Vivian n’était pas chez lui, et je flânai dans les faubourgs de l’autre côté de la rivière, songeant sérieusement à ce que j’avais de mieux à faire. En abandonnant le poste que j’occupais, je renonçais à un avenir beaucoup plus brillant, à une fortune beaucoup plus rapide que je ne pouvais espérer en avoir dans toute autre carrière. Je sentais aussi qu’il fallait, si je voulais rester ferme dans ma résolution, entreprendre quelque travail sérieux et continu. Mes pensées revinrent à l’Université ; et la paix de ses cloîtres, qui m’avait paru si triste et si monotone avant que j’eusse été aveuglé par l’éclat du monde de Londres, avant que le chagrin eût un peu émoussé le tranchant de mes désirs et de mes espérances, revêtit alors à mes yeux un aspect plus séduisant. J’y voyais ce dont j’avais surtout besoin : un nouveau théâtre, une arène nouvelle, un retour partiel vers l’enfance, le repos pour des passions prématurément excitées, une nouvelle direction dans laquelle pourrait s’exercer l’activité de mon intelligence.

Je n’avais pas perdu mon temps à Londres ; j’y avais conservé, sinon l’habitude d’études purement classiques, au moins celle de l’application au travail ; j’avais aiguisé mon jugement et augmenté mes ressources intellectuelles. Je résolus donc de parler à mon père en rentrant à la maison. Mais je trouvai qu’il m’avait prévenu ; et lorsque je rentrai, ma mère me fit monter l’escalier qui conduisait à sa chambre. Avec un sourire excité par mon sourire, elle me dit que son Austin et elle avaient pensé qu’il vaudrait mieux pour moi quitter Londres dès que cela serait possible ; que mon père pouvait se passer quelques mois de la bibliothèque du Muséum ; que le bail de notre logement expirait dans quelques jours ; que l’été était avancé, la ville triste, la campagne magnifique. Bref, nous devions retourner à la maison. Là, je pourrais me préparer pour Cambridge jusqu’à la fin des grandes vacances. Ma mère ajouta en hésitant, et après une préface insinuante, que mon père, dont le revenu ne lui permettait guère de payer la pension nécessaire, comptait sur moi pour le soulager de ce fardeau en obtenant bientôt une bourse. Je sentis combien il y avait de tendresse prévoyante dans tout cela, même dans cette allusion à une bourse qui devait exciter mes facultés et m’éprouver par de nouveaux motifs d’ambition. Je n’étais pas moins charmé que reconnaissant.

« Mais le pauvre Roland, dis-je, et la petite Blanche ! viendront-ils avec nous ?

— Je crains que non, car Roland désire revoir sa tour ; et il sera en état de partir dans un jour ou deux.

— Ne pensez-vous pas, ma chère mère, que, de manière ou d’autre, ce fils perdu n’est pas étranger à la maladie de Roland, et que cette maladie est autant morale que physique ?

— Je n’en doute pas, Sisty. Ce jeune homme doit avoir bien mauvais cœur !

— Mon oncle paraît avoir abandonné tout espoir de le trouver à Londres ; sans cela, malgré sa maladie, je suis sûr que nous n’eussions pu le retenir dans la chambre. Il retourne donc à sa vieille tour ! Pauvre oncle, il doit bien s’ennuyer là ! Il faudra tâcher de lui faire une visite. Blanche parle-t-elle de son frère ?

— Non, car il paraît qu’ils n’ont pas vécu longtemps ensemble ; dans tous les cas elle ne s’en souvient pas. Qu’elle est charmante ! Sa mère a dû être bien belle !

— Oui, c’est une belle enfant, quoique sa beauté ait un caractère étrange. Quels grands yeux ! Et puis elle est si affectueuse ! elle aime bien Roland comme on doit aimer son père. »

Ici la conversation tomba.

Nos plans ainsi arrêtés, je n’avais pas de temps à perdre pour voir Vivian et prendre quelques arrangements pour son avenir. Ses manières avaient beaucoup perdu de leur brusquerie et je croyais pouvoir m’aventurer à le recommander personnellement à Trévanion. Je savais, après ce qui s’était passé, que Trévanion se ferait un devoir de m’obliger, et je résolus de consulter mon père à ce sujet. Jusqu’alors je n’avais pas trouvé ni fait naître l’occasion de parler de Vivian à mon père ; il avait été si occupé ! et puis, s’il m’avait proposé de lui présenter mon nouvel ami, quelle réponse aurais-je pu lui donner au lieu des cyniques objections de Vivian ? Mais comme nous allions partir, cette dernière considération perdait son importance.

Le savant n’était plus entièrement absorbé par ses livres, et j’épiai le moment où il se rendait au Muséum. Glissant alors mon bras sous celui de mon père, je lui dis en quelques mots, et tout en cheminant, comment j’avais fait cette singulière connaissance et quelle était ma position actuelle à son égard. Cette histoire n’intéressa pas mon père autant que je l’avais espéré, et il ne comprit pas toutes les complications du caractère de Vivian. Comment aurait-il pu les comprendre ? Il me répondit brièvement :

« Il me semble qu’un jeune homme, qui n’a sans doute pas six pence vaillant et dont l’éducation est si imparfaite, ne trouvera dans Trévanion qu’une ressource temporaire et incertaine. Parlez de lui à votre oncle Jack. Je suis sûr qu’il pourra lui trouver une place, peut-être celle de correcteur dans une imprimerie ou de sténographe de quelque journal, s’il est capable de la remplir. Si vous voulez lui assurer une position, donnez-lui quelque chose de régulier et de stable. »

Sur ce, mon père laissa là ce sujet et entra dans le Muséum.

Correcteur d’imprimerie, sténographe de journal, un jeune homme ambitieux, vain et arrogant comme Francis Vivian, qui ne se contentait déjà plus de gants de chevreau et d’un cabriolet ! Il ne fallait pas espérer qu’il y consentît ; et je me dirigeai vers son logis, embarrassé et inquiet. Je trouvai Vivian chez lui, oisif, debout à sa fenêtre, les bras croisés, et plongé dans une rêverie si profonde qu’il ne s’aperçut de mon entrée que lorsque je lui eus touché l’épaule.

« Ah ! dit-il alors avec un de ses soupirs courts, vifs, impatients, je croyais que vous m’aviez abandonné et oublié ; mais vous avez l’air pâle, exténué. On dirait que vous avez maigri depuis ces quelques jours.

— Oh ! ne vous inquiétez pas de moi, Vivian. Je suis venu pour vous parler de vous. J’ai quitté Trévanion. Il est décidé que j’entre à l’Université… et nous partons tous sous peu de jours.

— Sous peu de jours ! Tous ! qui sont ces tous ?

— Ma famille : père, mère, oncle, cousine et moi-même… Mais, mon cher ami, songeons maintenant à ce que nous pouvons faire de mieux pour vous. Je puis vous présenter à Trévanion.

— Ah !

— Mais Trévanion est un homme rude et difficile, quoique excellent ; et comme il change souvent de travaux, il se pourrait que, dans un mois ou deux, il n’eût plus rien à vous donner. Vous m’avez dit que vous vouliez travailler. Ne vous plaindriez-vous pas si votre travail ne pouvait plus se faire en gants de chevreau ? Il y a des jeunes gens qui sont arrivés bien haut dans le monde et qui ont commencé, c’est une chose bien connue, par être sténographes dans le journalisme. C’est un emploi honorable, fort recherché, et difficile à obtenir. Je crois cependant… »

Vivian m’interrompit brusquement.

« Je vous remercie mille fois ; mais ce que vous me dites là me confirme dans une résolution que j’avais prise avant votre arrivée. Je veux me réconcilier avec ma famille et retourner à la maison.

— Oh ! que cela me fait de plaisir ! que c’est sage à vous ! »

Vivian se détourna tout à coup.

« Vos tableaux de la vie de famille et de la paix domestique, dit-il, m’ont séduit, vous le voyez, plus que vous ne pensiez. Quand partez-vous ?

— Au commencement de la semaine prochaine, je crois.

— Sitôt ! reprit Vivian d’un air rêveur. Eh bien ! peut-être vous demanderai-je de me présenter à M. Trévanion ; car, qui sait ? nous pouvons nous brouiller une seconde fois, ma famille et moi. Mais j’y réfléchirai. Il me semble vous avoir entendu dire que ce Trévanion était un très-ancien ami de votre père ou de votre oncle ?

— Oui, de tous les deux ; ou plutôt c’est lady Ellinor qui est leur ancienne amie.

— Par conséquent on prendrait en considération votre recommandation. Mais peut-être n’en aurai-je pas besoin. Ainsi vous avez quitté, volontairement quitté une position qui devait être plus agréable, à mon avis, qu’un logement au collège. Pourquoi l’avez-vous quittée ? »

Et Vivian fixa sur mes yeux ses regards pénétrants.

« Je n’étais là que pour un temps, pour un essai, répondis-je évasivement ; j’étais là comme en nourrice jusqu’à ce que Alma mater m’ouvrît les bras… et elle devrait bien être alma (nourrissante) pour le fils de mon père. »

Vivian ne parut pas satisfait de mon explication ; mais il ne m’interrogea pas davantage. Il fut même le premier à détourner la conversation, et causa même avec plus de cordialité que de coutume. Il s’informa de nos projets de famille, des probabilités de notre retour à Londres, et tira de moi la description de notre Tusculum champêtre. Il fut calme et paisible, et je crus même voir une ou deux fois une larme dans ses yeux brillants. Nous nous quittâmes en nous donnant des marques d’une amitié plus vive et plus tendre qu’auparavant ; car le ciment de la cordialité avait manqué jusqu’alors à notre singulière intimité, où l’un refusait toute confidence, et où l’autre mêlait la défiance et la crainte avec l’intérêt et une admiration compatissante.

Ce même soir, avant qu’on apportât les lumières, mon père se tourna vers moi et me demanda brusquement si j’avais vu mon ami, et ce qu’il comptait faire.

« Il compte retourner dans sa famille, » répondis-je.

Roland, qui avait paru s’endormir, tressaillit avec inquiétude.

« Qui est-ce qui retourne dans sa famille ? demanda le capitaine.

— Il faut que vous sachiez, dit mon père, que Sisty a pêché un ami sur le compte duquel il n’est pas en état de donner des renseignements capables de satisfaire un policeman, et qu’il croit cependant devoir protéger.

— Vous êtes heureux, Sisty, qu’il ne vous ait pas vidé les poches ; mais j’ose dire qu’il l’a fait. Quel est son nom ?

— Vivian, Francis Vivian.

— Un beau nom, un nom de Cornouailles, dit mon père. Les uns le font venir des Romains : Vivianus ; les autres d’un mot celtique qui signifie…

— Vivian ! interrompit Roland, Vivian ! je me demande si c’est le fils du colonel Vivian.

— C’est certainement le fils d’un homme comme il faut, répliquai-je ; mais il ne m’a jamais rien dit de sa famille ni de ses parents.

— Vivian, répéta mon oncle, pauvre colonel Vivian ! Ainsi le jeune homme retourne auprès de son père. Je ne doute pas que ce ne soit le même. Ah !

— Que savez-vous du colonel Vivian, ou de son fils ? lui demandai-je. Dites-le-moi, je vous prie ; je m’intéresse tant à ce jeune homme !

— Je ne sais rien ni de l’un ni de l’autre que par les bruits qui courent, répondit mon oncle avec un peu d’humeur. J’ai entendu dire que le colonel Vivian, un excellent officier et un homme d’honneur, avait eu… »

Ici la voix de Roland fut prise d’un tremblement douloureux.

« Avait eu beaucoup de chagrin à cause de son fils, qu’il avait détourné, presque encore enfant, d’un mariage déshonorant, et qui avait fui la maison paternelle pour aller en Amérique, pensait-on… Cette histoire m’affecta vivement alors, » ajouta mon oncle en s’efforçant de parler avec calme.

Nous gardâmes tous le silence, car nous sentions pourquoi Roland était si troublé, et pourquoi la douleur du colonel Vivian l’avait si fort touché. Un malheur semblable rend frères deux hommes qui ont été jusque-là tout à fait étrangers l’un pour l’autre.

« Vous dites donc qu’il retourne dans sa famille ? J’en suis bien heureux ! » dit bravement le vieux soldat, qui enviait le bonheur du colonel Vivian.

On apporta les lumières, et, deux minutes après, l’oncle Roland et moi nous étions assis à côté l’un de l’autre ; et je lisais par-dessus son épaule, et son doigt était posé sur ce passage qui l’avait surtout frappé : Je ne me suis pas plaint, n’est-ce pas, monsieur ? Je ne veux pas me plaindre !


  1. Ce passage indique l’époque où fut composé ce livre (1848).
  2. Jeu de mots de Cicéron au sujet d’un sénateur qui était fils d’un tailleur : « Tu as touché la chose avec une aiguille, acu. » Cette locution proverbiale revient à notre expression française : Toucher la chose du doigt.
  3. Rubruquis, sect. xii.