Aventures de Pisitrate Caxton/Partie 08

Traduction par Édouard Sheffter.
Hachette (p. 214-244).


HUITIÈME PARTIE.


CHAPITRE PREMIER.

Ce qui entra dans le grand salon de la maison qu’habitait mon père dans Russell-Street, c’était… une elfe ! une fée vêtue de blanc, petite, délicate… avec des boucles de cheveux noirs comme du jais tombant sur ses épaules ; avec des yeux si grands et si brillants qu’il me semblait impossible que les yeux d’une simple mortelle brillassent d’un éclat pareil à celui que ces yeux-là répandaient dans le salon. L’elfe s’approcha et s’arrêta en face de nous. Cette apparition était si inattendue et si étrange, que nous restâmes quelques instants muets de surprise. Enfin mon père, plus hardi, plus sage et plus en état d’entrer en relations avec les êtres aériens d’un autre monde, eut l’audace de s’avancer jusqu’à la petite créature ; et, se penchant pour regarder son visage, il lui demanda :

« Que voulez-vous, ma jolie enfant ? »

Jolie enfant ! N’était-ce, après tout, qu’une jolie enfant ? Ah ! il serait heureux que toutes celles que nous prenons pour des fées au premier coup d’œil ne fussent en fin de compte que de jolies enfants !

« Venez, répondit l’enfant avec une étrange inflexion de voix, et en saisissant le pan de l’habit de mon père ; venez, mon pauvre papa est si malade ! J’ai bien peur ! venez… et sauvez-le.

— Certainement ! s’écria mon père. Où est mon chapeau, Sisty ?… Certainement, mon enfant, nous allons sauver papa.

— Mais qui est ce papa ? » demanda Pisistrate ; et cette question ne se fût jamais présentée à l’esprit de mon père. Il ne demandait jamais ce qu’étaient les papas malades des pauvres enfants qui venaient le tirer par le pan de son habit. « Qui est ce papa ? »

L’enfant me jeta un regard sévère, et de grosses larmes s’échappèrent de ses grands yeux brillants, mais elle ne répondit pas. En ce moment une grande personne arriva sur le seuil et, lorsqu’elle fut sortie de l’ombre, nous présenta l’aspect d’une jeune femme, forte et de bonne mine. Elle fit une révérence et dit en minaudant :

« Oh ! mademoiselle, vous eussiez dû m’attendre et ne pas effrayer ainsi ces messieurs en montant l’escalier… Pardon, monsieur, j’étais occupée à régler avec le cocher, et il était si insolent ! Ces gens-là sont toujours insolents lorsqu’ils ont affaire à de pauvres femmes, comme nous… et…

— Mais de quoi s’agit-il ? m’écriai-je ; car mon père avait pris l’enfant dans ses bras pour la consoler, et elle pleurait alors, la figure cachée contre sa poitrine.

— Ah ! voilà, monsieur ! » Nouvelle révérence. « Ce monsieur est arrivé hier soir à notre hôtel de l’Agneau, près le pont de Londres, monsieur, et il est tombé malade… et il ne paraît pas tout à fait dans son bon sens ; de sorte que nous avons fait venir le médecin, qui, après avoir examiné la plaque de cuivre du sac de nuit de ce monsieur, et consulté le Court-Guide, nous dit : « Il y a un M. Caxton dans Great-Russell-Street… est-ce un parent ? » Alors cette petite demoiselle répondit : « C’est le frère de mon papa, et c’est chez lui que nous allions. » De sorte que, le garçon étant sorti, j’ai pris un cabriolet, et mademoiselle a voulu venir avec moi, et…

— Roland ! Roland malade ! Vite, vite, vite ! » s’écria mon père, et il descendit l’escalier en courant, portant toujours l’enfant dans ses bras. Je le suivis avec son chapeau, qu’il avait oublié. Heureusement un cabriolet passait devant notre porte ; mais la fille de l’hôtel ne voulut nous y laisser entrer qu’après s’être assurée que ce n’était pas le même qu’elle était renvoyé. Cette investigation préliminaire terminée, nous montâmes et primes le chemin de l’Agneau.

La fille de service, assise en face de nous, passa le temps à faire d’inutiles ouvertures pour débarrasser mon père de la petite fille qui se serrait contre son cœur. Elle nous fit aussi un long récit, semé de nombreux épisodes, des motifs qui l’avaient engagée à congédier l’autre cocher, qui, pour augmenter le prix de sa course, avait jugé à propos de prendre une foule de circumbendibus ! Tout cela ne l’empêchait pas de tirailler de temps en temps son chapeau, d’arranger les plis de sa robe, et de nous faire mille excuses de ce qu’elle était aussi mal fagotée, surtout lorsque ses regards s’arrêtaient sur ma cravate de satin ou tombaient sur la splendeur de mes bottes.

Arrivés à l’hôtel, la fille nous précéda, avec la conscience de sa dignité, dans un grand escalier qui me sembla interminable. Après avoir dépassé la région du troisième étage, elle s’arrêta pour reprendre haleine et nous informer, en manière d’excuse, que l’hôtel était plein, mais que, si ce monsieur restait jusqu’à vendredi, on le transférerait au No, où il y avait de la vue et une cheminée. Ma petite cousine se laissa glisser des bras de mon père, monta en courant, et nous fit signe de la suivre. C’est ce que nous fîmes. L’enfant nous conduisit à une porte où elle s’arrêta pour écouter ; puis, ayant ôté ses souliers, elle entra sur la pointe des pieds. Nous entrâmes après elle.

À la lueur d’une simple chandelle, nous vîmes le visage de mon pauvre oncle. Il était échauffé par la fièvre, et ses yeux avaient ce regard vague qui est si effrayant. Il est moins terrible de voir le corps épuisé, les membres amaigris par la grande lutte de la vie contre la mort, que de regarder le visage d’où l’intelligence s’est retirée, les yeux qui ne reconnaissent plus personne. Un tel spectacle est un coup violent qui fait tressaillir le matérialisme involontaire avec lequel nous regardons habituellement ceux que nous aimons ; car, en voyant ainsi l’absence de l’intelligence, du cœur, de l’affection, qui s’élançaient au-devant de notre intelligence, de notre cœur, de notre affection, nous reconnaissons aussitôt que c’était quelque chose dans le corps, et non le corps lui-même qui nous était si cher. Le corps n’est peut-être encore que peu changé ; mais cette bouche qui ne nous sourit plus, cet œil pour lequel nous sommes comme des étrangers, cette oreille qui ne distingue plus notre voix… tout cela, ce n’est pas l’ami que nous cherchions ! Notre amour lui-même se glace, et se change en une sorte de terreur vague et superstitieuse. Ah ! ce n’était pas la matière, encore présente là, qui s’était attiré tous ces sentiments subtils et indéfinissables qu’on réunit et qu’on confond dans le mot affection ; c’était ce quelque chose d’aérien, d’intangible, d’électrique, dont l’absence nous épouvante.

Je restai immobile et muet… Mon père s’avança sans bruit, et prit une main qui ne lui rendit pas son étreinte ; l’enfant seule ne semblait pas partager nos émotions ; elle grimpa sur le lit, appuya sa joue sur le sein du malade, et resta ainsi.

« Pisistrate, murmura enfin mon père (et je m’approchai en retenant mon haleine), Pisistrate, si votre mère était ici ! »

Je fis un signe de tête. La même pensée nous avait frappés tous deux. La profonde sagesse de mon père et mon active jeunesse reconnaissaient leur impuissance en ces lieux. Dans la chambre du malade, nous sentions tous les deux qu’il fallait une femme.

Je sortis donc sans bruit, descendis l’escalier et me trouvai en plein air, en proie à une espèce d’étourdissement. Puis le piétinement de la foule, le roulement des voitures de toutes sortes, et le grand mugissement de Londres, me rappelèrent à la vie. Cette contagion de la vie pratique qui endort le cœur et stimule le cerveau, quel mystère intellectuel ne contient-elle pas dans son atmosphère ! En un moment j’eus choisi, comme par inspiration, du milieu d’une longue file de desservants de notre déesse Trivia, le cabriolet le plus léger avec le cheval le plus vigoureux, et je me mis en route non pour aller trouver ma mère, mais le docteur M… H… de Manchester-Square, que je connaissais parce qu’il était le médecin de Trévanion. Fort heureusement ce bon et habile docteur était chez lui, et il me promit d’être rendu auprès du malade avant que j’eusse pu le rejoindre. Je me dirigeai alors vers Russell-Street, et appris à ma mère, avec toutes les précautions possibles, la nouvelle dont j’étais porteur.

En arrivant à l’hôtel, nous y trouvâmes le docteur écrivant déjà ses ordonnances. L’activité du traitement était un indice du danger. Je courus chercher le chirurgien qu’on avait appelé d’abord.

Heureux ceux qui sont étrangers à cet indéfinissable et silencieux bruissement qu’offre parfois la chambre d’un malade ! C’est une lutte corps à corps entre la vie et la mort. La pauvre machine humaine, qui n’a plus la force de résister ni la conscience de soi-même, est livrée aux étreintes de son terrible ennemi. Un sang noir coule lentement. Le médecin interroge le pouls en retenant son haleine. Tous les regards sont fixés sur sa tête penchée. On applique des sinapismes aux pieds du malade et de la glace sur sa tête ; et, au milieu du murmure confus des assistants, sa voix se fait enfin entendre, incohérente, parlant peut-être de vertes prairies et du pays des fées, tandis que la douleur nous brise le cœur ! Puis il S’endort… et ce sommeil cache sans doute une crise favorable. Vous le surveillez, osant à peine respirer ; vous guettes son réveil, ses premières paroles sensées. Oui, voilà bien son sourire d’autrefois, mais un peu plus pâle. Et vous versez de douces larmes, et vous dites à voix basse : « Ô mon Dieu, soyez béni, soyez béni ! »

Tout cela n’est qu’un tableau ; car c’est passé. Roland a parlé ; le sentiment lui est revenu ; ma mère est penchée sur lui ; les petits bras de son enfant sont entrelacés autour de son cou. Le chirurgien, qui vient de passer là six heures, a pris son chapeau ; il sourit en faisant un signe d’adieu. Mon père, appuyé contre le mur, se cache le visage dans ses mains.


CHAPITRE II.

Tout cela a été si soudain que, pour me servir d’une phrase banale (il n’y en a pas de plus expressive), il semblait que ce fût un rêve. J’éprouvais un besoin impérieux, absolu, de grand air et de solitude. Le sentiment de la reconnaissance me suffoquait presque ; la chambre n’était plus assez vaste pour mon cœur gonflé. Si, dans notre première jeunesse, nous avons peine à contenir nos émotions, nous trouvons qu’il est difficile aussi de leur donner issue en présence d’autrui. Lorsque nous sommes du côté le plus printanier de nos vingt ans, si quelque chose nous affecte, nous courons nous enfermer dans notre chambre, ou bien nous vaguons par les rues ou par les champs ; car dans nos jeunes années nous sommes encore les sauvages de la nature, et nous faisons comme la brute ; le cerf blessé erre à l’écart du troupeau ; le chien fidèle se réfugie dans un coin, quand son cœur est oppressé. Aussi je m’esquivai de l’hôtel et me mis à parcourir les rues désertes. C’était au lever de l’aube, l’heure la plus triste du jour, à Londres surtout. Dans cet air froid et humide, je ne sentais que fraîcheur, et que calme dans ce silence désolé. L’amour que mon oncle inspirait était d’une nature très-remarquable ; il ne ressemblait pas à cette affection tranquille dont se contentent le plus souvent ceux qui sont avancés dans la vie, car il s’y mêlait cet intérêt plus vif qu’excite la jeunesse. Il y avait encore en lui tant de feu et de vivacité, dans ses erreurs et ses caprices tant de cette illusion du jeune âge, qu’il était difficile de se l’imaginer autrement que jeune. Ces idées don-quichottiquement exagérées sur l’honneur, ces sentiments romanesques, que (chose singulière à une époque où tous les jeunes gens se disent blasés à vingt-deux ans !) n’avaient pu détruire ni privations, ni soucis, ni chagrins, ni déceptions, semblaient lui conserver tout le charme de la jeunesse. Une saison à Londres m’avait fait plus homme du monde et plus vieux de cœur que mon oncle. Pourtant, le chagrin le rongeait avec un muet acharnement. Ah ! le capitaine Roland était un de ces hommes qui s’emparent de vos pensées et se mêlent à votre vie ! L’idée que Roland pouvait mourir, mourir sans que son cœur fût soulagé du poids qui l’oppressait, était une idée qui me semblait enlever un ressort à la machine de la nature, et à la vie, à ma vie du moins, un de ses objets. Car je m’étais imposé, comme un des buts de mon existence, de ramener le fils à son père, et de faire renaître sur la courbe sévère de ces inflexibles lèvres le sourire qui avait dû être si gai.

Roland est hors de danger. Mais, semblable à celui qui vient d’échapper au naufrage, je tremble à l’aspect du danger passé ; la voix de l’abîme dévorant mugit encore à mon oreille.

Tandis que j’étais plongé dans mes rêveries, je m’arrêtai machinalement pour écouter une horloge qui sonnait quatre heures ; puis, jetant un coup d’œil autour de moi je m’aperçus que je n’étais plus au cœur de la Cité, mais dans une de ces rues qui sont les dégorgeoirs du Strand. Immédiatement devant moi, sur les degrés d’un grand magasin, dont les volets fermés gardaient un silence aussi obstiné que s’ils protégeaient des secrets de dix-sept siècles dans quelque rue de Pompéia, était couché un homme profondément endormi. Un de ses bras appuyé sur la pierre dure supportait sa tête, et son corps était péniblement étendu sur les marches. Les habits du dormeur étaient tachetés de boue et usés ; mais on y découvrait les restes d’une certaine élégance. Un air d’élégance fanée, râpée, sans le sou, rend la pauvreté plus pénible à voir, parce qu’il dénote qu’on ne peut lutter contre elle. Le visage de cet homme était maigre et pâle ; mais l’expression de ses traits, même dans le sommeil, était dure et fière. Je m’approchai ; je reconnus cette physionomie, ces traits réguliers, ces cheveux noirs comme l’aile du corbeau, et une grâce particulière jusque dans cette posture. C’était le jeune homme que j’avais rencontré dans l’auberge au bord de la route, et qui m’avait laissé seul dans le cimetière avec le Savoyard et ses souris. Je restais à l’ombre d’une des colonnes du porche, appuyé contre une grille de fer, à réfléchir si une accointance aussi légère me donnait le droit d’éveiller le dormeur, lorsqu’un agent de police, s’avançant tout à coup de derrière un angle de la rue, mit fin à mon indécision avec les manières tranchantes de sa profession ; car il saisit le bras du jeune homme et le secoua rudement.

« Vous ne devez pas rester là ; levez-vous et rentrez chez vous ! »

Le dormeur s’éveilla en sursaut, se frotta les yeux, promena ses regards autour de lui, puis les arrêta sur le policeman d’un air si hautain que ce sage fonctionnaire crut sans doute que ce n’était pas la misère qui lui avait fait choisir un lit aussi peu confortable, car il lui dit plus respectueusement : « Vous avez bu, jeune homme ; pourrez-vous trouver votre chemin pour rentrer chez vous ?

— Oui, répondit le jeune homme en se réinstallant à sa place ; vous voyez que je l’ai trouvé !

— Par le roi Henri ! murmura le policeman, ne va-t-il pas se remettre à dormir ? Allons, allons ! en route, ou bien il faudra que je vous fasse marcher ! »

Mon ancienne connaissance se retourna.

« Policeman, reprit le jeune homme avec un sourire étrange, que croyez-vous que vaut ce logement ? je ne dis pas pour une nuit, car vous voyez que la nuit est passée, mais pour deux heures encore ; le logis est primitif, mais il me plaît ; je crois qu’un schelling serait un joli loyer, n’est-ce pas ?

— Vous aimez à plaisanter, monsieur, » dit le policeman, dont le front se dérida. Il ouvrit la main machinalement.

« Alors, va pour un schelling ; c’est marché conclu ! Mais vous me faites crédit. Bonsoir. Venez me réveiller à sir heures ! »

Sur ce, le jeune homme se recoucha si résolûment, et la figure du policeman me révéla un tel ébahissement, que j’éclatai de rire et sortis de ma cachette. Le policeman me regarda.

« Connaissez-vous ce… ce…

— Ce monsieur ? dis-je sérieusement. Oui, vous pouvez le laisser à mes soins ; » et je glissai le prix du logement dans la main du policeman.

Il jeta un coup d’œil sur le schelling d’abord, puis sur moi, puis à droite et à gauche, secoua la tête et s’éloigna. Je m’approchai alors du jeune homme, lui touchai le bras et lui dis :

« Vous souvenez-vous de moi ? Qu’avez-vous fait de M. Peacock ?

L’étranger, après une pause. Je me souviens de vous. Votre nom est Caxton.

Pisistrate. Et le vôtre ?

L’étranger. Pauvre diable, si vous interrogez mes poches — les poches sont le symbole de l’homme — Affronte-diable, si vous interrogez mon cœur. (Puis, après m’avoir examiné de la tête aux pieds :) Le monde paraît vous avoir souri, monsieur Caxton ! N’avez-vous pas honte de parler à un misérable couché sur les pierres ?… Après tout, assurément personne ne vous voit.

Pisistrate, gravement. Si j’avais vécu dans le siècle dernier, j’aurais pu trouver Samuel Johnson couché sur les pierres.

L’étranger, se levant. Vous avez troublé mon sommeil ; vous en aviez le droit, puisque vous avez payé ma place. Promenons-nous un peu ; vous n’avez rien à craindre, je ne suis pas un filou… pas encore !

Pisistrate. Vous dites que le monde m’a souri ; je crains qu’il ne vous ait tenu rigueur. Je ne vous dis pas : Courage ! car vous paraissez en avoir assez ; mais je vous dis : Patience ! c’est une qualité bien plus rare.

L’étranger. Hem ! (Il m’examine attentivement.) Comment se fait-il que vous vous arrêtiez pour me parler… à moi, dont vous ne savez rien, ou pis que rien ?

Pisistrate. Parce que j’ai souvent pensé à vous ; parce que vous m’intéressez ; parce que, pardonnez-moi, je voudrais vous aider, si c’était en mon pouvoir… c’est-à-dire si vous avez besoin qu’on vous aide

L’étranger. Besoin !… je ne suis que besoin ! J’ai besoin de dormir ; j’ai besoin de manger ; j’ai besoin de cette patience que vous me recommandez, la patience de mourir de faim et de pourrir. J’ai fait le voyage de Paris à Boulogne à pied, avec douze sous dans ma poche. Sur ces douze sous j’en ai économisé quatre, avec lesquels je suis entré dans une salle de billard à Boulogne ; et j’ai gagné juste de quoi payer mon passage et acheter trois petits pains. Vous voyez qu’il ne me faut qu’un capital pour faire fortune. Si avec quatre sous je puis gagner dix francs en une nuit, que ne gagnerais-je pas avec un capital de quatre souverains et dans le cours d’une année ? C’est une application de la règle de trois que je calculerais à l’instant, si je n’avais pas si mal à la tête. Eh bien, ces trois petits pains m’ont duré trois jours ; j’ai soupé hier au soir avec la croûte du dernier. Ainsi, prenez garde de m’offrir de l’argent ; car c’est là ce que les hommes appellent venir en aide. Vous voyez que je n’aurais d’autre choix que de le prendre. Mais je vous préviens de ne pas compter sur ma reconnaissance !… je n’en ai pas.

Pisistrate. Vous n’êtes pas aussi méchant que ce portrait. Je voudrais faire pour vous, s’il est possible, quelque chose de plus que de vous prêter le peu que j’ai à vous offrir. Voulez-vous être franc avec moi ?

L’étranger. Cela dépend… Il me semble que j’ai été assez franc jusqu’à présent.

Pisistrate. C’est vrai ; aussi je poursuis sans hésiter. Ne me dites ni votre nom ni votre condition, si cette confidence ne vous convient pas ; mais dites-moi si vous avez des parents auxquels vous puissiez vous adresser… Vous secouez la tête. Eh bien, alors, voulez-vous travailler pour vous tirer de là, ou n’est-ce qu’au billard (pardonnez-moi) que vous pouvez essayer de faire produire dix francs à quatre sous ?

L’étranger, d’un air rêveur. Je vous comprends. Je n’ai jamais travaillé. J’abhorre le travail. Mais je n’ai rien à objecter à un essai pour voir si je pourrai travailler.

Pisistrate. Vous le pourrez. Un homme qui peut aller de Paris à Boulogne avec douze sous dans sa poche, et en garder quatre pour un projet arrêté ; un homme qui peut risquer ces quatre sous sur une froide confiance en sa propre adresse, même au billard ; un homme qui peut vivre trois jours avec trois petits pains, et qui le quatrième se réveille sur le pavé d’une capitale, avec le courage et la fierté qui brillent dans vos regards : cet homme a en lui tout ce qu’il faut pour subjuguer la fortune.

L’étranger. Est-ce que vous travaillez, vous ?

Pisistrate. Oui… et ferme !

L’étranger. Alors, je suis prêt à travailler.

Pisistrate. Bien ! Et maintenant que savez-vous faire ?

L’étranger, avec son sourire de tout à l’heure. Beaucoup de choses utiles. Je sais couper une balle sur la lame d’un canif ; je connais la tierce secrète de Coulon, le maître d’armes ; je sais deux langues, outre l’anglais, et cela aussi bien qu’un homme du pays, même y compris l’argot ; je sais tous les jeux de cartes ; je puis jouer la comédie, la tragédie, la farce ; je vaincrais Bacchus lui-même à boire ; je me fais fort de rendre amoureuses de moi toutes les femmes que je voudrai, c’est-à-dire toutes les femmes qui ne valent pas le diable. Pourrai-je tirer de tout cela un joli revenu, porter des gants de chevreau et avoir un cabriolet ? Vous voyez que mes désirs sont modestes !

Pisistrate. Vous parlez deux langues, dites-vous, comme un homme du pays. Le français, je suppose, est l’une d’elles.

L’étranger. Oui.

Pisistrate. Voulez-vous l’enseigner ?

L’étranger, avec hauteur. Non. Je suis gentilhomme, ce qui veut dire plus ou moins que gentleman. Gentilhomme veut dire bien né, parce qu’un gentilhomme est né libre. Les professeurs sont des esclaves !

Pisistrate, imitant, sans le savoir, M. Trévanion. Pures sornettes !

L’étranger, d’un air fâché d’abord, et riant ensuite. C’est vrai. Je ne puis monter sur des échasses avec les souliers que j’ai. Mais il m’est impossible de donner des leçons. Le ciel soit en aide à ceux à qui j’en donnerais !… Voyons toute autre chose.

Pisistrate. Toute autre chose ! Vous me laissez une grande marge. Vous savez parfaitement le français… écrire et parler ; c’est beaucoup. Donnez-moi une adresse où je puisse vous trouver… ou bien voulez-vous venir chez moi ?

L’étranger. Non ! Le soir à la nuit tombante, nous nous rencontrerons. Je n’ai point d’adresse à donner ; et je ne puis montrer ces haillons à la porte de personne.

Pisistrate. Eh bien, à neuf heures du soir, ici dans le Strand, jeudi prochain. Je puis d’ici là trouver quelque chose qui vous convienne. En attendant… »

Il glisse sa bourse dans la main de l’étranger.

N. B. La bourse n’est pas des mieux garnies.

L’étranger, de l’air de quelqu’un qui vous accorde une faveur, met la bourse dans sa poche. Il y a quelque chose de si frappant dans cette absence de toute émotion au moment où ce secours inespéré l’arrache à la faim, que Pisistrate s’écrie :

« Je ne sais pourquoi j’ai un caprice pour vous, M. Affronte-diable, si c’est là le nom qui vous plaît le mieux. Le bois dont vous êtes fait paraît tortu et plein de nœuds ; et pourtant je crois que, dans les mains d’un sculpteur habile, il aurait beaucoup de prix.

L’étranger, surpris. Le croyez-vous ? le croyez-vous en vérité ? Je ne pense pas que personne, avant vous, ait eu cette opinion de moi. Mais je suppose que le bois dont on fait une potence pourrait aussi bien devenir le mât d’un vaisseau de guerre. Toutefois je vais vous dire d’où vient que vous avez ce caprice pour moi : c’est que les forts sympathisent avec les forts. Vous aussi, vous pourriez subjuguer la fortune.

Pisistrate. Arrêtez ! S’il en est ainsi, s’il y a sympathie entre nous, il devrait y avoir amitié réciproque. Eh bien, dites que cette amitié existe chez vous ; car si je puis toucher votre cœur, vous êtes déjà à moitié sauvé.

L’étranger, visiblement ému. Si j’étais un aussi grand coquin que je devrais l’être, ma réponse serait bien facile. Mais je préfère la différer. Adieu… à jeudi. »

L’étranger disparaît dans le labyrinthe de ruelles qui avoisinent Leicester-Square.


CHAPITRE III.

À mon retour à l’hôtel, je trouvai mon oncle paisiblement endormi. Après une visite que fit le chirurgien dans la matinée, et où il nous assura que la fièvre se calmait et qu’il n’y avait plus rien à craindre, je crus devoir aller expliquer à M. Trévanion le motif de mon absence pendant cette nuit. Mais la famille n’était pas revenue de la campagne. Trévanion arriva seul pour quelques heures dans l’après-midi, et parut très-affecté de la maladie de mon pauvre oncle. Quoique très-occupé, comme toujours, il vint avec moi à l’hôtel pour voir mon père et lui donner du courage. Roland allait de mieux en mieux, disait le médecin ; et en retournant dans Saint-James-Square, Trévanion eut l’attention de me délivrer de ses galères pour quelques jours.

Mon esprit, affranchi de toute inquiétude au sujet de Roland, se tourna vers mon nouvel ami. Ce n’avait pas été sans motif que j’avais interrogé le jeune homme sur sa connaissance de la langue française. Trévanion entretenait à l’étranger une grande correspondance dans cette langue, pour laquelle je ne pouvais lui être que de peu d’utilité. Lui-même, quoiqu’il écrivît et parlât couramment et correctement le français, n’avait pas une connaissance assez intime de la plus délicate et la plus diplomatique des langues pour satisfaire son purisme classique. Car Trévanion était un terrible peseur de mots. Son goût était le tourment de ma vie et de la sienne. Ses discours préparés, ses péroraisons, étaient les morceaux les plus finis et les plus froids qu’on pût concevoir sous le portique de marbre des stoïciens. Ils étaient si limés et si tournés, si émondés et si châtiés, qu’on n’y trouvait jamais une phrase qui pût chauffer le cœur ; il est vrai qu’il n’y en avait pas non plus qui pût blesser l’oreille. Il avait une horreur si grande du vulgarisme, que, comme Canning, il eût employé une périphrase d’une couple de lignes pour éviter de se servir du mot chat. Ce n’était que dans ses improvisations qu’un rayon de son vrai génie pouvait se trahir. On s’imagine quel travail un tel super-raffinement de goût infligeait à un homme écrivant dans une langue qui n’était pas la sienne, et s’adressant à un homme d’État distingué, ou à quelque corps littéraire ; d’autant plus qu’il savait assez de cette langue pour sentir toutes les élégances naturelles qu’il ne pouvait atteindre.

Trévanion s’occupait alors d’un document statistique, qu’il se proposait de communiquer à une société de Copenhague, dont il était membre honoraire. Depuis trois semaines ce document était le tourment de toute la maison, surtout de la pauvre Fanny, qui savait mieux le français que nous deux. Mais Trévanion avait trouvé sa phraséologie trop mignarde, trop efféminée, et sentant le boudoir. C’était donc là une occasion de présenter mon nouvel ami et de mettre à l’épreuve le talent que je lui croyais. En conséquence j’arrivai, non sans hésitation, à parler des Remarques sur les trésors des mines de la Grande-Bretagne et de l’Irlande (c’était le titre de l’ouvrage qui devait éclairer les savants, du Danemark), et, au moyen de certaines circonlocutions ingénieuses, connues de tous les solliciteurs capables, j’insinuai que j’avais fait la connaissance d’un jeune homme qui possédait intimement la langue française, et qui pourrait être très-utile pour revoir le manuscrit. Je connaissais assez Trévanion pour sentir que je ne pouvais lui révéler les circonstances au milieu desquelles cette connaissance s’était faite, car il était beaucoup trop patricien pour ne pas s’emporter à l’idée de soumettre une œuvre aussi classique à un garnement aussi mal famé. Mais Trévanion, dont l’esprit était alors farci de mille autres choses, saisit ma suggestion sans me faire subir un interrogatoire très-rigoureux, et me confia le manuscrit avant de quitter Londres. « Mon ami est pauvre, dis-je timidement.

— Oh ! quant à cela, s’écria aussitôt Trévanion, s’il s’agit de charité, je mets ma bourse entre vos mains ; mais ne mettez pas mon manuscrit entre les siennes ! S’il s’agit d’affaire, c’est autre chose, et il faut que je juge de son travail avant de pouvoir dire ce qu’il vaudra… peut-être rien du tout ! »

Tant cet homme excellent était sec, même dans ses qualités !

« Non, c’est une affaire, et c’est ainsi que nous la considérerons.

— Dans ce cas, reprit Trévanion pour terminer l’affaire et en boutonnant ses poches, si son travail ne me convient pas, rien ; s’il me convient, vingt guinées… Où sont les journaux du soir ? »

Un instant après, le membre du parlement avait oublié le statisticien et se livrait à des interjections incohérentes en parcourant le Globe ou le Sun.

Le jeudi, mon oncle fut en état d’être transporté dans notre maison ; et le même soir j’allai à mon rendez-vous avec l’étranger. Neuf heures sonnaient lorsque nous nous rencontrâmes. Nous pouvions nous partager la palme de la ponctualité. Il avait profité de l’intervalle qui s’était écoulé depuis notre dernière entrevue pour réparer les imperfections les plus visibles de son costume ; et quoiqu’il y eût encore dans tout son extérieur quelque chose de sauvage, d’étrange, de dissolu, cependant il y avait dans l’énergique élasticité de sa démarche, dans l’assurance résolue de son maintien, ce que la nature donne à son aristocratie. Car, si je puis m’en rapporter à mes observations, ce qu’on a appelé le grand air, et qui est entièrement distinct du poli des manières ou de la gracieuse urbanité du grand monde, est toujours accompagné de deux qualités, et peut-être produit par elles : le courage et le désir de commander. Il est plus commun aux natures demi-sauvages qu’aux natures tout à fait civilisées. On le trouve chez l’Arabe et chez l’Indien d’Amérique ; et je soupçonne qu’il était plus fréquent chez les chevaliers et les barons du moyen âge que chez les élégants plus polis de nos salons modernes.

Nous nous serrâmes la main et fîmes quelques pas en silence. Puis la conversation s’engagea.

L’étranger. Je crains que vous n’ayez plus de peine que vous ne pensiez à faire tenir debout le sac vide. Comme un tiers au moins de ceux qui sont nés pour travailler ne trouvent pas de travail, pourquoi en trouverais-je, moi ?

Pisistrate. Je suis assez endurci de cœur pour croire que le travail ne manque jamais à ceux qui le cherchent sérieusement. On m’a raconté d’un homme fameux pour sa fidélité à sa parole que, lorsqu’il vous avait promis un gland, il en eût fait chercher un jusqu’en Norvège, si les chênes d’Angleterre n’en avaient pas produit. Si je manquais de travail, je me mettrais en route pour le Nouveau Monde, supposé que l’ancien n’en eût pas pour moi. Mais au fait ! j’ai trouvé pour vous quelque chose qui ne blessera pas, je pense, votre susceptibilité, et qui peut vous ouvrir la voie d’une indépendante honorable. Je ne puis vous expliquer cela convenablement dans la rue. Où irons-nous ?

L’étranger, après quelque hésitation. J’ai pris d’ici un logement où je puis vous conduire sans rougir… Je veux dire qu’il n’y a là ni fripons ni vagabonds.

Pisistrate, prenant avec satisfaction le bras de l’étranger. Eh bien, allons.

Pisistrate et l’étranger traversent le pont de Waterloo, et s’arrêtent devant une petite maison d’apparence respectable. L’étranger entre le premier, grâce à un passe-partout, précède Pisistrate jusqu’au troisième étage, allume une chandelle, et fait les honneurs d’une petite chambre propre et bien rangée. Pisistrate explique le travail qu’il y a à faire, et ouvre le manuscrit. L’étranger approche résolûment sa chaise de la lumière et parcourt rapidement les pages. Pisistrate tremble en le voyant s’arrêter sur une longue série de chiffres et de calculs. Sans doute cela n’est pas attrayant ; mais bah ! cela fait à peine partie du travail, qui se borne à corriger le style.

L’étranger. Il doit y avoir là une erreur… Attendez !… je vois.

Il retourne quelques pages, et corrige, avec une rapide précision, une erreur dans un calcul assez abstrait et compliqué.

Pisistrate, surpris. Vous paraissez bon arithméticien.

L’étranger. Ne vous avais-je pas dit que j’étais fort à tous les jeux où l’adresse se combine avec le hasard ? Pour cela il faut une tête d’arithméticien. Un fort joueur de cartes est un financier manqué. Je suis sûr que vous ne trouveriez jamais un heureux parieur aux courses ou au jeu, qui n’ait une excellente tête pour les chiffres… Ce français est assez bon ; il y a seulement, par-ci par-là, quelques locutions qui, à la rigueur, sont plus anglaises que françaises. Mais, en somme, cela vaut à peine un salaire.

Pisistrate. Le travail de la tête rapporte un prix proportionné non pas à la quantité, mais à la qualité. Quand viendrai-je reprendre cela ?

L’étranger. Demain.

Il serre le manuscrit dans un tiroir.

Nous restâmes encore près d’une heure à causer de diverses choses ; et l’idée que je m’étais faite des talents naturels de ce jeune homme ne fit que se confirmer et s’accroître. Mais ses capacités étaient aussi fourvoyées et aussi perverses dans leur direction et dans leurs instincts que celles d’un romancier français. Il semblait avoir à un haut degré la portion la plus difficile de la faculté du raisonnement, mais être presque entièrement privé de cette imagination qui embellit le caractère et purifie l’intelligence. Car, quoiqu’on nous apprenne beaucoup trop à nous mettre en garde contre l’imagination, je soutiens, avec le capitaine Roland, que c’est la partie la plus divine de nos facultés et celle qui nous égare le moins. Dans la jeunesse, il est vrai, elle peut nous induire en erreur ; mais ces erreurs ne sont pas d’une nature basse et avilissante. Newton dit qu’une des destinations finales des comètes est d’alimenter les mers et les planètes, en y condensant les vapeurs et les exhalaisons. De même les éclairs d’une imagination réellement saine et vigoureuse nous permettent de pénétrer plus avant dans les profondeurs de la science, et entretiennent l’éclat de nos lumières. Ils alimentent nos mers et nos étoiles.

Mon nouvel ami était aussi étranger à ces éclairs que le pouvait désirer l’homme d’affaires le plus positif. Il avait des idées en quantité, et des plus mauvaises ; mais d’imagination pas une étincelle ! Son esprit était un de ceux qui vivent emprisonnés dans la logique, et qui ne peuvent pas ou ne veulent pas regarder au delà de ses barreaux : une telle nature est à la fois positive et sceptique. Ce jeune homme avait cru devoir juger par son malheur et sa propre expérience les innombrables complications du monde social. Ce monde n’était pour lui que guerre et tromperie. Si l’univers avait été entièrement composé de fripons, il aurait été sûr de faire son chemin. Or, ce travers d’esprit, à la fois subtil et peu aimable, n’aurait pas eu de danger s’il avait été accompagné d’un caractère léthargique ; mais il menaçait de devenir terrible chez un individu qui, à défaut d’imagination, avait abondance de passions : et c’était là le cas de notre jeune proscrit. Les passions excitaient en lui les pires émotions qui combattent contre le bonheur de l’homme. Vous ne pouviez le contredire sans le mettre aussitôt en colère ; vous ne pouviez lui parler de fortune sans qu’une convoitise dévorante vînt faire pâlir ses joues. Les grands avantages naturels de ce pauvre garçon, sa beauté, sa vivacité, l’esprit audacieux qui le remplissait comme d’une atmosphère de feu, avaient changé son amour-propre en une arrogance qui prévenait contre lui tous ceux qui l’eussent admiré. Irascible, envieux, hautain, voilà déjà bien assez de défauts ; mais il aurait pu être pire encore, car ses angles saillants étaient vernis d’un cynisme froid et repoussant qui faisait que ses passions s’exhalaient en ironie. Il ne paraissait y avoir en lui aucune susceptibilité morale ; et, chose plus remarquable en un caractère orgueilleux, il ne savait rien où peu de chose du véritable point d’honneur. Il avait, à un excès morbide, ce désir qu’on appelle vulgairement ambition ; mais il ne paraissait pas avoir le désir de la renommée, de l’estime, de l’amour de ses semblables. Il voulait réussir, mais non briller ni être utile ; réussir, seulement afin d’avoir le droit de mépriser un monde qu’il haïssait, et de jouir des plaisirs que son tempérament luxuriant et nerveux semblait réclamer avec instance.

Tels étaient les attributs les plus saillants d’un caractère qui, tout mauvais qu’il fût, m’intéressait cependant ; qui me paraissait pouvoir être corrigé et même contenir les éléments d’une certaine grandeur. Ne peut-on arriver à faire quelque chose de grand d’un jeune homme au-dessous de vingt ans, et qui possède au suprême degré l’intelligence qui conçoit et le courage qui exécute ? D’un autre côté, les facultés qui nous font grands contiennent celles qui nous font bons. Dans le sauvage Scandinave, dans l’impitoyable Frank, il y a les germes d’un Sydney et d’un Bayard. Que serait le meilleur d’entre nous, s’il se trouvait tout à coup en guerre avec tout le monde ? Et ce farouche esprit était en guerre avec tout le monde. Cette guerre, il l’avait cherchée peut-être, mais ce n’était pas moins la guerre. Il faut entourer le sauvage d’une paix profonde, si vous voulez qu’il ait les vertus de la paix.

Je ne veux pas dire que j’arrivai à ces convictions dans une seule conversation ; je résume plutôt les impressions que je reçus à mesure que je connus davantage celui de la destinée de qui j’avais eu la présomption de me charger.

En le quittant je lui dis :

« À tout événement, vous avez un nom dans cette maison ; qui demanderai-je demain en revenant ?

— Oh ! je puis vous dire mon nom à présent, répondit-il avec un sourire ; c’est Vivian, Francis Vivian. »


CHAPITRE IV.

Je me rappelle qu’un matin, quand j’étais encore enfant, je m’arrêtai devant un vieux mur, à examiner les opérations d’une araignée de jardin, que sa toile appelait en plusieurs directions à la fois. Lorsque j’arrivai, elle était le plus tranquillement du monde occupée à recevoir une mouche du genre domestique, qu’elle traitait avec aisance et dignité. Mais au moment le plus intéressant de cette absorbante occupation, survint un couple de moucherons, puis un cousin, puis une grosse mouche bleue, en différents endroits de la toile. Jamais pauvre araignée ne fut aussi bouleversée par sa bonne fortune. Elle ne savait évidemment lequel de ces présents de Dieu attaquer le premier. Après avoir abandonné sa première victime, elle se glissait vers les deux moucherons, lorsqu’à mi-chemin, l’un de ses huit yeux apercevant la grosse mouche bleue, elle s’élance aussitôt dans cette direction.

Mais le bourdonnement du cousin l’appelle, et au milieu de non embarras arrive à fondre sur la toile une jeune guêpe des plus fougueuses. Alors l’araignée perd sa présence d’esprit ; elle devient comme folle ; puis, après être restée une minute ou deux immobile de stupéfaction au centre de sa toile, elle s’enfuit en son antre de sa course la plus rapide, et laisse ses hôtes se dépêtrer comme ils pourront.

J’avoue que je suis à peu près dans l’embarras de cet aimable et divertissant insecte. Je m’en suis assez bien tiré tant que je n’ai eu à m’occuper que de ma mouche domestique. Mais maintenant que je vois s’agiter quelque chose à tous les coins de mon filet, et surtout depuis l’arrivée de cette jeune guêpe à la tête ardente qui s’irrite et bourdonne à l’angle le plus voisin, je ne sais vraiment plus à qui m’attaquer d’abord. Hélas ! je n’ai pas, comme l’araignée, un antre où me cacher, et je ne puis laisser la toile faire l’œuvre du tisserand. Cependant je vais, autant que possible, imiter l’araignée ; et tandis que les autres s’agitent et bourdonnent impatients, je les laisse faire et me retire dans le labyrinthe de ma vie intime.

La maladie de mon oncle et le renouvellement de ma liaison avec Vivian avaient naturellement suffi à détourner mes pensées de l’amour inconsidéré que j’avais conçu pour Fanny Trévanion. Pendant l’absence de la famille (absence qui dura un peu plus longtemps qu’on ne s’y attendait), j’eus le loisir de me rappeler la touchante histoire de mon père et la morale qu’elle m’avait prêchée si à propos, et je formai tant de bonnes résolutions que ma main ne trembla pas en serrant celle de Mlle Trévanion à son retour à Londres, et que j’évitai assez courageusement le charme fatal de sa société. La lenteur de la convalescence de mon oncle me fournit une excuse raisonnable pour discontinuer nos promenades à cheval. Le temps que Trévanion me laissait, il était naturel que je le passasse auprès de ma famille. Je n’allais plus à aucun bal, à aucune soirée. Je m’absentais même des dîners que Trévanion donnait périodiquement. Mlle Trévanion me railla d’abord de ma vie retirée, avec la spirituelle malice qui lui était ordinaire. Mais je supportai courageusement mon martyre. Je pris garde de ne pas laisser échapper un regard de reproche contre cette gaieté qui me déchirait le cœur, de peur de trahir ainsi mon secret. Alors Fanny parut piquée, dédaigneuse ; elle évita même d’entrer dans le cabinet de son père. Puis tout à coup elle changea de tactique et fut saisie d’un étrange désir de savoir, qui l’amenait dix fois par jour dans ce cabinet pour chercher un livre ou faire une question. J’étais à l’épreuve de tout ; mais, à dire vrai, j’étais profondément malheureux. Quand je regarde dans le passé, je suis effrayé, maintenant encore, au souvenir de mes souffrances. Ma santé s’altéra sérieusement ; je redoutais également les épreuves du jour et les angoisses de la nuit.

Je n’avais d’autres distractions que mes visites à Vivian, et les heureux moments que je passais dans le cercle de ma famille. Ma famille fut ma sauvegarde et ma préservation dans cette crise de ma vie. Son atmosphère d’honneur sans prétention et de vertu sereine fortifiait toutes mes résolutions ; elle m’armait pour les luttes que j’avais à soutenir contre la passion la plus violente de la jeunesse, et neutralisait les vapeurs méphitiques de l’atmosphère au milieu de laquelle vivait et s’agitait l’esprit gâté de Vivian. Sans l’influence d’une famille pareille, si j’avais réussi à me conduire comme la probité l’exigeait envers ceux dont j’étais l’hôte et qui avaient mis en moi leur confiance, je ne crois pas que j’eusse pu résister à la contagion de cette amertume haineuse, méchante et morbide, contre le sort et contre le monde, que l’amour contrarié par la fortune est trop porté à concevoir, et que Vivian exprimait avec cette éloquence qui appartient à la conviction, à la foi en une chose vraie ou fausse. Mais je ne sortais jamais de la petite chambre où je voyais et la magnanime douleur du vétéran, dont les lèvres souvent frémissantes ne laissaient jamais échapper un murmure, et la tranquille sagesse qui, chez mon père, avait succédé à des épreuves semblables aux miennes, et le sourire aimable de ma tendre mère, et l’innocente enfance de Blanche (nom sous lequel la fée, que déjà j’aimais comme une sœur, s’était familiarisée avec nous), sans reconnaître que ces quatre murs renfermaient de quoi adoucir le monde, son immense coupe fût-elle remplie jusqu’aux bords de fiel et d’hysope.

Trévanion avait été plus que satisfait du travail de Vivian, il en avait été frappé : car, quoiqu’il n’eût fait que de rares corrections de style, certains mots avaient été remplacés par d’autres qui faisaient mieux valoir les idées ; et, outre cette notable rectification d’une erreur de calcul, que l’esprit de Trévanion appréciait plus que tout autre, Vivian avait hasardé, en marge, de courtes notes qui suggéraient quelque anneau plus solide, dans la chaîne du raisonnement, ou indiquaient la nécessité de quelque nouvelle preuve à l’appui d’une assertion. Et tout cela était le fruit de la logique simple et nue d’un esprit subtil, qui n’avait pas la moindre connaissance de la matière traitée !

Trévanion fournit assez d’ouvrage à Vivian, et le rémunéra assez libéralement pour réaliser les promesses d’indépendance que je lui avais faites, Plus d’une fois Trévanion me demanda de lui présenter mon ami : mais j’éludai toujours de le faire. Dieu sait que ce n’était pas par jalousie ; mais simplement parce que je craignais que les manières et le langage de Vivian ne déplussent singulièrement à un homme qui détestait toute présomption, et ne comprenait d’autre originalité que la sienne.

Cependant Vivian, dont l’industrie avait l’aile vigoureuse, mais seulement pour quelques élans, n’avait d’occupation que pour quelques heures par jour, et je craignais que l’oisiveté ne le fît retomber dans ses vieilles habitudes, et rechercher ses vieilles amitiés. Son candide cynisme avouait que ces habitudes et ces amitiés étaient assez mauvaises pour justifier mes craintes au sujet de ce qui pourrait en résulter ; et je m’arrangeai de manière à trouver le temps, dans mes soirées, de diminuer son ennui, en l’accompagnant dans ses promenades par les rues éclairées au gaz, ou parfois aussi en passant une heure ou deux avec lui dans un des théâtres.

Les premières dépenses de Vivian, lorsqu’il s’était trouvé assez riche, avaient été pour son costume. L’observation et l’imitation, ces deux facultés que possèdent toujours à un degré éminent les esprits aussi vifs que le sien, lui avaient permis d’arriver à cette gracieuse simplicité de costume qui est particulière au bon goût anglais. Pendant les premiers jours de cette métamorphose, on avait pu remarquer encore des traces de son amour naturel pour l’ostentation ou de ses liaisons vulgaires ; mais elles disparurent peu à peu. D’abord s’en alla une cravate trop éclatante avec des faux-cols rabattus ; une paire d’éperons s’évanouit ensuite ; enfin un instrument diabolique qu’il appelait une canne, mais qui, grâce à une boule de plomb, pouvait servir d’assommoir, et dont l’autre extrémité cachait un poignard, fut remplacé par la canne ordinaire, en usage dans notre paisible métropole. Un changement analogue, quoique à un moindre degré, se fit sentir peu à peu dans ses manières et sa conversation. Ses manières devinrent moins brusques, sa conversation plus calme et peut-être plus enjouée. Évidemment il n’était pas insensible au noble plaisir de pourvoir à son entretien par un travail louable, et de pouvoir se dire, pour la première fois, que son intelligence le faisait vivre honorablement. À travers la brume et les brouillards, il commençait à entrevoir la première lueur d’un monde nouveau.

Telle est notre vanité, à nous pauvres mortels, que mon intérêt pour Vivian s’accrut, et que mon aversion pour beaucoup de choses qui étaient en lui diminua, quand je m’aperçus que j’avais conquis une sorte d’ascendant sur sa sauvage nature. Lorsque nous nous étions rencontrés pour la première fois à l’auberge, et ensuite dans le cimetière où nous avions eu l’entretien qu’on sait, l’ascendant n’était certes pas de mon côté. Mais j’arrivais à présent d’un monde beaucoup plus élevé que celui où il avait vécu jusqu’alors. J’avais vu et entendu les hommes les plus éminents de l’Angleterre. Ce qui d’abord m’avait ébloui n’excitait plus que ma pitié. Son esprit actif ne pouvait manquer de voir le changement qui s’était opéré en moi. Soit envie, soit tout autre sentiment meilleur, il voulait bien apprendre de moi comment m’éclipser et regagner sa première supériorité ; il était vexé de ne plus m’être supérieur. Il m’écoutait donc avec docilité lorsque je lui indiquais les livres qui avaient rapport aux sujets traités dans les écrits qu’il révisait. Quoique Vivian eût l’esprit moins littéraire que les autres personnes aussi bien douées que lui, quoiqu’il eût peu lu, eu égard à l’abondance de ses idées (et l’étalage qu’il faisait de quelques ouvrages avec lesquels il s’était familiarisé en offrait la preuve la plus évidente), il se mit cependant résolûment à l’étude ; et j’augurai favorablement de sa persistance en ce qui lui semblait fastidieux à présent, mais qui devait lui être d’un grand avantage pour l’avenir. Aurais-je approuvé le but qu’il se proposait d’atteindre, si je l’avais bien connu ? c’est là une autre question. Il existait, dans sa vie passée et dans son caractère, des abîmes que je ne pouvais sonder. Il y avait en lui à la fois une franchise insouciante et une vigilante réserve. Sa franchise se manifestait dans toutes les conversations que nous avions, car il ne faisait pas le moindre effort pour paraître meilleur qu’il n’était. Sa réserve se voyait dans l’adresse avec laquelle il éludait toute espèce de confidence qui aurait pu me révéler ceux des secrets de sa vie qu’il voulait me laisser ignorer. Où était-il né ? Où avait-il été élevé ? Comment s’était-il trouvé réduit à ses propres ressources ? Comment s’était-il arrangé ? Comment avait-il subsisté ? C’étaient là des sujets sur lesquels il semblait avoir fait vœu de se taire à Harpocrate, dieu du silence. Et pourtant il racontait une foule d’anecdotes sur ce qu’il avait vu, sur d’étranges compagnons qu’il ne nommait jamais, mais avec lesquels il s’était trouvé mêlé. Pour lui rendre justice, je dois dire que, quoique sa précoce expérience parût avoir été recueillie dans les antres et les cavernes, les égouts et les cloaques de la vie ; quoiqu’il semblât n’éprouver aucune haine pour l’improbité, et regarder la vertu et le vice avec une indifférence aussi sereine qu’un grand poète, qui ne voit en eux que des serviteurs de son art ; cependant il ne laissa jamais soupçonner qu’il eût lui-même le moins du monde manqué à la probité. Il lui arrivait de rire de quelque ingénieuse fraude dont il avait été témoin, il paraissait insensible à sa turpitude ; mais il en parlait comme un témoin qui n’y voit aucun mal, et non comme un complice actif. À mesure que notre intimité augmenta, il éprouva peu à peu cette pudeur, cette honte instinctive que produit insensiblement le contact des individus habitués à distinguer le bien d’avec le mal, et il cessa de raconter de pareilles histoires. Il ne parla qu’une fois de sa famille, et ce fut de la brusque et bizarre manière que voici :

« Ah ! s’écria-t-il un jour en s’arrêtant devant une boutique de gravures, comme cette image me rappelle ma chère et bonne mère !

— Laquelle ? » demandai-je avec empressement, embarrassé que j’étais entre une Madone de Raphaël et la Femme du Brigand.

Vivian ne satisfit pas ma curiosité, mais m’entraîna ailleurs malgré mon désir de rester.

« Vous aimiez donc bien votre mère ? dis-je après quelques instants.

— Oui… comme un petit tigre aime la tigresse.

— Voilà une étrange comparaison.

— Ou comme un bouledogue aime le boxeur, son maître. Préférez-vous celle-ci ?

— Pas beaucoup. Votre mère aimerait-elle cette comparaison ?

— Elle ?… elle est morte ! » dit-il avec émotion.

Je serrai davantage son bras sous le mien.

« Je vous comprends, reprit-il avec son sourire cynique et repoussant. Mais vous avez tort de vous affliger de la perte que j’ai faite. J’en suis affligé, moi ; quant à ceux qui s’intéressent à moi, ils ne devraient pas sympathiser avec ma douleur.

— Pourquoi pas ?

— Parce que ma mère n’était pas ce que le monde appelle une femme comme il faut. Je ne l’en aimais pas moins pour cela… et maintenant changeons de sujet.

— Non. Puisque vous en avez tant dit, Vivian, laissez-moi vous persuader de m’en dire davantage. Votre père n’est-il plus de ce monde ?

— Le Monument n’est-il plus debout ?

— Je suppose que si ; mais qu’est-ce que cela nous fait ?

— Cela nous fait très-peu, à vous et à moi ; ma question répond à la vôtre. »

Je ne pus insister après cela, et je n’en appris pas davantage. Je dois avouer que, si Vivian ne donnait pas libéralement sa confiance, il ne chercha jamais la mienne. Il m’écoutait avec intérêt quand je parlais de Trévanion (je lui avouai franchement mes relations avec ce personnage, mais vous pouvez être sûr que je ne lui dis rien de Fanny) et de la brillante société que m’ouvrait mon séjour auprès de cet homme distingué. Mais si jamais, dans la plénitude de mon cœur, je commençais à parler de mes parents, de la maison paternelle, il témoignait un ennui si impertinent ou prenait un sourire si glacial, que je m’éloignais alors avec indignation et dégoût sans achever le sujet que j’avais commencé.

Une fois surtout que je lui demandai de me permettre de le présenter à mon père (je le désirais vivement, car je ne pouvais m’empêcher de croire que le contact de mon père apprivoiserait le diable qui était en lui), il me répondit avec un sourire méprisant :

« Mon cher Caxton, lorsque j’étais enfant je fus si ennuyé de Télémaque, qu’afin de pouvoir le souffrir je le travestis.

— Eh bien ?

— Ne craignez-vous pas que le même mauvais caractère ne me fasse faire la caricature de votre Ulysse ? »

Sur ce, je restai trois jours sans voir M. Vivian ; et je ne l’aurais pas revu de sitôt si nous ne nous étions rencontrés par hasard sous la colonnade de l’Opéra. Vivian était appuyé contre une des colonnes, et regardait la longue procession qui entrait dans le seul temple en vogue que l’art ait conservé dans le Babel anglais. Il voyait passer rapidement devant lui des carrosses et des coupés blasonnés d’armoiries et de couronnes ; des cabriolets (le brougham ne les avait pas encore remplacés) de nuances foncées, mais de formes gracieuses, avec des chevaux gigantesques et des tigres pygmées, de belles dames et de brillantes toilettes, des croix et des rubans, la distinction et la beauté du monde patricien. Et je ne pouvais résister au sentiment de compassion que m’inspirait cet esprit isolé, sans amis, avide et mécontent, qui contemplait avec l’ardeur du désir et le désespoir de l’exclusion cette existence luxueuse au milieu de laquelle il se croyait destiné à briller. Un seul coup d’œil sur sa sombre physionomie me fit lire ce qui se passait dans son cœur encore plus sombre. Son émotion pouvait n’être pas agréable, ni sages ses pensées ; mais n’étaient-elles pas naturelles ? J’avais éprouvé quelque chose de ce genre, non pas à la vue des toilettes brillantes, de la richesse, de l’oisiveté, du plaisir et de la fashion ; mais aux portes du Parlement, lorsque des hommes qui se sont acquis des noms illustres, et dont les paroles pèsent sur les destinées de notre glorieuse Angleterre, entraient avec insouciance dans cette grande arène ; ou lorsqu’au milieu de l’éclat vulgaire de la multitude endimanchée, j’entendais bruire le murmure de la gloire autour de quelque travailleur éminent dans les arts ou la littérature. Ce contraste entre une gloire à la fois si près et si loin de nous, et notre propre obscurité, je l’avais senti aussi ; qui ne l’a pas senti ? Hélas ! plus d’un jeune homme qui n’est pas prédestiné à devenir un Thémistocle éprouvera cependant que les trophées d’un Miltiade l’empêchent de dormir. Je m’approchai donc de Vivian et posai ma main sur son épaule.

« Ah ! dit-il avec plus de douceur que d’habitude, je suis bien aise de vous voir et de vous faire mes excuses ; je vous ai offensé l’autre jour. Mais vous n’obtiendriez pas de réponses aimables des âmes du purgatoire, si vous leur parliez du bonheur du ciel. Ne me parlez jamais ni de pères ni de maisons paternelles !… En voilà assez, car je vois que vous me pardonnez. Pourquoi n’allez-vous pas à l’Opéra ? Vous le pouvez, vous !

— Et vous aussi, si vous en avez envie. Un billet est horriblement cher, sans doute ; cependant, si vous aimez la musique, c’est un plaisir que vous pouvez vous permettre.

— Oh ! vous me flattez si vous vous imaginez que le désir de l’économie me retient. J’y suis entré l’autre soir, mais je n’y retournerai plus… La musique ! lorsque vous allez à l’Opéra, est-ce pour la musique ?

— En partie seulement, je l’avoue ; les lumières, les décors, le coup d’œil, m’attirent tout autant. Mais je ne pense pas que l’opéra soit un plaisir qui puisse nous être profitable, à vous et à moi. Pour des gens riches et désœuvrés, c’est peut-être un amusement aussi innocent que tout autre ; mais je trouve qu’il finit par attrister et énerver.

— Moi, tout le contraire ! quel horrible stimulant ! Caxton, savez-vous, quelque désagréable que cela puisse vous paraître, que je commence à m’impatienter de cette honorable indépendance ? À quoi cela mène-t-il ? La table, les habits, le logement ! cela me rapportera-t-il jamais plus ?

— Vivian, vous limitiez d’abord votre ambition à des gants de chevreau et un cabriolet. Vous avez déjà les gants ; vous arriverez avant peu au cabriolet.

— Nos désirs augmentent par la pâture que nous leur donnons. Vous vivez dans le grand monde ; vous y pouvez trouver de l’excitation ; moi, j’ai besoin d’excitation aussi, j’ai besoin du monde, j’ai besoin d’espace pour mon esprit ! Me comprenez-vous ?

— Parfaitement. Et je sympathise avec vous, mon pauvre Vivian ; mais tout cela viendra. Patience ! je vous ai dit ce mot quand l’aurore vous trouva si malheureux sur le pavé de Londres. Vous ne perdez pas votre temps ; vous remplissez votre esprit ; vous lisez, vous étudiez, vous vous mettez en état de satisfaire votre ambition. Pourquoi vouloir voler avant d’avoir des ailes ? Vivez dans les livres à présent ; les livres sont, après tout, des palais magnifiques ouverts à tout le monde, aux pauvres comme aux riches.

— Les livres, les livres ! Ah ! vous êtes bien le fils d’un savant. Ce n’est pas par les livres que les hommes s’avancent dans le monde et jouissent de la vie.

— Je ne sais pas ; mais vous voudriez à la fois ces deux choses, mon ami : avancer dans le monde aussi vite que le travail peut faire avancer, et jouir de la vie aussi agréablement que ceux qui vivent dans l’indolence. Vous voudriez vivre comme le papillon, et pourtant avoir tout le miel de l’abeille ; et, ce qui est le diable, vous demandez, comme papillon, que toutes les fleurs s’ouvrent en un clin d’œil, et, comme abeille, que la ruche soit remplie en un quart d’heure ! Patience, patience, patience ! »

Vivian poussa un gros soupir.

« Je suppose, dit-il après un moment d’agitation, que le vagabond et le proscrit sont bien forts en moi ; car je voudrais retourner à mon ancien genre de vie, qui était tout action et qui, par conséquent, ne me laissait pas le temps de réfléchir. »

Pendant qu’il disait ces mots, nous avions fait le tour de la colonnade, et nous étions arrivés à cet étroit passage où se trouve l’entrée particulière de l’Opéra. Tout près de la porte de cette entrée flânaient deux ou trois jeunes gens. Au moment où Vivian cessait de parler, la voix riante d’un de ces oisifs arriva jusqu’à nous.

« Oh ! disait cette voix, en réponse sans doute à quelque question, j’ai un moyen beaucoup plus prompt que le vôtre pour arriver à la fortune : j’épouserai une héritière ! »

Vivian tressaillit et regarda celui qui parlait. C’était un jeune homme de très-bonne mine. Vivian l’examina délibérément des pieds à la tête, puis se détourna avec un sourire satisfait et rêveur.

« Assurément, dis-je en traduisant son sourire, vous avez raison. Vous êtes encore mieux que ce chasseur aux héritières. »

Vivian rougit ; mais, avant qu’il eût eu le temps de me répondre, un des flâneurs s’écria au moment où venaient de s’apaiser les joyeux éclats de rire provoqués par la fatuité de son camarade :

« Eh bien, s’il vous faut une héritière, en voici une des plus riches d’Angleterre ; mais au lieu d’être un cadet, avec deux ou trois vies entre vous et une pairie irlandaise, il faudrait être comte au moins pour aspirer à Fanny Trévanion ! »

Ce nom me fit tressaillir ; je me sentis trembler, et, levant les yeux, j’aperçus lady Ellinor et Mlle Trévanion qui descendaient de leur équipage pour entrer à l’Opéra. Elles me reconnurent, et Fanny me dit :

« Vous voici ! quel bonheur ! Il faut venir nous voir dans notre loge, ne fût-ce qu’un instant.

— Mais je ne suis pas habillé pour l’Opéra, répondis-je avec embarras.

— Et pourquoi pas ? » demanda Mlle Trévanion. Puis, baissant la voix, elle ajouta : « Pourquoi nous délaisser aussi obstinément ? »

Elle s’appuya sur mon bras, et je fus irrésistiblement entraîné dans le foyer. Les jeunes flâneurs nous firent place et me regardèrent sans doute avec envie.

« Mais vous oubliez, dis-je en affectant de rire, lorsque je vis que Mlle Trévanion attendait ma réponse, vous oubliez combien peu j’ai de temps à présent pour de pareils divertissements… et mon oncle…

— Oh ! nous sommes allées le voir aujourd’hui, maman et moi, et il est presque tout à fait rétabli… n’est-ce pas, maman ? Je ne puis vous dire combien je l’aime et je l’admire. Il est juste tel que je me figure un Douglas des anciens jours. Mais maman s’impatiente. Eh bien, il faut venir dîner avec nous demain… promettez-le-moi ! Je ne vous dis pas adieu, mais au revoir. »

Et Fanny reprit le bras de sa mère. Lady Ellinor, toujours bonne et aimable pour moi, avait eu la bonté d’attendre la fin de ce dialogue, ou plutôt de ce monologue.

En rentrant dans le corridor, je trouvai Vivian qui l’arpentait du haut en bas. Il avait allumé son cigare et fumait vigoureusement.

« Ainsi cette riche héritière, dit-il en souriant, qui, d’après ce que j’ai pu entrevoir sous son capuchon, ne paraît pas moins belle que riche, est la fille, je présume, du M. Trévanion dont vous avez la bonté de me soumettre les effusions ! Il est donc très-riche ? Vous ne me l’avez jamais dit, mais j’aurais dû le savoir. Vous voyez que je ne sais rien de votre beau monde… pas même que Mlle Trévanion est une des plus riches héritières d’Angleterre.

— Oui, M. Trévanion est riche, dis-je en étouffant un soupir ; très-riche !

— Et vous êtes son secrétaire. Mon cher ami, vous pouvez bien m’exhorter à la patience, car une grande partie de la vôtre vous sera superflue, j’espère.

— Je ne vous comprends pas.

— Cependant vous avez entendu ce jeune homme aussi bien que moi-même ; et vous demeurez dans la même maison que l’héritière.

— Vivian !

— Eh bien ! qu’ai-je dit de si monstrueux ?

— Puisque vous vous en rapportez à ce jeune homme, vous avez entendu aussi ce que lui a dit son camarade. Il faudrait être comte, au moins, pour aspirer à Fanny Trévanion !

— Bah ! autant dire qu’il faut être millionnaire pour aspirer à un million… Moi, je crois que ceux qui gagnent des millions ont commencé avec des pence.

— Cette croyance devrait être une consolation et un encouragement pour vous, Vivian. Et maintenant, bonne nuit… j’ai beaucoup à faire.

— Bonne nuit donc ! » dit Vivian ; et nous nous séparâmes.

Je me dirigeai vers la maison de M. Trévanion, et j’entrai dans son cabinet. Il y avait là un arriéré formidable qui m’attendait, et je me mis d’abord résolument à l’ouvrage ; mais peu à peu mes pensées s’éloignèrent de ces éternels livres bleus, et la plume me glissa de la main au milieu de l’extrait d’un rapport Sur Sierra-Léone. Mon pouls battait fort et vite ; je me trouvais dans cet état de fièvre nerveuse que l’émotion seule peut produire. La douce voix de Fanny résonnait à mes oreilles ; ses yeux, tels que je venais de les voir, pleins d’une douceur extraordinaire, des yeux presque suppliants, me regardaient de quelque côté que je me tournasse. Et puis, j’entendais comme une raillerie ces mots : « Il faudrait être comte au moins pour aspirer à… ! »

Est-ce que j’y aspirais ? Étais-je à ce point insensé ? Étais-je un traître domestique aussi consommé ? Non, non ! Alors qu’est-ce que je fais sous le même toit ? pourquoi rester à absorber ce doux poison qui corrode les ressorts de ma vie ? À ces questions que, si j’avais été d’un ou deux ans plus âgé, je me fusse adressées longtemps auparavant, une terreur mortelle me saisit, mon sang se retira de mon cœur, et je me sentis froid… froid comme glace. Quitter la maison ! quitter Fanny ! ne plus revoir ces yeux, ne plus entendre cette voix ! Oh ! plutôt mourir de ce suave poison que d’un exil si désolé !

Je me levai ; j’ouvris les fenêtres ; je parcourus la chambre à grands pas ; je ne pus rien décider, penser à rien ; j’étais tout bouleversé ! Je me rapprochai de la table avec un violent effort pour me vaincre. Je résolus de continuer forcément mon travail, ne fût-ce que pour recueillir mes facultés et leur donner la force de supporter mes tortures.

Je retournais les livres avec impatience, lorsque tout à coup au milieu d’eux qu’est-ce qui s’offre à mes regards, d’un air à la fois malicieux et plein de reproche ? La figure de Fanny elle-même. C’était son portrait en miniature. Il avait été fait, je le savais, quelques jours auparavant par un artiste que Trévanion protégeait. Je suppose que ce dernier l’avait emporté dans son cabinet pour l’examiner, et qu’il l’avait oublié là. Le peintre avait bien saisi l’expression particulière des traits de Fanny, son ineffable sourire si charmant et si plein de malice, même son attitude favorite, sa petite tête tournée sur son épaule arrondie comme celle d’Hébé, ses yeux qui regardaient le ciel de dessous les boucles de sa belle chevelure. Je ne sais quel nouveau changement se fit dans ma folie ; mais je tombai à genoux, et, couvrant de baisers la miniature, je fondis en larmes. Quelles larmes ! Je n’entendis pas ouvrir la porte ; je ne vis pas une ombre glisser sur le parquet. Mais une petite main vint se poser en tremblant sur mon épaule ; je tressaillis : Fanny elle-même était penchée sur moi !

« Qu’avez-vous ? me demanda-t-elle avec tendresse. Qu’est-il arrivé ?… Votre oncle… votre famille… tout le monde se porte bien ? Pourquoi pleurez-vous ? »

Je ne pus répondre ; mais je serrai étroitement la miniature dans mes mains, afin qu’elle ne vît pas ce que je tenais.

« Ne répondrez-vous pas ? Ne suis-je pas votre amie… presque votre sœur ?… Eh bien ! faut-il que j’appelle maman ?

— Oui… oui ! Allez, allez !

— Non, je n’irai pas encore. Qu’avez-vous là ? que cachez-vous ? »

Innocemment, comme ferait une sœur avec son frère, ses mains prirent les miennes… et le portrait fut découvert ! Il y eut un silence de mort. Je regardai Fanny à travers mes larmes. Elle avait reculé de quelques pas, ses joues étaient rouges, ses yeux baissés. Il me sembla que j’avais commis un crime… que le déshonneur s’était attaché à moi. Et pourtant je réprimai, oui, grâce au ciel ! je réprimai ce cri qui me gonflait le cœur, ce cri qui cherchait à s’échapper de mes lèvres : Ayez pitié de moi, car je vous aime ! Je le réprimai, je ne poussai qu’un gémissement… la plainte de mon bonheur perdu ! Puis, me levant, je posai la miniature sur la table, et je dis d’une voix que je crus ferme :

« Mademoiselle, vous avez été pour moi aussi bonne qu’une sœur ; c’est pour cela que je disais à votre portrait un adieu de frère : il vous ressemble tant !

— Adieu ! répéta Fanny sans relever les yeux.

— Adieu, ma sœur ! Voilà que je vous ai dit ce mot hardiment ; car… car… » Je me précipitai vers la porte, et me retournant sur le seuil j’ajoutai, avec ce que je croyais un sourire : « Car on dit à la maison que… que je ne me porte pas bien, que ce travail est au-dessus de mes forces. Vous savez que les mères ont quelquefois des craintes ridicules, et… je parlerai à votre père demain… Bonne nuit. Dieu vous bénisse, mademoiselle ! »