Aventures de Pisitrate Caxton/Partie 12

Traduction par Édouard Sheffter.
Hachette (p. 344-377).


DOUZIÈME PARTIE.


CHAPITRE PREMIER.

L’hégire est accomplie. Nous sommes tous juchés dans la vieille tour. Les livres de mon père, arrivés par le roulage, se sont tranquillement établis dans leur nouvelle demeure ; ils remplissent l’appartement attribué à leur propriétaire, savoir : une chambre à coucher et deux cabinets. Le canard est venu aussi, sous l’aile de Mme Primmins ; il s’est habitué au vieux vivier, à côté duquel mon père a trouvé une promenade qui remplace celle des pêchers en espalier, surtout depuis qu’il a fait connaissance avec certaines carpes vénérables qui lui permettent de leur donner à manger après qu’il a soigné le canard. C’est un privilège dont mon père est naturellement fier, parce que les carpes disparaissent dès que quelque autre personne s’approche. Tous les privilèges sont précieux en proportion de l’exclusivisme de la jouissance.

Or, du moment que la première carpe eut mangé le pain que mon père lui avait jeté, M. Caxton décida qu’une race si confiante ne serait jamais sacrifiée à Cérès ni à Primmins. Mais tous les poissons qui frétillaient dans le domaine de mon oncle étaient sous la surveillance spéciale de ce Protée de Bolt… et Bolt ne semblait pas homme à souffrir que les carpes gagnassent leur pain sans contribuer pour leur part aux besoins de la communauté. Tel maître, tel valet. Aussi Bolt était un aristocrate digne d’être mis à la lanterne. Il était plus Roland que Roland lui-même, par son respect pour les noms sonores et les vieilles familles ; et par cette amorce mon père l’eut bientôt attrapé avec une adresse qui montra, que si Austin Caxton avait été pêcheur, il aurait rempli de poissons sa corbeille, les jours de soleil comme les jours de pluie.

« Vous remarquez Bolt, dit mon père en commençant adroitement, que ces poissons, tout stupides qu’ils vous paraissent peut-être, sont des créatures capables de faire un syllogisme ; et s’ils s’apercevaient que vous dépeuplez le vivier en proportion de leur politesse à mon égard, ils rapprocheraient les deux circonstances et renonceraient à ma connaissance.

— Est-ce là ce que vous appelez syllogisme, monsieur ? répliqua Bolt. Vrai, il y a beaucoup de chrétiens qui ne sont pas de moitié aussi sages.

— L’homme, continua mon père d’un air rêveur, l’homme est un animal moins syllogistique que maintes créatures qui passent pour lui être inférieures. Oui, si une seule de ces cyprinidæ, avec son bon sens et sa logique, remarque que celles de ses semblables qui mangent du pain sont soudainement enlevées de leur élément et disparaissent à jamais, vous aurez beau émietter tout un pain, elle vous fera la queue d’un air de mépris intelligent… Pour moi, ajouta mon père, se parlant à lui-même, si j’avais été aussi syllogistique que ces logiciens à écailles, je n’aurais jamais avalé cet hameçon qui… hum ! allons… moins nous en parlerons, plus tôt ça sera réparé. Mais, monsieur Bolt, pour en revenir aux cyprinidæ…

— Qu’est-ce que ce nom baroque que Votre Honneur donne à ces carpes ?

— Cyprinidæ, c’est une famille de la section des malacoptérygiens abdominaux, qui n’ont de dents qu’aux os pharyngiens, et quelques rayons seulement à la membrane des branchies. Cela les distingue des poissons vulgaires et voraces.

— Si j’avais su, monsieur, dit Bolt en regardant le vivier, que ces carpes fussent d’une famille si importante, je les aurais sûrement traitées avec plus de respect.

— C’est une famille très-ancienne, Bolt, et qui est établie en Angleterre depuis le XIVe siècle. Une plus jeune branche de la famille s’est fixée dans un vivier des jardins de Péterhoff (le célèbre palais de Pierre le Grand, Bolt, empereur pour lequel mon frère a un grand respect, parce qu’il a eu la gloire de tuer en grand nombre d’hommes à la guerre, sans compter ceux qu’il sabrait pour son amusement particulier). Il y a un officier, ou domestique de la maison impériale, dont la fonction est d’appeler ces cyprinidæ russes à dîner en sonnant une cloche. Un instant après, on peut voir l’empereur et l’impératrice, avec toute leur suite de gentilshommes et de dames d’honneur, venir dans leurs carrosses pour être témoins du repas des cyprinidæ. Vous voyez donc, Bolt, que ce serait un procédé républicain et jacobin de faire cuire à l’étuvée des membres d’une famille si intimement alliée à la royauté !

— Mon Dieu monsieur, je suis bien aise que vous me l’ayez dit. J’aurais dû savoir que ce sont des poissons nobles ; ils sont très-réservés… comme toutes les personnes réellement de qualité. »

Mon père sourit et se frotta doucement les mains ; il avait gagné la partie, et désormais les cyprinidæ de la section des malacoptérygiens abdominaux furent aussi sacrés aux yeux de Bolt que les chats et les ichneumons l’avaient été aux yeux des prêtres de Thèbes.

Mon pauvre père ! avec quelle vraie et simple philosophie tu t’accommodas au plus grand changement qu’eût connu ta vie innocente et tranquille, depuis qu’elle avait dépassé la période courte et brûlante des passions ! Elle était perdue, la demeure que t’avaient rendue si chère tant de silencieuses victoires de l’âme, tant de muettes histoires du cœur ; car le savant seul connaît tous les charmes de la monotonie, des vieux souvenirs, des vieilles habitudes, qui sont comme l’horloge des jours paisibles. Après tout, la demeure peut être remplacée (ton cœur sait partout se construire une demeure), et la vieille tour peut tenir lieu de la maison de briques ; la promenade à côté du vivier peut devenir aussi chère que celle qui longeait le mur où les pêchers s’étendaient au soleil. Mais qu’est-ce qui remplacera pour toi le beau rêve de ton innocente ambition, cet ange ailé qui a illuminé ton âge mûr, à l’heure qui s’écoule entre le midi et le coucher ? Qui remplacera pour toi le magnum opus, le grand ouvrage, ce bel arbre aux vastes rameaux isolé au milieu d’un paysage uniforme, et qui est maintenant arraché par les racines ? L’oxygène a été soustrait de l’air que tu respires.

Car, sachez-le, ô mes compatissants lecteurs, à la mort de la société anti-éditoriale, la circulation du sang s’est arrêtée dans le grand ouvrage ; son pouls est muet, son cœur ne bat plus. Trois mille exemplaires des sept premières feuilles, in-4o, avec nombre de planches inachevées, anatomiques, architecturales et descriptives, représentant : 1o  divers développements du crâne de l’homme (ce temple des erreurs humaines), depuis le Hottentot jusqu’au Grec ; 2o  des esquisses d’anciens édifices cyclopéens et pélasgiques ; 3o  des pyramides et des pur-tors ; tous restes des races qui écrivaient sur leurs murailles ; 4o  des paysages expliquant l’influence de la nature sur les coutumes, les croyances et la philosophie des hommes ; montrant, par exemple, comment les vastes déserts de la Chaldée conduisirent à la contemplation des étoiles ; 5o  des reproductions du zodiaque pour élucider les mystères du culte des symboles ; 6o  des images fantastiques de la terre après le déluge, bien capables d’inspirer une terreur superstitieuse des forces grossières de la nature ; 7o  des vues des défilés rocheux de la Laconie : Sparte, voisine de la silencieuse Amyclæ, expliquait, pour ainsi dire, géographiquement, les mœurs sévères de la belliqueuse colonie (c’étaient les ultra-torys placés au milieu des démocraties rusées et bavardes de la Grèce) ; tandis que les mers, les côtes et les baies d’Athènes et de l’Ionie invitaient aux aventures, au commerce et aux changements. Ah ! en suggérant à l’artiste ces quelques planches imparfaites, mon père avait jeté autant de lumière sur l’enfance de la terre et de ses tribus, que par les paroles brillantes qui découlaient de sa science calme et radieuse ! Planches et feuilles imprimées, tout est maintenant dans la paix et la poussière, en compagnie des ténèbres et de la mort, sur les rayons sépulcraux du cabinet où elles ont été empilées, soleils éclipsés, mondes incomplets ! Le Prométhée est enchaîné, et le feu qu’il avait dérobé au ciel est retenu captif dans la pierre de son rocher !

Le moule où l’oncle Jack et la société anti-éditoriale avaient voulu couler cette exposition des Erreurs humaines était si coûteux, que tous les libraires frémissaient à son aspect, comme le hibou cligne les yeux à la clarté du jour, ou l’erreur à l’éclat de la vérité. Vainement, avant de quitter Londres, nous avions, Squills et moi, colporté un spécimen gigantesque du grand ouvrage dans les cabinets des éditeurs les plus opulents et les plus aventureux ; ils tressaillirent tous d’effroi, l’un après l’autre, comme si nous avions approché de leur oreille le bout d’une espingole. Tout Pater-Noster-Row s’était écrié : « Dieu nous en préserve ! » Les Erreurs humaines ne trouvèrent aucun homme qui fût assez leur victime pour compléter à ses frais ces deux in-quarto, qui devaient être suivis de deux autres. J’avais espéré que mon père, pour l’amour de l’humanité, se laisserait persuader de risquer encore une partie de sa fortune (et ce n’eût pas été peu de chose) pour achever une entreprise commencée avec tant de soin. Mais il se montra opiniâtre dans sa résistance. Les grands mots d’humanité et d’intérêt des générations à venir ne purent l’ébranler.

« Allons donc, répliquait M. Caxton avec humeur, les devoirs d’un homme envers l’humanité et la postérité commencent à son propre fils ; et, après avoir gaspillé la moitié de votre patrimoine, je ne veux pas encore couper une grosse tranche de ce peu qui vous reste pour satisfaire ma vanité : car, franchement, il ne s’agit que de cela. Il faut que l’homme expie son péché. J’ai péché par le livre, c’est par le livre que j’expierai. Empilez ces feuilles dans le cabinet, afin qu’un homme, du moins, devienne plus sage et plus humble à la vue des Erreurs humaines, chaque fois qu’il passera à côté de ce qui en est un si prodigieux monument. »

Vraiment, je ne sais pas comment mon père pouvait regarder ces muets fragments de lui-même, ces stratifications de formation caxtonienne, gisant couches par couches, empaquetées et disposées pour le génie investigateur de quelque Murchison ou Mantell du monde moral. Moi, je ne jetais jamais un coup d’œil sur leur sombre repos dans le cabinet, sans penser : « Courage Pisistrate ! courage ! Voilà qui vaut qu’on tienne à la vie. Travaillons ferme, devenons riche, et le grand ouvrage sera publié un jour. »

Cependant, je parcourais pays, je faisais connaissance avec les fermiers, avec l’intendant de Trévanion, homme capable et grand agriculteur. J’appris d’eux à mieux connaître la nature des domaines de mon oncle. Ces domaines couvraient un terrain immense ; mais, sauf une petite ferme, ils n’avaient alors aucune valeur. Pourtant des terres de même qualité avaient été récemment améliorées par une simple méthode de drainage, que tout le monde connaît à présent dans le Cumberland. Avec des capitaux, les marais stériles de mon oncle Roland pouvaient donc devenir une superbe propriété.

Mais ces capitaux, d’où viendront-ils ? La nature nous donne tout, excepté les moyens de la changer en valeurs négociables. Comme dit si spirituellement le vieux Plaute : « Jour, nuit, eau, soleil et lune, tout cela est gratis ; mais pour tout le reste… secouez votre poussière ! »


CHAPITRE II.

On n’a pas de nouvelles de l’oncle Jack. Avant de quitter la maison de briques, le capitaine l’avait invité à venir à la tour, plutôt, je soupçonne, par égard pour ma mère que par une impulsion spontanée qui l’entraînât vers M. Tibbets. Mais celui-ci avait refusé poliment. Durant son séjour à la maison rouge, il avait reçu et écrit un grand nombre de lettres ; quelques-unes de celles qu’il recevait étaient adressées poste restante au village, à M. AB ou XY. Car jamais aucun revers de fortune ne paralysa l’activité de l’oncle Jack. Il disparaissait, il est vrai, pendant l’hiver de l’adversité ; mais, tout en disparaissant, il végétait encore. Il ressemblait à cette algue appelée protococcus nivalis, qui donne une couleur rose aux neiges polaires sous lesquelles elle se cache, et qui fleurit oubliée au milieu de la mort générale de la nature. L’oncle Jack était donc aussi vivant et aussi entreprenant que jamais, quoiqu’il commençât à laisser deviner de vagues intentions d’abandonner la cause générale de ses semblables, et de ne plus travailler que pour son propre compte. Mon père en avait paru enchanté, ce qui ébranla fortement ma foi en sa philanthropie. Je soupçonne que lorsque l’oncle Jack s’enveloppa de son paletot neuf de drap de Saxe, et s’éloigna enfin, il emporta quelque chose de plus que les bons souhaits de mon père pour l’aider à se convertir à la philosophie de l’égoïsme.

« Cet homme s’en tirera encore, » dit mon père la dernière fois que nous vîmes l’oncle Jack se dresser sur le siège de la voiture, à côté du cocher, tant pour nous faire un geste d’adieu (nous étions devant la porte) que pour s’envelopper plus commodément d’une espèce de carrick à six collets, que le cocher lui avait prêté.

« Croyez-vous ? m’écriai-je d’un air de doute. Puis-je demander pourquoi ?

— Il faut qu’il ait quelque chose de la nature du chat, pour tomber si légèrement. On le jetterait du haut de Saint-Paul, que l’instant d’après on le verrait grimper au faîte du Monument. Mais le chat le plus vivace n’a que neuf vies ; et l’oncle Jack doit être très-avancé dans sa huitième. »

M. Caxton (ne faisant pas attention à ma réplique, car il a glissé la main dans son gilet). — La terre, au dire d’Apulée, dans son Traité sur la philosophie de Platon, est le produit de triangles rectangles, tandis que l’air et le feu sont le produit du triangle scalène, dont les angles, je n’ai pas besoin de le dire, sont bien différents de ceux du triangle rectangle. Or, je crois qu’il est au monde certaines gens qu’on ne peut expliquer qu’en appliquant ces principes mathématiques à leur construction originelle : car, si l’air ou le feu prédominent dans notre nature, nous sommes des triangles scalènes ; si c’est la terre, des triangles rectangles. L’air se manifeste si noblement dans l’organisation de Jack, qu’il est produit, nolens volens, en conformité avec l’élément prédominant en lui. Il est un triangle scalène et doit être, par conséquent, jugé d’après des principes échancrés et irréguliers ; tandis que vous et moi, mortels vulgaires, nous sommes produits, comme la terre notre élément prépondérant, par des triangles tous rectangles, confortables et complets. Remercions la Providence de ce bienfait, et soyons charitables pour ceux qui sont nécessairement venteux et gazeux par suite de ce malheureux triangle scalène, d’après lequel ils ont eu la mauvaise chance d’être construits, et qui, vous voyez, est tout à fait en désaccord avec la constitution mathématique de la terre !

Pisistrate. — Je suis très-heureux d’entendre une explication si simple, si facile et si intelligible, des singularités de l’oncle Jack ; mais j’espère bien qu’à l’avenir les côtés de son triangle scalène ne se mesureront plus avec nos organisations rectangulaires.

M. Caxton (descendant de ses échasses, avec un air de doux reproche, comme si j’avais critiqué les vertus de Socrate). — Vous ne rendez pas justice à votre oncle, Pisistrate : c’est un très-habile homme, et je suis sûr qu’en dépit de son malheur scalène, il serait un honnête homme… c’est-à-dire (ajouta M. Caxton en se corrigeant) non pas romanesquement ou héroïquement honnête… mais honnête comme la plupart des humains, s’il pouvait assez longtemps garder la tête au-dessus de l’eau. Mais vous voyez, quand le meilleur homme du monde commence à enfoncer, il se cramponne à tout ce qu’il trouve sous la main, au risque de noyer avec lui l’ami qui s’est jeté à la nage pour le sauver.

Pisistrate. — C’est parfaitement vrai ; mais l’oncle Jack fait métier d’enfoncer toujours.

M. Caxton (avec naïveté). Comment pourrait-il en être autrement, puisqu’il portait tous ses semblables dans les poches de ses culottes ? Maintenant qu’il s’est débarrassé de ce poids inerte, je ne serais pas surpris de le voir surnager comme un bouchon.

Pisistrate (qui, depuis l’Anticapitaliste, est devenu fortement antijackien). — Mais, si vous pensez réellement que l’amour de l’oncle Jack pour ses semblables est sincère, ce n’est assurément pas ce qu’il y a de pire en lui !

M. Caxton. — Ô raisonnement littéral et insensible à la vraie logique de l’ironie attique ! Ne pouvez-vous comprendre qu’une affection peut être à la fois sincère chez celui qui l’éprouve et d’une nature fausse par rapport aux autres ? Un homme peut croire sincèrement qu’il aime ses semblables, tout en les faisant rôtir comme Torquemada, ou guillotiner comme Saint-Just | Heureusement le triangle scalène de Jack, étant le produit de l’air plus que du feu, ne donne pas à sa philanthropie le caractère inflammatoire qui distingue la bienveillance des inquisiteurs et des révolutionnaires. Aussi sa philanthropie prend une forme plus venteuse et plus innocente ; elle dépense ses forces à faire monter des ballons de papier, desquels Jack se précipite avec ceux de ses semblables qu’il a pu entraîner à voguer en sa compagnie. Sans doute, la philanthropie de l’oncle Jack est sincère lorsqu’il coupe les cordes et s’enlève à perte de vue ; mais cette sincérité ne guérit pas les meurtrissures que se font ses semblables et lui, en tombant la tête la première. Il faut qu’il soit bien vaste, le cœur qui peut loger toute l’espèce humaine, et fait de fibres bien fortes pour résister à un poids pareil. Il y a de ces cœurs, Dieu merci ! à eux toutes nos louanges ! Mais Jack n’est pas de cette qualité. Jack est un triangle scalène. Jack n’est pas un cercle. Et pourtant, s’il voulait seulement le laisser en repos, c’est un bon cœur que le sien… un très-bon cœur, continua mon père s’abandonnant à une tendresse vraiment enfantine, toutes choses considérées. Pauvre Jack ! comme il a bien dit ces mots : que s’il était un chien, et qu’il n’eût d’autre demeure qu’un chenil, il en sortirait pour me donner le meilleur de la paille ! Pauvre frère Jack ! »

Ainsi tomba la discussion. Et cependant, l’oncle Jack, comme le gentleman à courte face du spectateur, se distinguait par un profond silence.


CHAPITRE III.

Blanche est parvenue à partager, sinon mes passe-temps les plus actifs, lorsque je parcours le pays et me lie avec les fermiers, du moins mes occupations plus tranquilles et plus domestiques. Il y a en elle un charme muet qu’il est bien difficile de définir, mais qui semble venir d’une sorte de sympathie innée pour le caractère et l’humeur de ceux qu’elle aime. Si l’on est gai, son rire a des accents joyeux qui semblent ceux de la gaieté elle-même ; si l’on est triste, si l’on se glisse dans un coin pour se cacher la figure dans les mains et rêver, bientôt, et juste au bon moment, alors qu’on a rêvé tout son soûl et que le cœur a besoin de quelque chose qui le soulage et le réconforte, on sent deux bras innocents autour de son cou, on lève la tête, on regarde, et on voit les doux yeux de Blanche remplis d’une tendresse pensive et compatissante. Elle a le tact de ne pas faire de questions ; c’est assez pour elle de s’affliger de votre affliction, elle n’en demande pas davantage. C’est une étrange enfant ! intrépide et pourtant aimant les choses qui font peur aux enfants : ces contes de fées, d’esprits et de revenants, que dame Primmins tire frais et nouveaux de sa mémoire, comme un prestidigitateur tire des omelettes brûlantes du fond d’un vieux chapeau. Mais Blanche est si sûre de son innocence, que ses contes ne troublent jamais ses rêves dans sa petite chambre solitaire, pleine de coins et de recoins obscurs, malgré les gémissements du vent autour des ruines désolées, malgré le bruit rauque des fenêtres secouées dans leurs embrasures profondes comme des cachots. Elle ne craindrait pas de traverser dans les ténèbres l’affreux donjon, ni de passer par le cimetière lorsque,

À la pâle lueur d’une lune néfaste,

les pierres sépulcrales ressemblent à des spectres, et que les ombres des ifs se projettent immobiles sur le gazon. Quand le front du capitaine Roland est le plus sombre, quand ses lèvres contractées lui donnent un air de si austère tristesse, soyez sûr que Blanche est couchée à ses pieds, attendant le moment où un profond soupir relâchera ses muscles ; elle est certaine alors de le faire sourire en grimpant sur son genou. Il est charmant de la voir monter les escaliers ébranlés des tourelles, ou debout et silencieuse dans les embrasures en ruine et privées de leurs fenêtres ; alors vous vous demandez quelles pensées de vague terreur et de plaisir solennel peuvent travailler sous ce calme petit front.

Elle comprend aussitôt tout ce qu’on lui enseigne ; elle sait déjà à fond ce que ma mère a pu lui apprendre. Mon père a dû fouiller dans sa bibliothèque pour trouver des livres capables d’entretenir (ou d’éteindre) ce désir de savoir ; et il a promis à Blanche de lui donner des leçons de français et d’italien, dans un temps caché dans les ténèbres du vague, bientôt. Cette promesse a excité tant de reconnaissance, qu’on pourrait croire que Blanche prend Télémaque et les Novelle morale pour des poupées et des joujoux. Dieu lui fasse traverser le français et l’italien avec plus de succès que n’en ont eu les leçons de grec de M. Caxton à Pisistrate !

Blanche a l’oreille musicale, et ma mère, qui n’est pas mauvais juge, déclare qu’elle a d’excellentes dispositions. Heureusement il s’est fixé, dans une ville éloignée de dix milles environ, un vieil Italien qu’on dit habile professeur de musique, et qui fait deux fois par semaine le tour des familles aisées du voisinage.

J’ai appris à Blanche le dessin ; c’est un art où je ne suis pas sans talent, et elle a déjà fait d’après nature une esquisse qui, perspective à part, n’est pas trop mal. Elle a même eu la pensée d’idéaliser d’après ses propres instincts (ce qui promet de l’originalité) ; elle a donné au vieux orme, qui se penche sur le ruisseau, la branche qui lui manque pour plonger dans l’eau ; elle a su adoucir aussi les lignes trop dures. Ma seule crainte, c’est que Blanche ne devienne trop pensive et rêveuse. Pauvre enfant elle n’a personne avec qui jouer ! Aussi j’ai cherché et trouvé pour elle un chien frétillant et jeune, qui abhorre les occupations sédentaires. C’est un petit épagneul, noir comme du charbon, avec des oreilles qui traînent jusqu’à terre. Je lui ai donné le nom de Juba, en l’honneur du Caton d’Addison, et en considération de ses boucles noires et de sa couleur mauritanienne. Blanche n’a déjà plus l’air si aérien et si féerique, lorsqu’elle se glisse à travers les ruines en compagnie de Juba qui aboie et effarouche les oiseaux nichés dans le lierre.

Un jour que j’avais arpenté la grande salle déserte, l’aspect des armures et des portraits, témoins muets de la vie active et aventureuse des vieux hôtes de la tour, qui semblaient me reprocher mon inactive obscurité, m’avait fait enfourcher un de ces Pégases sur lesquels la jeunesse s’élève jusqu’aux nues pour délivrer des vierges enchaînées à des rochers et égorger des Gorgones ou autres monstres, lorsque Juba entra en bondissant, suivi de Blanche son chapeau de paille à la main.

Blanche. — Je pensais vous trouver ici, Sisty ; puis-je rester ?

Pisistrate. — Pourquoi, chère enfant ? le jour est si beau, qu’au lieu de le perdre enfermée, vous devriez courir les champs avec Juba.

Juba. — Bow-wow !

Blanche. — Viendrez-vous avec nous ? Si Sisty reste à la maison, Blanche ne se soucie pas des papillons.

Pisistrate, voyant que le fil de ses rêves est rompu, consent d’un air de résignation. Mais, au moment d’atteindre la porte, Blanche s’arrête et regarde comme si quelque chose la préoccupait.

Pisistrate. — Qu’est-ce qui vous prend à présent, Blanche ? pourquoi faites-vous des nœuds à ce ruban, et écrivez-vous avec la pointe de ce petit pied si actif d’invisibles caractères sur le plancher ?

Blanche (mystérieusement). — J’ai découvert une nouvelle chambre, Sisty. Croyez-vous que nous puissions y jeter un coup d’œil ?

Pisistrate. — Certainement, à moins que quelque Barbe-Bleue de votre connaissance ne vous l’ait interdit. Où est-elle ?

Blanche. — En haut de l’escalier, à gauche.

Pisistrate. — Cette vieille petite porte où l’on descend par deux marches, et qui est toujours fermée ?

Blanche. — Oui, elle n’est pas fermée aujourd’hui. La porte était entr’ouverte, et j’ai regardé par la fente ; mais je n’ai pas voulu entrer avant de vous avoir demandé si ce ne serait pas mal.

Pisistrate. — Vous avez bien fait, ma discrète petite cousine. Je ne doute pas que ce ne soit une trappe à revenants ; pourtant je crois que nous pouvons nous y aventurer ensemble sous la protection de Juba.

Pisistrate, Blanche et Juba, gravissent l’escalier et prennent à gauche un sombre corridor qui s’éloigne des chambres habitées.

Nous atteignons la porte en ogive, faite de planches de chêne grossièrement clouées ensemble ; nous la poussons et nous voyons un petit escalier à vis qui descend à l’étage inférieur ; nous sommes juste au-dessus de la chambre du capitaine Roland.

La pièce a une odeur d’humidité ; on l’a probablement laissée ouverte pour l’aérer, car le vent entre par la fenêtre et une bûche se consume dans cheminée. Il y règne cet air attrayant et fascinateur qui est particulier aux décharges, et qui captive si bien l’intérêt et l’imagination des jeunes gens. Que de trésors pour eux sont cachés souvent dans ces fouillis bizarres que les générations aînées ont mis au rebut ! Tous les enfants sont antiquaires par nature et chasseurs de reliques. Pourtant il y a, dans l’ordre et la précision avec lesquels sont arrangés les objets de cette chambre, quelque chose qui contredit l’idée de rebuts ; on n’y voit pas cette rouille et cette poussière qui donnent un intérêt si lugubre aux choses qu’on abandonne à leur décadence.

Dans un coin sont empilées des boîtes et des malles de soldat ; elles paraissent de provenance étrangère et portent sur les côtés les initiales R. D. C. en clous de cuivre. Nous nous en détournons avec un respect involontaire, et nous rappelons Juba, qui s’est insinué derrière elles à la poursuite de quelque souris imaginaire. Dans l’autre coin se trouve une sorte de berceau d’enfant, évidemment pas un berceau anglais ; il est en bois, sans doute en bois de rose d’Espagne, garni d’une balustrade de colonnes torses. J’aurais à peine reconnu là un berceau, sans le couvre-pied qui semble avoir été fait par des fées, et les petits oreillers proclamant l’usage de ce meuble.

Contre le mur, au-dessus du berceau, étaient arrangés divers petits articles qui avaient peut-être fait autrefois le bonheur d’un cœur d’enfant : des joujoux brisés, dont la peinture avait disparu par suite du frottement ; un sabre et une trompette en fer-blanc, et quelques livres déchirés, espagnols pour la plupart. À en juger par leur format et leur apparence, c’étaient sans doute des livres d’enfant. Près de là, sur le plancher, il y avait un tableau tourné vers la muraille. Juba avait poursuivi jusque derrière cette toile la souris que son imagination s’obstinait à lui présenter, et, au moment où il se retirait brusquement, elle tomba dans mes mains, étendues à temps pour la recevoir. Je tournai la peinture vers le jour, et je fus surpris de voir que ce n’était qu’un vieux portrait de famille, celui d’un gentilhomme qui devait avoir été contemporain d’Élisabeth, car il avait la veste à fleurs et la roide fraise de ce règne. C’était une noble et mâle figure. Dans un angle se trouvait un écusson à demi effacé, au-dessous duquel était cette inscription :

HERBERT DE CAXTON, EQ : AUR : ÆTAT. XXXV.

Au revers de la toile, je remarquai, en replaçant le tableau contre le mur, une étiquette de la main de Roland, mais d’une écriture plus jeune et plus courante que celle qu’il avait alors. Voici ce que j’y lus : « Le meilleur et le plus brave de notre race. Il chargea l’ennemi aux côtés de Sydney, à la bataille de Zutphen ; il combattit sur le vaisseau de Drake contre la flotte espagnole. Si jamais j’ai un… » Le reste de l’étiquette paraissait avoir été arraché.

Je me détournai honteux et plein de remords d’avoir à ce point satisfait ma curiosité, s’il faut appeler d’un nom aussi sévère l’intérêt puissant qui m’avait absorbé ! Je cherchai Blanche des yeux ; elle s’était retirée près de la porte, et là, elle pleurait les mains sur les yeux. Lorsque je me glissai vers elle, mes regards rencontrèrent un livre placé sur une chaise, près de la fenêtre et à côté de ces reliques d’une enfance jadis pure et sereine. Aux antiques fermoirs d’argent, je reconnus la bible de Roland. Il me sembla alors que je m’étais rendu coupable de profanation en pénétrant si légèrement dans cette retraite. J’emmenai Blanche ; nous redescendîmes sans bruit l’escalier, et ce ne fut qu’après être arrivés à notre endroit favori, au milieu d’un amas de ruines, sur le monticule où se rendait la justice féodale, que je cherchai à essuyer ses larmes par un baiser, et à lui en demander la cause.

« Mon pauvre frère ! dit Blanche en sanglotant. Cela n’a pu être qu’à lui, et nous ne le reverrons plus jamais, jamais !… Et la bible de mon pauvre papa, qu’il lit quand il est bien, bien triste !… Je n’ai pas assez pleuré lorsque mon frère est mort… À présent, je sais mieux ce que c’est que la mort… Pauvre papa, pauvre papa ! N’allez pas mourir aussi, Sisty ! »

Il ne fut plus question de courir après les papillons, ce matin-là, et il me fallut longtemps pour consoler Blanche. Durant plusieurs jours, elle porta les traces de son abattement dans ses deux yeux ; et souvent elle me demanda en soupirant : « Ne croyez-vous pas que j’ai bien mal fait de vous conduire là-haut ? » Pauvre petite Blanche ! vraie fille d’Ève, elle ne voulait pas me laisser ma part de la faute ; elle prétendait l’assumer tout entière, conformément à la justice primitive d’Adam : « La femme m’a tenté, et j’ai mangé. »

Et depuis ce jour, Blanche paraît aimer Roland plus que jamais ; elle m’abandonne comparativement pour se nicher près de lui, jusqu’à ce qu’il lève les yeux et lui dise : « Mon enfant, vous êtes pâle ; allez courir après les papillons. » Et c’est à lui, non plus à moi, qu’elle dit : « Venez aussi ! » l’entraînant au soleil d’une main qui ne veut pas lâcher prise.

De toute la race de Roland, cet Herbert de Caxton fut le meilleur et le plus brave. Pourtant mon oncle ne m’avait jamais nommé cet ancêtre ; il n’avait jamais comparé aucun de ses aïeux à ce douteux et mythique sir William. Je me rappelai alors qu’en parcourant la généalogie, j’avais été frappé de ce nom d’Herbert, le seul Herbert de toute la liste, et que j’avais demandé : « Que sait-on de lui, oncle ? » Mais Roland avait marmotté quelques mots inintelligibles, et s’était éloigné. Je me rappelai aussi avoir vu, sur le mur de la chambre de Roland, la trace laissée par un tableau de la même dimension. Il avait été ôté de là avant ma première visite ; mais il fallait qu’il y fût resté des années pour avoir laissé cette trace. Bolt peut-être l’avait suspendu là durant la longue absence de Roland sur le continent. Si jamais j’ai un… Quels étaient les mots qui manquaient ? Hélas ne se rapportaient-ils pas au fils perdu pour toujours, mais évidemment non encore oublié ?


CHAPITRE IV.

Mon oncle était assis d’un côté de la cheminée, ma mère de l’autre, et moi à une petite table entre eux, prêt à prendre note des résultats de leur conférence ; car ils s’étaient réunis en grand conseil pour taxer leurs fortunes, déterminer ce qu’on mettrait en commun pour la liste civile, et ce qu’on mettrait de côté comme fonds perdu.

Or, ma mère, en vraie femme qu’elle était, avait un amour de femme pour une sorte d’ostentation, tranquille comme elle-même ; elle aimait à faire bonne figure aux yeux du voisinage. Elle voulait non-seulement qu’une pièce de six pence allât aussi loin que six pence doivent aller, mais encore que, dans sa course, elle émît une splendeur la fois douce et imposante ; non pas une flamme extravagante, un éclat qui étonne comme celui d’une aurore boréale (cela n’est pas dans le rôle modeste et placide d’une pièce de six pence), mais un rayon d’aimable et bienfaisante lumière qui annonçât qu’on avait dépensé six pence, et qui laissât le temps de dire : Regardez, avant que

L’abîme ténébreux n’eût englouti le tout.

Ainsi que j’ai déjà eu occasion de le dire au lecteur, nous avions toujours occupé un rang très-respectable parmi les voisins de notre maison rouge ; nous avions été aussi sociables que le permettaient les habitudes de mon père ; nous avions donné nos petits thés, et de temps à autre un dîner ; enfin, sans chercher à rivaliser avec des amis plus riches, nous avions toujours eu une propreté si exquise et une si bonne table, et ma mère avait si bien su tirer tout le parti possible des propriétés intrinsèques d’une pièce de six pence, qu’il n’était pas de vieille fille, à sept milles à la ronde, qui ne déclarât nos thés parfaits ; et la grande Mme Rollick, qui donnait quarante guinées par an à une femme de charge, cordon bleu renommé, ne manquait jamais, quand nous dînions à Rollick-Hall, d’interpeller hautement ma mère (que cela faisait rougir Jusqu’aux oreilles), pour la prier d’excuser sa gelée de fraises. Il est vrai que si, en revenant à la maison, ma mère faisait allusion à ce compliment flatteur et délicat, mon père, soit qu’il voulût ramener la vanité de Kitty à une humilité convenable et chrétienne, soit que cette étrange sagacité qui le distinguait lui eût fait deviner la vérité, faisait remarquer, d’un ton qui révélait la présomption du cœur humain, que Mme Rollick avait le caractère difficile et grondeur, et que ce compliment n’était pas destiné à faire plaisir à ma mère, mais à dépiter la femme de charge cordon bleu, à qui le sommelier le rapporterait sûrement.

En se fixant à la tour et se mettant à la tête de la maison, ma mère désirait naturellement, toute pauvre, invalide et ébranlée que fût la tour, qu’elle fît cependant sa meilleure mine. Quoique les environs fussent bien clair-semés de voisins, plusieurs cartes avaient été déposées à notre porte ; diverses invitations, que mon oncle avait jusqu’alors refusées, avaient salué son retour au manoir de ses ancêtres ; elles étaient même devenues plus nombreuses depuis que la nouvelle de notre arrivée s’était répandue : de sorte que ma mère voyait devant elle une très-bonne occasion d’exercer ses qualités hospitalières ; son ambition était que la tour portât la tête haute, ainsi qu’il convient à une tour qui loge le chef de la famille.

Mais il ne faut pas que je te fasse injure, ô chère mère ! assise là si belle en face du sévère capitaine, avec ton tablier aussi blanc, tes cheveux aussi coquettement lissés, et ton bonnet du matin à rubans bleus, aussi soigneusement arrangé que si tu redoutais de perdre le cœur de ton Austin à la moindre négligence de ta part ; il ne faut pas que je te fasse injure en attribuant à des motifs purement frivoles tes rêves des douceurs de la vie. Je sais que ton cœur, dans sa tendresse prévoyante, est tout aussi intéressé que ta vanité pourra jamais l’être aux pensées hospitalières qui t’occupent. D’abord, et avant tout, c’est le désir de ton âme que ton Austin s’aperçoive le moins possible du changement survenu dans sa fortune ; aussi faut-il autant que possible conserver à son humeur absorbée et savante ces interruptions qui l’irritaient, il est vrai, et provoquaient ses bah ! et ses papæ ! mais qui pourtant lui faisaient toujours du bien et rafraîchissaient le cours de ses pensées. Ensuite tu as la ferme conviction que la société de quelques bons amis et le noble plaisir de montrer ses ruines et de faire les honneurs de la grand’salle de ses ancêtres, arracheront Roland à ces sombres rêveries où il retombe encore parfois. Enfin, pour ce qui est de nous autres jeunes gens, Blanche ne doit-elle pas trouver des compagnes parmi les enfants de son âge et de son sexe ? Déjà il y a dans ses grands yeux noirs quelque chose de mélancolique et de mystérieux, comme dans les yeux de tous les enfants qui ne vivent qu’avec leurs aînés. Et quant à Pisistrate, avec ses projets renversés et le triste souvenir qui lui ronge le cœur (il cherche à se le cacher à lui-même, mais une mère et une mère qui a aimé le voit du premier coup d’œil), que peut-il y avoir de mieux pour lui que ces relations que la femme sait si bien nouer avec le monde qui nous entoure, si petit qu’il soit ?… De sorte que tu n’allais pas, comme le terrible Florentin,

Sopra lor vanita che par persona,

sur des ombres légères qui semblaient la substance d’êtres réels ; c’étaient plutôt les êtres réels qui semblaient des ombres, vanita.

Quelle digression ! Ne pourrai-je jamais raconter mon histoire simplement et sans détours ? Assurément je suis né sous le signe du Cancer, car tous mes mouvements sont détournés, obliques, pareils à ceux du crabe.


CHAPITRE V.

Je pense, Roland, dit ma mère, que la maison est constituée : Bolt, qui vaut trois serviteurs au moins ; Primmins, cuisinière et femme de charge ; Molly, fille active et pleine de bonne volonté, quoique j’aie eu quelque peine à lui persuader, pauvre créature ! qu’elle ne devait pas se faire appeler Anna-Maria. Leurs gages sont peu de chose, mon cher Roland.

— Hem ! fit Roland ; puisque nous ne pouvons nous tirer d’affaire avec moins de domestiques et moins de gages, je suppose qu’il faut appeler cela peu de chose…

— En effet, reprit ma mère d’un ton positif et plein de douceur. Et vraiment, avec le gibier et le poisson, avec le jardin et la basse-cour et vos moutons, la dépense de notre table est voisine de rien.

— Hem ! fit de nouveau le frugal Roland en contractant légèrement ses épais sourcils. Cela peut être voisin de rien, madame… ma sœur, tout comme un étal de boucher peut être voisin de Northumberland-House. Mais il y a une grande distance entre rien et ce voisin que vous lui donnez. »

Ce discours ressemblait si bien à certain discours de mon père, c’était une si naïve imitation de cette figure de rhétorique employée si souvent par ce subtil raisonneur, et qu’on appelle antanaclase (répétition des mêmes mots avec un sens différent), que je me mis à rire, et que ma mère sourit. Mais elle sourit révérencieusement et sans songer à l’antanaclase. Puis, posant la main sur le bras de Roland, elle répliqua par une figure de discours encore plus formidable, appelée épiphonème (exclamation) : « Pourtant, avec toute votre économie, vous vouliez nous…

— Bah ! s’écria mon oncle, qui para l’épiphonème avec une magistrale aposiopèse (interruption) ; bah ! si vous aviez fait selon mon désir, j’aurais eu plus de plaisir pour mon argent. »

L’arsenal de la rhétorique de ma pauvre mère ne lui fournit aucune arme à opposer à cette artificieuse aposiopèse ; aussi renonça-t-elle tout à fait à la rhétorique. Elle continua avec cette éloquence sans ornement qui lui était naturelle, ainsi qu’à d’autres grands réformateurs financiers :

« Je vous assure, Roland, que je suis une bonne ménagère, et que… ne grondez pas ; mais vous ne grondez jamais ; je voulais dire : n’ayez pas l’air de gronder. Le fait est que, même en mettant de côté cent livres par an pour nos petites parties…

— Petites parties ! cent livres par an ! » s’écria le capitaine effaré.

Ma mère continua sans remords :

« Nous pouvons bien nous permettre cette dépense ; et, sans compter votre demi-solde, que vous devez garder pour votre argent de poche, pour votre garde-robe et celle de Blanche, je calcule que nous pouvons donner cent cinquante livres par an à Pisistrate, ce qui, avec la bourse qu’il obtiendra, suffira aux frais de Son entretien à Cambridge. »

Comme je vis que la bourse était encore parmi les plaisirs de l’espérance, je hochai la tête d’un air de doute. Ma mère continua sans faire attention à moi :

« Nous pourrons encore mettre quelque chose de côté. »

La figure du capitaine prit une expression burlesque de compassion et d’horreur ; il croyait évidemment que les malheurs de ma mère lui avaient fait tourner la tête. Son tourmenteur continua avec un hochement tout à fait calculateur et un mouvement de l’index de la main droite vers les cinq doigts de la main gauche :

« Car 370 livres, intérêt de la fortune d’Austin, et 50 que nous pouvons compter pour la rente de notre maison, font 420 livres par an. Ajoutez-y vos 330 livres, revenu de la ferme, de la bergerie et des chaumières que vous louez, nous aurons un total de 750 livres. Or, avec tout ce que nous avons gratis pour le ménage, comme je l’ai déjà dit, 500 livres par an nous suffiront parfaitement pour faire même bonne figure. De sorte que, tout en donnant 150 livres à Sisty, nous aurons encore 100 livres à mettre de côté pour Blanche.

— Arrêtez, arrêtez, arrêtez ! s’écria le capitaine en proie à une grande agitation ; qui vous a dit que j’avais 330 livres de revenu ?

— Mais c’est Bolt… Ne vous fâchez pas contre lui.

— Bolt est un imbécile. De 330 livres ôtez 200 livres ; ce qui reste est tout mon revenu, en dehors de ma demi-solde. »

Ma mère ouvrit de grands yeux et moi aussi.

« À ces 130 livres ajoutez, si vous voulez, 130 livres des vôtres. Tout ce que vous aurez de plus, ma chère Sœur, est à vous, à Austin et à votre fils ; mais il ne faut pas en prendre un schelling pour donner du luxe à un pauvre vieux soldat ébréché. Me comprenez-vous ?

— Non, Roland, dit ma mère, je ne vous comprends pas du tout. Votre propriété ne rapporte-t-elle pas 330 livres ?

— Oui, mais elle est grevée d’une dette de 200 livres par an, dit le capitaine avec une sombre répugnance.

— Oh ! Roland ! » s’écria tendrement ma mère en s’approchant si près de lui que, si mon père avait été dans la chambre, je suis sûr qu’elle n’eût pas hésité à embrasser le sévère capitaine, quoique je ne l’eusse jamais vu si sombre et si rébarbatif. « Oh ! Roland ! s’écria ma mère, achevant enfin ce fameux épiphonème que l’aposiopèse de mon oncle avait étouffé dans son germe ; et pourtant vous vouliez que nous, qui sommes deux fois aussi riches, nous vous dépouillassions de ce petit tout !

— Ah ! fit Roland en essayant de sourire ; mais j’aurais été le maître alors, et je vous aurais laissés cruellement mourir de faim. Qu’il ne soit donc plus question de petites parties et autres choses semblables. Il ne faut pas non plus à présent retourner le jeu contre moi, ni apporter vos 420 livres pour embellir les 130 qui me restent.

— Mais, dit ma mère généreusement, vous oubliez ce que vous fournissez et qui vaut de l’argent, tout ce que vos terres produisent, tout ce que cela nous fait économiser. Je suis sûre que tout cela vaut 300 livres au moins.

— Madame… ma sœur, je suis sûr que vous ne voulez pas me blesser. Tout ce que j’ai à dire, c’est que, si vous ajoutez à ce que j’apporte une somme égale, pour empêcher de crouler ma pauvre vieille ruine, voilà tout ce que je puis permettre ; le reste n’est pas de trop pour la dépense de Pisistrate. »

À ces mots, le capitaine se leva, salua, et, avant que l’un de nous eût pu l’arrêter, sortit clopin-clopant de la chambre.

« Mon Dieu ! Sisty, dit ma mère en se tordant les mains, je l’ai certainement chagriné. Comment pouvais-je supposer qu’il y avait une si grosse hypothèque sur sa propriété ?

— N’a-t-il pas payé les dettes de son fils ? N’est-ce pas la raison pour laquelle…

— Oh ! interrompit ma mère presque en pleurs, voilà ce qui troublait Roland ; et moi, ne l’avoir pas deviné ! Que faire ?

— Recommencer vos calculs, chère mère, et le laisser agir à sa guise.

— Mais alors votre oncle va périr d’ennui, et votre père n’aura aucune distraction, quand vous voyez qu’il a perdu son ancien intérêt pour ses livres ! Et Blanche ! et vous aussi ! Si nous ne fournissons que la somme apportée par Roland, je ne vois pas comment, avec 260 livres par an, nous pourrons jamais recevoir nos voisins ! Je voudrais savoir ce que dit Austin ! J’ai presque eu idée… non, je vais examiner avec Primmins le livre de comptes. »

Ma mère s’en alla toute triste, et je restai seul.

Je contemplai alors la noble grand’salle, majestueuse encore dans sa décadence et son abandon. Et les rêves dont j’avais commencé à nourrir mon cœur passèrent sur moi et m’entraînèrent loin, bien loin, dans la terre d’or où l’espérance appelle la jeunesse. Rétablir la fortune de mon père ; ressouder les anneaux de cette ambition brisée qui avait uni son génie avec le monde ; rebâtir ces murailles tombées ; cultiver ces landes stériles ; rendre son éclat à l’ancien nom ; réjouir la vieillesse du soldat ; être pour les deux frères ce que Roland avait perdu : un fils ! tels étaient mes rêves ; et en me réveillant je trouvai qu’ils avaient laissé en moi un grand dessein, un but fixe ! Rêve donc, ô jeunesse, rêve des projets nobles et courageux, et tes rêves seront des prophètes !


CHAPITRE VI.

Lettre de Pisistrate Caxton à Albert Trévanion, esq.,
membre du Parlement.
Confession d’un jeune homme qui se trouve de trop dans le vieux monde.

Mon cher monsieur Trévanion, — Je vous remercie cordialement, et nous vous remercions tous, de votre réponse à la lettre par laquelle je vous informais des traîtres pièges à travers lesquels nous avons passé, non sans quelques accrocs à notre peau, mais en conservant du moins la vie et les membres ; et c’est plus que nous ne pouvions raisonnablement espérer, si l’on considère que ces pièges étaient au nombre de trois et armés de dents pointues. Nous nous sommes retirés dans le désert, en sages renards, et je ne crois pas qu’on puisse trouver encore une amorce capable de séduire le père renard. Quant au renard fils, c’est différent ; et je vais vous prouver qu’il brûle de réparer la honte de la famille… Ah ! mon cher monsieur Trévanion, si vous êtes absorbé par vos livres bleus, au moment où vous recevrez cette lettre, arrêtez-vous ici, et mettez-la de côté pour un de vos rares instants de loisir. Je veux vous ouvrir mon cœur et vous demander, à vous qui connaissez si bien le monde, de m’aider à m’échapper de ces flammantia moenia dont je trouve le monde entouré et cerné de toutes parts. Car, voyez-vous, monsieur, vous aviez raison, vous et mon père, de prétendre que la vie des livres n’est pas mon affaire. Et pourtant, qu’est-ce que la vie des livres n’est pas pour un jeune homme qui veut faire son chemin par les sentiers ordinaires et conventionnels de la fortune ? Toutes les professions sont tellement doublées, garnies et bourrées de livres, que, de quelque côté que mes bras robustes s’étendent pour agir, ils rencontrent des remparts d’in-octavo, crénelés d’in-quarto. D’abord cette vie de collège commençant par une bourse et finissant peut-être par une place de fellow, prime offerte au célibat, ainsi que vous le désirez, ô économiste malthusien ! examinez quelle espèce de chose cela est[1].

Trois années de livres sur livres, trois années durant lesquelles on a devant soi une grande mer morte ; et les pommes que produisent ses rivages sont toutes remplies de cendres de cicéro et de petit-romain ! Ces trois années passées, peut-être a-t-on gagné le grade de fellow ; toujours livres sur livres ! si le monde entier ne finit pas aux portes du collège… Si, au sortir de l’université, je veux me lancer dans la littérature, devenir auteur de profession ; livres sur livres ! Si j’entre dans le barreau : livres sur livres ! Ars longa, vita brevis ; cela signifie que c’est une longue affaire de se frayer un chemin jusqu’au brevet ! Si je me fais médecin, comment tuer le temps, sinon avec des livres, jusqu’à ce que, vers mes quarante ans, j’aie enfin la chance de tuer autre chose ? L’Église… j’avoue d’abord que je ne me sens pas assez de vertu pour cette carrière ; mais c’est la vie des livres par excellence soit que je parcoure, inglorieux et pauvre, toute la série des théologiens et des Pères ; soit que, ambitieux d’évêchés, je corrige les corruptions, non pas du cœur humain, mais d’un texte grec, pour arriver à l’épiscopat à travers les défilés des scoliastes et des commentateurs. Bref, excepté la noble profession des armes (qui, après tout, vous le savez, n’est pas précisément le chemin de la fortune), pouvez-vous m’indiquer un moyen d’échapper à ces éternels livres, à cette sonnerie de l’âme, à cette léthargie du corps ? Où trouver une issue pour cette ardeur de vivre qui parcourt tumultueusement mes veines ? Où cette large poitrine et ces membres robustes trouveront-ils leur prix, dans cette serre chaude qui produit des fièvres cérébrales et des indigestions d’intelligence ? Je sais ce qu’il y a en moi ; je sais que j’ai les qualités qui doivent accompagner des membres robustes et une large poitrine ; j’ai quelque bon sens, assez de promptitude et de pénétration ; j’aime l’émotion des dangers ; je suis de force à supporter la douleur, et je bénis Bien de m’avoir donné ces qualités parce, qu’elles sont bonnes et utiles dans la vie privée. Mais sur le forum public, sur le marché de la fortune, cela n’est-il pas flocci, nauci, nihili ?

En un mot, cher monsieur et ami, il n’y a plus, dans ce vieux monde si peuplé, autant de place qu’en trouvaient nos hardis aïeux pour se démener et coudoyer leurs voisins. Non ; il faut rester assis comme des écoliers sur leur banc, et achever sa tâche le dos voûté et les doigts crispés. Il y a eu un siècle de pasteurs, un siècle de chasseurs et un siècle de guerriers. Nous sommes arrivés au siècle sédentaire.

Les hommes qui restent le plus longtemps assis emportent tout devant eux ; mais ce sont de pauvres êtres chétifs et délicats, aux mains juste assez fortes pour manier la plume, aux yeux si troublés par la lampe de minuit qu’ils ne trouvent pas de joie dans ce radieux soleil (qui m’entraîne aux champs, comme la vie attire les vivants), aux organes digestifs usés et affaiblis par cette flagellation incessante du cerveau. Certainement, si ce doit être le règne de l’esprit, il est inutile de murmurer et de se révolter contre le bât qui nous blesse ; mais est-il vrai que toutes les qualités dont j’ai été doué pour agir ne soient bonnes à rien ? Si j’étais riche, heureux et content, très-bien ; je tirerais, je chasserais, j’affermerais mes terres, je voyagerais, je jouirais de la vie et je me moquerais de l’ambition. Si j’étais assez pauvre et assez humblement élevé pour devenir garde-chasse ou piqueur, comme faisaient anciennement les gentilshommes pauvres, très-bien encore ; j’épuiserais cette vitalité qui me tourmente dans des combats nocturnes avec des braconniers, ou en franchissant de larges fossés et de hautes murailles. Si j’étais assez démoralisé pour vivre sans remords de la petite fortune de mon père et m’écrier avec Claudien : La terre me donne des festins qui ne me coûtent rien, très-bien toujours ; ce serait la vie qui convient à un légume ou à un très-petit poète. Mais examinons le cas où je me trouve ; et ici j’étale devant vous un autre feuillet de mon cœur ! Dire que, étant pauvre, je veux faire fortune, c’est dire que je suis Anglais. S’attacher à quelque chose de positif, voilà le propre de notre race entreprenante. Même dans nos rêves, quand nous bâtissons des châteaux en l’air, ce ne sont pas des châteaux de l’indolence ; et vraiment ils n’ont que très-peu des caractères du château ; ils ressemblent beaucoup plus à la banque de Hoare, à l’est de Temple-Bar ! Je désire donc faire fortune. Mais je diffère de mes compatriotes, d’abord en ne désirant que ce que, vous autres riches, vous appelleriez une petite fortune ; et ensuite en ce que je ne voudrais pas passer toute ma vie à faire cette fortune. Vous voyez donc à présent quelle est ma position.

Si je suis la routine commune, il faut que je commence par ôter à mon père une bonne part d’un revenu qui supporterait mal une réduction. D’après les calculs que j’ai faits, mes parents et mon oncle ont besoin de tout leur bien ; et la soustraction annuelle de la somme qui doit entretenir Pisistrate jusqu’à ce qu’il puisse vivre de son travail, serait autant d’arraché à leur modeste aisance. Si je retourne à Cambridge, quelque économiquement que je vive, il me faudra restreindre encore plus res angusta domi ; puis, lorsque j’aurai fini à Cambridge et que je serai lancé dans le monde, sans avoir pu, comme c’est assez probable, conquérir le grade de fellow, combien d’années faudra-t-il que je travaille, ou plutôt, hélas ! que je ne travaille pas au barreau (cette carrière, après tout, paraît être celle qui me convient le mieux), avant de pouvoir à mon tour entretenir ceux qui, jusque-là, se seront dépouillés pour moi ! Et quand j’arriverai à l’âge mûr, quand la marée de la fortune commencera à monter pour moi, alors viendront pour eux la vieillesse et les infirmités ! Je voudrais, si je puis gagner de l’argent, que ceux que j’aime le plus en jouissent avant qu’il soit trop tard ; que mon père voie, sur les rayons de sa bibliothèque, un exemplaire de l’Histoire des Erreurs humaines, bien complet et relié en cuir de Russie ; que ma mère goûte les innocents plaisirs qui font son bonheur, avant que l’âge ait terni l’éclat de son joyeux sourire ; que l’oncle Roland, avant que ses cheveux soient blancs comme la neige (hélas ! la neige s’amoncelle rapidement sur sa tête), s’appuie sur mon bras lorsque nous irons décider ensemble quelle partie des ruines il faut réparer, quelle partie il faut laisser aux hiboux, et quelle région des landes désolées doit se réjouir d’une moisson d’épis dorés. Car vous connaissez la nature des terres du Cumberland, vous qui en possédez tant, et qui avez conquis sur le désert tant d’acres fertiles ; vous savez que le domaine de mon oncle qui, une seule ferme exceptée, vaut à peine un schelling l’acre, n’a besoin que d’un capital pour devenir plus lucratif que ne le fut jamais celui de ses aïeux. Vous le savez, car vous avez employé votre fortune à améliorer des terres semblables, et vous avez ainsi répandu des bienfaits auxquels vous ne songez pas dans votre bibliothèque, à Londres. Que de bouches vous nourrissez ! que de bras vous faites travailler ! J’ai calculé que les landes de mon oncle, qui entretiennent à peine aujourd’hui deux ou trois bergers, pourraient, si elles étaient transformées par des capitaux, faire vivre deux cents familles de travailleurs. Tout cela vaut qu’on en fasse l’essai. Aussi Pisistrate veut gagner de l’argent. Pas énormément ! il n’a pas besoin de millions. Quelque mille livres sterling iraient loin. Avec un modeste capital pour commencer, Roland deviendrait un vrai squire, un vrai propriétaire, au lieu d’être simplement seigneur d’un désert. Ainsi donc, cher monsieur, dites-moi comment, avec les qualités que je possède, je puis arriver à ce capital, et cela avant qu’il soit trop tard ; il ne faut pas que je rencontre la tombe avant d’avoir gagné cet argent.

Je me suis détourné avec désespoir de ce monde civilisé où nous sommes ; j’ai jeté les yeux sur un monde beaucoup plus vieux encore, et puis sur un autre qui est un géant dans son enfance. Ici l’Inde… là l’Australie ! Qu’en dites-vous, monsieur ? Vous verrez froidement ces mêmes choses qui flottent devant mes yeux à travers une brume qui me les fait paraître d’or dans le lointain ; et telle est ma confiance en votre jugement, que vous n’avez qu’à m’écrire : « Insensé, laisse là tes Eldorados et reste à la maison, assis devant ton pupitre et collé sur tes livres ; anéantis cette exubérance de vie animale qui est en toi ; deviens une machine intelligente. Tes qualités physiques te sont inutiles ; prends place parmi les esclaves de la lampe, » pour que je vous obéisse sans murmurer. Mais si j’ai raison, si j’ai en moi des qualités qui n’ont aucune valeur ici, si ma tristesse n’est que l’instinct de la nature qui me pousse à sortir de cette civilisation décrépite pour aller grandir au milieu de l’agitation de quelque société plus jeune et plus vigoureuse ; alors, donnez-moi, je vous prie, un conseil qui puisse revêtir mon idée d’un corps tangible et réel. Me suis-je fait comprendre ?

Nous recevons rarement un journal ici ; pourtant il en arrive un de temps à autre du presbytère, et, il y a quelques jours, j’ai eu le plaisir de lire un paragraphe qui parlait de votre prochaine entrée au cabinet, comme d’une chose certaine. Je vous écris avant que vous soyez ministre ; et vous voyez que je ne cherche pas votre patronage officiel. Une niche dans une administration ! oh ! pour moi ce serait le pire de tout. Cependant j’ai rudement travaillé chez vous ; mais c’était bien différent. Je vous écris avec cette franchise, et comme si vous étiez mon père, parce que je connais votre bon et noble cœur. Permettez-moi d’ajouter mes humbles mais sincères félicitations au sujet du prochain mariage de Mlle Trévanion avec quelqu’un qui est digne, sinon d’elle, du moins de son rang. Je fais cela comme doit le faire celui à qui vous avez bien voulu laisser le droit de prier pour votre bonheur et pour celui des vôtres.

Mon cher monsieur Trévanion, voilà une longue lettre, et je n’ose même pas la relire, de peur, si je la relisais, de ne pas l’envoyer. Prenez-la avec ses fautes, et jugez-la avec cette bienveillance que vous avez toujours eue pour

Votre reconnaissant et dévoué serviteur,
Pisistrate Caxton.
Lettre d’Albert Trévanion, esq., membre du Parlement,
à Pisistrate Caxton.
Bibliothèque de la chambre des Communes, mardi soir.

Mon cher Pisistrate, — X… est à la tribune. Nous en avons pour deux mortelles heures. Je me réfugie dans la bibliothèque et je vous consacre ces deux heures. Que ce que je vais vous dire ne vous enorgueillisse pas trop ; mais ce portrait de vous-même que vous m’avez fait m’a frappé vivement. C’est un véritable original. L’état de l’âme que vous décrivez si bien en maître doit être fort commun dans notre ère de civilisation ; pourtant je ne l’ai jamais vu dépeint avec tant de verve et de chaleur. Toute la journée mes pensées ont été occupées de vous. Oui, combien il doit y avoir dans ce vieux monde de jeunes gens comme vous, capables, intelligents, actifs, persévérants, et qui cependant ne peuvent réussir dans aucune de nos professions ! Que de Raleighs muets et sans gloire ! Votre lettre, jeune artiste, est un plaidoyer en faveur de la colonisation. Je comprends mieux, après l’avoir lue, la vieille colonisation grecque, qui envoyait au dehors non-seulement les pauvres, le rebut d’un État trop populeux, mais encore une grande proportion d’hommes supérieurs, des individus pleins de moelle et de sève comme vous. Elle confondait, dans ces sages cleruchiæ, une certaine partie de l’élément aristocratique avec l’élément démocratique ; elle ne lâchait pas la canaille sur un sol vierge, mais elle plantait dans les établissements étrangers tous les rudiments d’un ensemble harmonieux, analogue à celui de la mère-patrie ; non-seulement elle se débarrassait des bouches affamées, mais elle donnait une issue à cette surabondance d’intelligence et de courage, qui est réellement inutile dans l’État et produit souvent plus de mal que de bien, qui menace sans cesse nos digues artificielles, tandis qu’emportée dans un aqueduc elle peut vivifier le désert.

Pour moi, dans mon idéal de colonisation, j’aimerais que chaque exportation d’hommes eût, comme autrefois, ses guides et ses chefs. Ils ne seraient pas désignés uniquement par leur rang : on les choisirait souvent dans les classes plus humbles ; mais il faudrait pourtant qu’un certain degré d’éducation leur eût donné la promptitude, la pénétration et l’aptitude à captiver la confiance de leurs compagnons. Les Grecs comprenaient cela. Puis, à mesure que la colonie ferait des progrès, que sa ville principale s’élèverait à la dignité de capitale (de πόλις ayant besoin de politique), peut-être serait-il sage d’aller plus loin encore, non-seulement d’y transplanter un modèle plus parfait de civilisation, mais encore de la rattacher plus étroitement à la mère-patrie, et de faire écouler plus facilement de l’une dans l’autre la surabondance d’intelligence, de capacité et de civilité, en y exportant les rejetons superflus de la royauté elle-même. Je sais qu’un grand nombre de mes amis, plus libéraux que moi, rejetteraient cette idée ; mais je suis sûr que, lorsque la colonie serait arrivée à un état capable d’accepter cette importation, elle n’en prospérerait que mieux. Et quand viendrait ce jour, qui doit venir tôt ou tard pour toute colonie saine, où l’établissement se transformerait en État indépendant, peut-être aurions-nous posé les germes d’une constitution et d’une civilisation semblables aux nôtres. La monarchie et l’aristocratie s’y seraient développées sous des formes plus simples que dans les vieilles sociétés, et nous ne verrions pas ce chaos étrange où s’agite une démocratie, géant sauvage et livide, capable de faire trembler Frankenstein, non point parce que c’est un géant, mais parce que c’est un géant demi-complet[2]. Soyez bien convaincu de ceci : le nouveau monde sera l’ami ou l’ennemi de l’ancien, non pas en proportion de la parenté des races, mais en proportion de la ressemblance des mœurs et des institutions. C’est une grande vérité pour laquelle nous avons été aveugles en fondant nos colonies.

Passant de ces théories plus lointaines au cas qui est actuellement devant nous, vous voyez déjà, par ce que j’ai dit, que je sympathise avec vos aspirations, que je les examine conformément à votre désir. Après avoir bien considéré votre caractère et le but que vous poursuivez, je vous donne mon avis en un mot : émigrez !

Mon avis, toutefois, est fondé sur cette hypothèse, que vous êtes parfaitement sincère, que vous vous contenterez d’une vie austère, et d’une fortune modeste à la fin de votre tentative. Ne songez pas à émigrer si vous voulez amasser un million de livres sterling, ou la dixième partie de ce million. Ne songez pas à émigrer, si vous ne pouvez jouir des fatigues de ce genre de vie ; car, vraiment, les supporter ne suffit pas.

L’Australie est le pays qu’il vous faut, comme vous semblez le croire. L’Australie est la terre qu’il faut à deux classes d’émigrants : 1o  à l’homme qui n’a rien que son intelligence et qui en a beaucoup ; 2o  à l’homme qui a un petit capital et qui ne craint pas de passer dix ans à le tripler. J’admets que vous appartenez à cette dernière classe. Prenez avec vous trois mille livres, et, avant que vous ayez trente ans, vous pourrez revenir avec dix ou douze mille livres. Si cela vous satisfait, pensez sérieusement à l’Australie. Je vous enverrai demain par la voiture les meilleurs livres et rapports sur ce sujet ; et je vous procurerai tous les détails que je pourrai trouver au ministère des colonies. Lorsque vous aurez lu tout cela et que vous y aurez réfléchi de sang-froid, passez encore quelques mois dans les bergeries du Cumberland ; apprenez tout ce que vous pourrez de tous les bergers que vous rencontrerez, depuis Thyrsis jusqu’à Ménalque. Faites plus encore : préparez-vous de toutes manières à la vie du bocage australien, où la théorie de la division du travail n’est pas encore arrivée ; apprenez à mettre la main à tout. Soyez un peu forgeron, un peu charpentier, faites le plus possible avec le plus petit nombre d’outils ; devenez excellent tireur ; domptez tous les chevaux et poneys sauvages que vous pourrez emprunter. Lors même que vous n’auriez besoin d’aucune de toutes ces choses dans votre établissement, avoir appris à les faire vous rendra propre à beaucoup d’autres que nous ne prévoyons pas à présent. Dégentilhommisez-vous du sommet de la tête à la plante des pieds, et n’en devenez que plus grand aristocrate ; car il est plus qu’un aristocrate, il est roi, celui qui se suffit en tout, celui qui est son propre maître parce qu’il n’a pas besoin de valetaille. Je crois que Sénèque a exprimé cette pensée avant moi, et je vous citerais le passage ; mais je crains que ce livre ne se trouve pas dans la bibliothèque de la chambre des Communes. Arrivons maintenant… (On applaudit, par Jupiter ! je suppose que X… a fini de parler. En effet ; c’est C… qui a pris sa place. Ces applaudissements ont suivi un bon mot contre moi ! Que je voudrais avoir votre âge et aller en Australie avec vous !) Mais reprenons ma période interrompue. Arrivons au point important : le capital. Il vous en faut un, à moins que vous ne partiez comme berger, et alors adieu les dix mille livres dans dix ans ! Vous voyez donc tout d’abord que vous êtes toujours forcé de faire appel à votre père. Mais, direz-vous, avec cette différence que vous empruntez le capital avec toute chance de le rembourser, au lieu de dissiper le revenu d’année en année, jusqu’à ce que vous ayez au moins trente-huit ou quarante ans. Cependant, Pisistrate, ce n’est pas en un jour que vous atteindrez votre but, et il ne faut pas que mon vieux cher ami perde à la fois son fils et son argent. Vous dites que vous m’écrivez comme à votre père. Vous savez combien je hais les protestations ; et, si vous ne pensez pas ce que vous dites, vous m’avez mortellement offensé ! Je prends donc les droits d’un père, et je vous parle franchement.

M. Bolding, un ami à moi, un ecclésiastique, a un fils, une tête chaude, qui risque de tomber dans toute sorte d’embarras en Angleterre, mais qui néanmoins a beaucoup de bon. Il est franc et hardi ; il ne manque pas de talent, mais plutôt de prudence ; il cède facilement à la tentation et se laisse entraîner à des extravagances. Il ferait un excellent colon (ces tentations n’existent pas dans le Bocage), si on pouvait l’attacher à un homme comme vous. Or, voici ce que je propose, si vous le permettez ; son père lui avance quinze cents livres, qui toutefois ne seront pas remises dans ses mains, mais dans les vôtres, en qualité de principal associé. Vous, de votre côté, vous avancerez la même somme de quinze cents livres, que vous m’empruntez pour trois ans, sans intérêts. Au bout de ce temps l’intérêt commencera, et à votre retour il me sera remboursé avec le capital, à moi ou à mes exécuteurs testamentaires. Quand vous aurez passé un ou deux ans dans le Bocage, étudié votre chemin et appris votre métier, vous pourrez, en toute sûreté, emprunter quinze cents livres de plus à votre père ; et, cependant, vous et votre associé vous aurez eu pour commencer une somme ronde de trois mille livres. Vous voyez donc que je ne vous fais pas un cadeau ; et je ne cours aucun risque, même dans le cas de votre mort. Si vous mourez insolvable, je promets de m’en prendre à votre père, le pauvre homme !… Car ce qui lui restera alors de sa fortune lui causera peu de joie et peu de souci. Voilà ! j’ai tout dit ; et je ne vous pardonnerai jamais, si vous rejetez un secours qui vous sera si utile et qui me coûtera si peu.

J’accepte vos félicitations au sujet des fiançailles de Fanny avec lord Castleton. Quand vous reviendrez d’Australie, vous serez encore un jeune homme, tandis qu’elle, quoique vous soyez à peu près du même âge, sera déjà une femme mûre, avec la tête remplie de pompes et de vanités. Les jeunes filles n’ont qu’une courte période de jeunesse, qui est la même pour toutes ; mais une fois mariée, chaque femme devient la femme de sa classe. Quant à moi et au ministère pour lequel le bruit public me désigne, vous savez ce que je vous ai dit lorsque nous nous sommes quittés, et… Mais voilà J… qui entre pour me dire qu’on attend de moi une réponse à N… qui vient de monter à la tribune, tout plein d’animosité contre moi. Ainsi, moi, l’homme du vieux monde, je me ceins les reins, et vous laisse en soupirant à la fraîche jeunesse du monde nouveau.

Ne tibi sit duros acuisse in prœlia dentes,
Votre affectionné,
Albert Trévanion.

CHAPITRE VII.

Ainsi, lecteur, tu possèdes maintenant le secret de mon cœur.

Ne t’étonne pas si moi, fils d’un homme de livres et homme de livres moi-même à certaines époques de ma vie, quoique je n’aie occupé qu’un humble grade dans cette classe vénérable, ne t’étonne pas si, dans cet état de transition entre la jeunesse et l’âge mûr, je me suis détourné des livres avec impatience. À une époque ou à une autre de leur existence, la plupart des amis de l’étude ont entendu l’appel impérieux de ce principe turbulent qui est en nous, et qui demande à tous les fils d’Adam de contribuer pour leur part à l’immense trésor des actes de l’humanité. Quoique les grands savants ne soient pas nécessairement ni habituellement des hommes d’action, cependant les hommes d’action que l’histoire nous propose ont rarement manqué d’un certain degré d’éducation littéraire : car les idées que les livres éveillent, les livres ne peuvent pas toujours les satisfaire. Bien que le royal élève d’Aristote dormît avec Homère sous son oreiller, ce n’était pas pour rêver à faire des poèmes épiques, mais à conquérir de nouvelles Ilion dans l’Orient. Maint homme, quelque peu qu’il ressemble d’ailleurs à Alexandre, peut avoir le but du conquérant, un but que l’action seule peut atteindre ; et le livre qu’il met sous son oreiller est peut-être le plus fort antidote contre l’inaction. Comme les sévères destinées qui gouverneront l’homme entrelacent leurs premiers fils délicats avec les premières impressions de l’enfant ! Ces contes frivoles par lesquels ma vieille crédule bonne amusait mon enfance (c’étaient des contes merveilleux de chevaliers errants et d’aventures) avaient laissé derrière eux des semences longtemps cachées, des semences qui auraient pu ne jamais germer, si je n’avais été transplanté de si bonne heure dans la serre brûlante de Londres. Là, même au milieu des livres et de l’étude, un esprit observateur et une ambition pétulante sortirent du vain feuillage du roman, cet inutile produit d’une jeunesse poétique. L’amour, qui est une révolution dans tous les éléments de l’individu, avait fait de moi un homme nouveau, plein d’ardeur et de vie ; il avait enterré les vieilles habitudes et les formes de convention, ces cendres qui disent où le feu a brûlé. Loin de moi, comme de tout esprit un peu viril, de vouloir exciter l’intérêt en insistant longuement sur les luttes que j’eus à soutenir contre un attachement mal placé, qu’il était de mon devoir de vaincre ! Mais, ainsi que je l’ai déjà fait entendre, tout amour pareil est un terrible agitateur :

L’herbe ne pousse plus où la fée a dansé.

Rentrer dans la vie d’écolier, suivre avec douceur et docilité cette discipline routinière, j’avais trouvé cela bien dur au milieu du cloître monotone de mon collège ! Mon amour pour mon père et ma soumission à ses désirs avaient sans doute embelli un peu ces objets désagréables ; mais, à présent que mon retour à l’université doit être accompagné de privations réelles à la maison, la pensée m’en est devenue odieuse et repoussante. Sous prétexte que je ne me sens pas encore en état de faire honneur au nom de mon père, j’ai facilement obtenu de perdre la prochaine inscription au collège et de poursuivre mes études à la maison. Cela me donne le temps de préparer mon plan et d’y amener… Mais comment amènerai-je jamais à mes projets aventureux ceux que je me propose de quitter ? Il est difficile de faire son chemin dans le monde… bien difficile ! mais le pas le plus difficile de tous est celui qui nous éloigne du seuil d’une maison aimée… Comment ? Ah ! comment, en vérité ?

« Non, Blanche, vous ne pouvez m’accompagner aujourd’hui ; je sors pour plusieurs heures. Il sera tard avant que je revienne à la maison. »

La maison !… ce mot me suffoque ! Juba s’en retourne désolé auprès de sa jeune maîtresse ; Blanche me regarde tristement du haut de notre éminence favorite, et les fleurs qu’elle a moissonnées tombent inaperçues de sa corbeille. J’entends ma mère ; elle chante à demi-voix, assise avec son ouvrage à sa fenêtre ouverte. Comment… ? ah ! comment, en vérité ?


  1. En se mariant, on perd tous les émoluments appartenant au titre de fellow, ou agrégé de l’université.
  2. Ces pages étaient sous presse avant que l’auteur eût lu l’ouvrage de M. Wakefield, dans lequel les vues exprimées ici sont développées avec beaucoup de talent et une sagacité remarquable. Et, bien que l’auteur ait le malheur de ne pas toujours être d’accord avec M. Wakefield, il n’en est pas moins satisfait de cette coïncidence d’opinions. (Note de l’auteur.)